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La monnaie distributive
Marie-Louise DUBOIN


Observant la grande relève des hommes par la machine (1) dans toutes les techniques de production, Jacques Duboin (1878-1976) comprit qu'elle bouleversait toutes les relations économiques. Il caractérisa le changement de civilisation, ce qu'on a appelé "la crise" comme le passage de " la rareté à l'abondance "( )2. Par ces termes il prétendait très précisément ceci : dès qu'un pays industrialisé parvient à créer de plus en plus de biens et de services avec de moins en moins de main d'œuvre, le problème essentiel cesse d'être celui de la production ; c'est celui de la distribution des richesses produites qui devient primordial. Il pense alors l'instrument de cette distribution : une monnaie gagée sur les richesses qu'elle permet d'acheter.

Les règles de notre économie ont été établies au cours de l'ère de la rareté, quand il s'agissait de produire de plus en plus et à moindres frais pour se prémunir contre la pénurie, ou de produire des objets rares pour les vendre cher, quelle qu'en soit leur utilité ou leur nocivité. De l'ère de la rareté naît l'idée que le producteur joue le premier rôle sur la scène économique parce que la création des richesses dépend de lui. En est aussi issu le concept selon lequel la création de nouveaux besoins est la panacée aux crises de chômage, car toute nouvelle production nécessite alors, proportionnellement, de nouveaux emplois.

Ne pas remettre en cause ces principes, revient à accepter que notre système économique continue à orienter la société vers la croissance productiviste dont les conséquences sont désastreuses. Ayons le courage de voir en particulier que le travail a changé au point de ne plus se mesurer en temps de production, et que le salaire ne permet plus d'assurer à tout le monde les moyens de vivre. Il s'agit d'utiliser la révolution technologique pour qu'elle débouche sur une véritable libération de l'humanité (3). Cet projet implique dans les relations économiques un bouleversement de même ampleur que celui qui a ébranlé les techniques de production.
Jacques Duboin a tracé les grands lignes de l'économie distributive dans cet esprit, avec une monnaie, qu'il n'a donc pas présentée comme une monnaie parallèle, mais comme l'instrument de la distribution des richesses dans une société repensée. La monnaie est en effet l'outil de la politique économique ; et parce qu'elle en a lâché la maîtrise, la politique est en train de perdre les commandes.

Contre le productivisme imposé
L'économie politique de l'abondance se distingue de l'économie actuelle au niveau de la création monétaire (4). Notre monnaie officielle est, pour l'essentiel, créée sous forme de dettes et en vue d'intérêts particuliers. Rappelons le mécanisme de la création de la monnaie bancaire qui constitue maintenant, il faut le souligner, 85 % de la masse monétaire : l'organisme qui "consent" un crédit ouvre un compte à son client et y inscrit (par une ligne d'écriture dans un livre ou une entrée dans une mémoire d'ordinateur) une somme convenue, après quoi le bénéficiaire peut faire des achats en tirant sur ce compte, par divers moyens, chèque, carte à puce, etc. Exactement de la même façon qu'on tire de l'argent sur un compte qu'on a soi-même approvisionné en y versant les revenus de son activité. La différence est que pour obtenir son crédit, le bénéficiaire s'est engagé à rembourser la somme qui lui a été allouée, mais en payant en plus des intérêts, et ceux-ci peuvent être très substantiels. Dès lors, c'est la croissance devient obligée, la rentabilité aussi, au mépris de toute autre considération : pour rembourser à temps, il faut faire de l'argent par tous les moyens, des plus dangereux jusqu'aux moins honnêtes. C'est le productivisme imposé, la compétition au mépris des hommes et de leur environnement, d'où le sang contaminé, l'industrie agro-alimentaire, le poulet à la Dioxine et les brevets sur le vivant.

Une monnaie qui ne sert qu'une fois
Pour empêcher cette perversion, la monnaie distributive est créée de la façon suivante. Au départ, même technique : un organisme ouvre un compte au nom d'une personne, physique ou morale, et y inscrit une certaine somme, après quoi le titulaire du compte paie ses achats dont le montant est soustrait de son "avoir disponible". Première différence : il n'a rien à rembourser, ni capital, ni intérêts. La somme qui lui a été allouée est annulée au fur et à mesure qu'il la dépense, par le même processus que le remboursement d'un crédit (la ligne d'écriture commence cette fois par un signe moins). La monnaie distributive représente donc une monnaie de consommation qu'on ne peut ni créer, ni prêter contre paiement d'intérêts. Autre différence, cette monnaie ne circule pas de main en main ou de compte en compte, elle ne sert qu'une fois ; lors d'un achat, son montant est annulé par déduction du compte de l'acheteur et non transféré sur le compte du vendeur. Celui-ci peut l'enregistrer pour sa comptabilité et mettre à jour son inventaire, mais son propre compte n'en est pas crédité. Il est, lui aussi, alimenté par création monétaire comme pour le compte de son client.

La monnaie n'est plus une réserve
Autre aspect de la monnaie, sa valeur. Pendant des milliers et des milliers d'années, une monnaie d'échange était une marchandise intermédiaire qui avait une valeur intrinsèque. Elle était gagée sur un bien précisément défini, ce qui garantissait qu'à son tour elle serait ultérieurement échangée contre une autre marchandise, estimée à la même valeur. Il s'est agi le plus souvent de métal précieux, dont la qualité et la quantité était attestées par une autorité reconnue, de sorte que le rôle de référence attribué à un métal conférait un pouvoir injustifié aux propriétaires des mines d'où ce métal était extrait. D'autre part, cette marchandise tierce n'était pas produite au rythme des besoins de monnaie entraînés par l'augmentation incessante des échanges commerciaux. Si les monnaies n'ont cessé de se déprécier, c'est-à-dire si l'unité monétaire a été rattachée à une quantité de métal de plus en plus faible, c'est pour pallier ce dernier défaut.
Mais cela n'a pas suffi au besoin croissant de monnaie dans l'économie ; des rallonges à la monnaie métallique ont alors été inventées. L'histoire de la création de ces rallonges( 5), le billet de banque puis la monnaie bancaire, d'abord reçus correspondant à de véritables dépôts, puis reçus fictifs ne correspondant plus à aucun dépôt réel, est édifiante ! Ces signes monétaires ont gardé, au début, leur rattachement à un étalon ; mais ce lien, de plus en plus indirect, a complètement sauté il y a seulement quelques décennies. Même si on énonce encore dans les classiques que la monnaie a par définition les trois qualités qu'elle a eues pendant des siècles : être un moyen d'échange, un étalon de valeur et une réserve de valeur, aucune monnaie au monde ne peut plus sérieusement être considérée comme une réserve, puisque sa valeur n'est plus rattachée à un étalon et qu'elle varie à chaque instant, de façon quasi imprévisible. Voilà qui ouvre grand les portes à une spéculation dont on découvre l'ampleur après coup.

En économie d'abondance, les prix sont " politiquement établis "
La monnaie distributive, au contraire, est gagée sur une valeur réelle, celle des richesses qu'elle permet d'acheter. Elle est émise au rythme de la production, et de manière à ce que sa masse équilibre a priori celle des biens et services mis en vente. Cet équilibre est recherché aujourd'hui a posteriori, mais il reste introuvable parce que les signes monétaires, qui se créent et s'annulent au rythme des prêts consentis et de leurs remboursements, circulent de mains en mains à une vitesse impossible à mesurer. En revanche, la masse de monnaie distributive créée chaque année étant égale au produit intérieur brut (PIB), il n'est plus question d'inflation ou de déflation. Que le pouvoir d'achat total des consommateurs d'une région donnée soit égal au montant des achats qui y sont offerts, n'empêche pas le commerce extérieur. Celui-ci peut toujours s'appliquer sur la base d'échanges contractuels de biens ou de services.
Reste la question du prix des marchandises. On nous raconte encore, avec un manque total de réalisme, que "la main invisible du marché" les fixe, alors que c'est plutôt le souci de rapporter un profit maximum au producteur ou à ses actionnaires. En économie d'abondance, les prix doivent résulter d'un débat autrement plus démocratique : ils doivent être politiquement établis, dès l'engagement de la production, pour prendre en compte non plus seulement le temps des employés et le coût des matières premières et des machines, mais aussi l'incidence du choix des moyens de production sur l'environnement, sur la santé, l'épuisement des ressources non renouvelables, voire la dégradation du paysage ou le devenir des usines qui cessent leur activité…

Donner au politique la décision de création et de distribution de la monnaie
Venons-en au pouvoir de création monétaire.Il 'est essentiel, car qui le détient possède la clef de l'économie. On pourrait penser que, lorsque le pouvoir est passé de la royauté à la république, le droit régalien de battre monnaie a été transmis aux représentants du peuple, comme pour d'autres droits régaliens tels que rendre la justice ou lever une armée. Pas du tout ! Cet immense pouvoir est devenu le privilège des banques et autres organismes de crédit, qui jugent du montant et du bénéficiaire de la monnaie mise en circulation (par eux) selon des critères établis en fonction de leurs intérêts propres. Mais cet état de fait se trouve tellement ignoré que beaucoup de gens croient encore qu'une banque se contente de prêter à ses clients l'argent que d'autres lui ont confié. Voici à ce propos les réflexions d'un expert en la matière, Maurice Allais : " Le mécanisme du crédit tel qu'il fonctionne actuellement, fondé sur la couverture fractionnaire des dépôts, sur la création de monnaie ex nihilo, et sur le prêt à long terme de fonds empruntés à court terme a pour effet une amplification considérable des désordres constatés. Aucun système décentralisé d'économie de marché ne peut fonctionner correctement si la création incontrôlée ex nihilo de nouveaux moyens de paiement permet d'échapper aux ajustements nécessaires. Partout la spéculation frénétique et fébrile est permise, alimentée et amplifiée par le crédit tel qu'il fonctionne ". Ajoutons que l'anonymat qui règne sur ces signes monétaires rend possibles toutes sortes de commerces illicites, dont celui de la drogue, et que les paradis fiscaux permettent à l'argent sale d'entrer, sans être détecté, dans le cycle de la monnaie officielle.

" L'humain avant l'intendance "
Seul un organisme officiel doit être habilité à répartir, suivant des règles publiquement débattues, la masse monétaire entre les investissements décidés, le fonctionnement des services publics (il n'est donc plus question, pour les payer, ni d'impôts ni de taxes) et les comptes individuels. L'économie distributive étend la démocratie jusqu'à l'économie en donnant au pouvoir politique la décision de création et de distribution de la monnaie.
Il devient ainsi possible de garantir à vie un revenu décent à tout citoyen, contre l'engagement de participer aux tâches indispensables. Ce devoir peut être rempli sans contrainte s'il a lieu sur la base de contrats civiques, permettant à chacun de choisir et d'organiser ses activités, en les diversifiant tout au long de sa vie.
La gestion distributive n'assimile pas, dans une même comptabilité l'homme et les moyens de production, contrairement à ce qui arrive aujourd'hui. Elle fait passer les besoins d'épanouissement des êtres humains, présents et à venir, au premier plan des objectifs de l'économie. L'humain avant l'intendance. On entrevoit ainsi toutes les possibilités dynamiques ouvertes par l'économie distributive et le contrat civique, qui n'ont été ici que très succinctement évoquées.

Marie-Louise DUBOIN


1. La grande relève des hommes par la machine, Jacques Duboin, éditions Fustier, 1932.
2. Ce qu'on appelle la crise, J. Duboin, éditions nouvelles, 1934.
Rareté et abondance, J. Duboin, éditions OCIA, 1944.
3. Libération, J. Duboin, éditions Grasset, 1937.
4. L'économie politique de l'abondance, J. Duboin, éditions Lédis, 1951.
5. Les yeux ouverts, J. Duboin, éditions Jeheber, 1955.
Pourquoi manquons-nous de crédits ?; J. Duboin, 1961.
L'argent, John K. Galbraith, éditions Gallimard, 1994.
Une économie de rêve !, René Passet, éditions Calmann-Lévy, 1995.


La monnaie distributive par Marie-Louise DUBOIN *
*Directrice du mensuel La Grande Relève créé par son père Jacques Duboin. Elle le remplace depuis sa mort en 1976.


Le lien d'origine : http://www.globenet.org/transversales/generique/58/dist.html