Message internet sur la liste Cercle Social
Salut,
Ci-dessous un texte de Boubakar Boris Diop en hommage à Alexandre
Biyidi, dit Mongo Beti. Jusqu'a sa mort, Mongo Beti est reste extremement
engage ; il avait encore recemment prevu d'ecrire une nouvelle en illustration
du
"manifeste pour l'abolition de l'apartheid international" (contre
les discriminations liees a la nationalite, comme la restriction de la
liberte de circuler, ou le fait de ne pas avoir les memes droits que les
nationaux). Beaucoup de ses livres et de ses textes restent a decouvrir,
car il reste peu connu en dehors des (petits) cercles de gens qui refusent
la monstrueusement criminelle politique francaise en afrique.
Yves Bonnardel (sur la liste Cercle Social le 19 Février 2002)
Mongo BETI ET NOUS
Dans les années 70, cela faisait très chic de se promener
sur le campus de l'université de Dakar avec certains livres.
C'était la grande époque des éditions Maspero et
la faveur des étudiants allait bien évidemment aux textes
de Cheikh Anta Diop, de Mao-Tsé-Toung, de Cabral et d'autres
auteurs dont il n'était jamais question dans les amphis. Pendant
que les professeurs glosaient doctement sur "Force-Bonté"
ou "Crépuscule des temps anciens", nous les écoutions
d'un air goguenard, l'esprit ailleurs. Mongo Beti, déjà
célèbre en ce temps-là, était au programme.
S'il a d'abord été pour nous un écrivain comme
les autres, c'est surtout parce que nos professeurs avaient un art consommé
du nivellement. Logeant toutes les fictions dans des grillles de lecture
établies à l'avance, ils en gommaient par le fait même
toutes les particularités. Dans un tel magma sémantique,
il était facile de faire passer des auteurs anodins pour de redoutables
ennemis de l'ordre colonial. A l'inverse, des ¦uvres aussi fortes
que "Le pauvre Christ de Bomba" ou " Mission terminée"
nous passaient littéralement sous le nez. Nous sentions bien
dans la cruelle drôlerie de ces romans comme des résonances
différentes mais cela n'allait pas plus loin. Avides d'idées
simples et de solutions brutales, nous n'étions pas préparés
à les comprendre. Nous étions, à dire vrai, des
jeunes gens peu raisonnables et certains parmi nous ont peut-être
même suspecté Beti d'être un écrivain "petit-bourgeois".
La publication, en 1972, de "Main basse sur le Cameroun" a
radicalement modifié et pour toujours notre rapport à
Mongo Beti. Que ce pamphlet eût aussitôt été
censuré par la France néo-coloniale ne pouvait, on l'imagine
aisément, qu'ajouter à l'aura de son auteur. De cet ouvrage,
lui-même dira plus tard avec son habituelle verve caustique qu'il
"racontait le climat dans une ancienne colonie française
redevenue colonie française". Et c'est bien ainsi que nous
le perçûmes d'emblée, au point de le faire circuler
de main en main pour pouvoir en discuter fiévreusement dans nos
cercles d'études. A partir de la situation particulière
du Cameroun, Beti y prenait position sur des questions politiques majeures
et nous savions bien qu'il le faisait au péril de sa vie. Avec
Fanon et Césaire, il a été de ceux qui nous ont
aidés à mieux comprendre les causes et les mécanismes
de notre aliénation. En nous proposant un vrai chemin de vie,
il nous éloignait des gentilles fables, parfois amusantes, certes,
mais surtout dérisoires de certains prosateurs en vogue. Du coup,
nous nous sommes mis à relire toute son oeuvre avec des yeux
neufs. De fait, la parution de chacun des textes de Beti devint petit
à petit une sorte d'événement politique. Sa notoriété
ne se limitait pas, loin s'en fallait, à la Fac de Lettres. Il
n'était pas rare de voir un étudiant en médecine
disséquer à perte de vue les états d'âme
du Banda de "Ville cruelle" ou se moquer du tyran Ahidjo,
alias Baba Toura. La bataille pour la levée de l'interdiction
de "Main basse sur le Cameroun" fut aussi un peu la nôtre.
On pourrait peut-être en trouver trace dans telle de nos déclarations,
entre des grossiéretés bien senties à l'endroit
de Jacques Foccart et la menace de faire sauter toutes les bases militaires
françaises en Afrique.
S'il est vrai qu'un écrivain est toujours identifié à
un seul de ses livres, Beti restera sûrement pour nombre d'intellectuels
africains l'auteur du brûlot qui nous a familiarisés avec
la lutte de l'UPC et les noms de Osendé Afana, Félix Moumié
et Ruben Um Nyobé. Nous pouvons nous définir, d'une certaine
façon, comme la génération qui a lu "Main
basse sur le Cameroun".
D'avoir ainsi cheminé à rebours dans son univers littéraire
nous a permis de découvrir une autre figure de l'écrivain
africain, radicalement différente de l'idée que nous nous
en faisions jusque là. Peu disposé au compromis, Beti
était capable de dire à tout moment ces mots simples et
pourtant si rares : "je ne suis pas d'accord". L'aisance avec
laquelle il confondait les faussaires, en littérature ou ailleurs,
était et reste aujourd'hui encore exceptionnelle. Il est ainsi
le seul à avoir osé dire publiquement le fond de sa pensée
sur Camara Laye ou Ahmadou Kourouma. Et sa revue "Peuples noirs,
peuples africains", fondée en 1978, ne fut pas tendre non
plus pour quelques auteurs médiocres mais portés aux nues
par d'infâmes faiseurs de rois.
Au-delà de leurs titres étranges, des romans comme "Trop
de soleil tue l'amour" et "Branle-bas en blanc et noir",
frappent par leur furie jubilatoire. Après quatorze années
de silence entre "Le roi miraculé" et "Main basse
sur le Cameroun", il avait peut-être envie de faire un sort
à la littérature elle-même. Ses derniers textes
donnent pourtant l'impression d'une boucle qui se referme, car Mongo
Beti semble y avoir retrouvé la joie d'écrire de ses jeunes
années, avec en prime l'amertume et le désir de foutre
le bordel. Il est vrai aussi qu'à la fin de sa vie, il a souvent
affirmé croire davantage à l'action politique directe
qu'à celle menée par la plume. Il acceptera même
de figurer sur une liste de députés, convaincu de pouvoir
mieux défendre ses idées au Parlement que par de la fiction
ou des essais. Et lorsqu'on interdit "Main basse sur le Cameroun",
il fait la nique à ses censeurs en faisant exploser son propos
dans "Perpétue" et "Remember Ruben", parus
tous deux en 1974.
La littérature n'était donc pas pour lui un jeu, un moyen
de se faire décerner à peu de frais un brevet d'intellectuel
avant d'entrer dans la danse de la servitude. Tel de ses compatriotes,
auquel on le compare hélas souvent et qu'il méprisait,
a fait merveille en ce douteux exercice.
C'est dire que cet authentique écrivain ne l'était que
parce qu'il avait en horreur les littérateurs, leurs poses et
leurs poncifs. Si l'Afrique n'a jamais manqué de théoriciens,
surtout à l'époque des luttes de libération nationale,
il reste un des rares, avec le Kenyan Ngugi Waa Thiong'O, à avoir
pleinement réalisé sa double vocation de romancier et
de penseur politique. A travers ses romans, ses essais et de courageuses
prises de positions, Beti avait fini par être pour nous le symbole
même de l'intellectuel libre, prêt à payer pour ses
convictions et ne se reconnaissant d'autre maître que sa conscience.
Mais il faut bien l'avouer aujourd'hui, notre histoire avec lui ne fut
pas toujours très belle. Pendant quelques années, Mongo
Beti a peut-être été bien seul. Arrivés à
l'âge adulte, ceux qui l'avaient adulé continuaient à
respecter l'écrivain prestigieux tout en se démarquant
de son combat contre la Françafrique. Cette quasi rupture peut
s'expliquer banalement par une certaine désaffection vis-à-vis
du débat idéologique et par le désir de chacun
de se faire enfin une place au soleil. On appelle cela s'assagir.
Pour certains d'entre nous, les choses n'étaient pourtant pas
aussi simples. Peut-être étions devenus à notre
corps défendant des êtres flottants, imprécis, à
l'image des héros tourmentés de Sassine et de Mudimbé.
C'était simple : nous n'étions plus ni pour ni contre
rien, le désespoir nous tenait lieu de raison de vivre et dans
cette exquise confusion mentale, il ne nous était plus possible
d'entendre les claires paroles de Mongo Beti. Dans beaucoup de colloques
d'écrivains africains, il s'est distillé à voix
basse des choses assez méchantes sur l'auteur camerounais. Jeunes
et moins jeunes lui reprochaient son ton cassant, sa dureté à
l'égard des autres en faisant mine d'oublier qu'il était
bien plus exigeant pour lui-même. Il était facile de voir
que même absent, l'ombrageux et solitaire Beti continuait à
être notre mauvaise conscience.
Nous ne pouvions ni le haïr ni encore moins le mépriser.
En vérité, il nous faisait surtout peur. Parfois, quelqu'un
était assez lucide pour lâcher avec admiration et une pointe
d'envie : "Quel homme, tout de même, celui-là ! Voilà
quarante ans qu'il ne décolère pas !" Au fond, éternel
iconoclaste, il a toujours été plus jeune que ses cadets.
Le principal grief que ses adversaires lui faisaient était de
rester à l'abri des coups durs en France tout en prétendant
influer sur la situation politique dans son pays natal. Il les a pour
ainsi dire privés de leur calomnie favorite en décidant
un jour de 1994 de rentrer définitivement à Yaoundé,
après quarante deux années d'exil. Au-delà du mépris
du danger qu'il suppose, ce retour au Cameroun vaut surtout, moralement,
par la volonté de conformer ses actes à ses idées.
Ce n'est pas par forfanterie qu'il a refusé à l'époque
d'écouter les conseils de prudence de ses amis mais bien parce
qu'il avait le sentiment de pouvoir se rendre utile sur le terrain.
Personne n'a eu non plus l'audace de penser que ce farouche opposant
pouvait se compromettre de quelque façon avec le régime
honni de Paul Biya. On était cependant loin de se douter qu'il
allait s'engager avec tant d'ardeur, et de manière si exemplaire,
dans les luttes pour la démocratie au Cameroun.
A peine installé, il ouvre ce qu'il appelle lui-même, dans
un entretien avec Alain-Patrice Nganang, "la première vraie
librairie du Cameroun depuis l'indépendance". Et de préciser
qu'elle doit en partie son succès au fait qu'il a, lui, le courage
de vendre cette littérature politique dont raffolent les Camerounais
et que personne n'osait leur proposer. En 1997, Titus Edzoa, ancien
ministre et médecin personnel de Biya, est jeté en prison
sans autre forme de procès. Beti, qui ne le connaît même
pas, met en place un comité pour sa libération. "
C'était une question de principe, dira-t-il deux ans plus tard,
je ne l'ai jamais vu mais chaque fois que la question des droits de
l'homme se pose, je me lève pour protester". En novembre
1998, il lance "SOS Libertés et Nature", une association
visant à conditionner l'exploitation des ressources naturelles
à la promotion et au respect des libertés fondamentales.
Convaincu que l'écrivain doit être, selon sa propre expression,
"un citoyen de référence', il se bat aussi en faveur
des paysans spoliés de leurs terres. En février 2000,
il crée avec sa femme Odile Tobner et quelques amis, dont Abel
Eyinga, un "Comité pour le rapatriement des fonds publics
détournés par M. Paul Biya au profit d'une secte étrangère".
Les sommes concernées ont été estimées à
plusieurs milliards.
L'objectif de cette présence obstinée sur le font social
est évident : l'écrivain entend aider, par sa notoriété,
à l'émergence d'une société civile camerounaise
qui ferait contrepoids à une dictature devenue totalement ruineuse
et presque délirante. Et puisqu'il sait mieux que quiconque qu'un
tel pouvoir est à la solde de Paris, il salue à sa manière
le vingtième anniversaire de l'accession de la gauche française
au pouvoir : "François Mitterrand, déclare-t-il en
mai 2001 sur une radio internationale, a mené une politique africaine
cynique". Il ne s'est jamais lassé de dire sa haine de l'arbitraire
et de fustiger la mainmise de la France sur le continent, comme le prouvent
sa "Lettre ouverte aux Camerounais" et, en 1993, "La
France contre l'Afrique, retour au Cameroun". Et au procès
de Xavier-François Verschave, il était encore là
pour témoigner en faveur de l'auteur de "Noir silence".
Chacun de nous a lu les réponses brèves et rageuses de
Odile Biyidi aux hypocrites messages de condoléances de Paul
Biya et de Ferdinand Oyono. Que l'on ait osé malmener ainsi la
mémoire d'un si grand homme sitôt après son dernier
souffle, ne signifie pas qu'il avait été rejeté
par les siens, bien au contraire. C'est son fils Emmanuel Alexandre,
fier d'un père "qui a été enterré comme
il a vécu, c'est-à-dire très modestement",
qui le dit dans une interview au Messager : "J'ai été
frappé par la qualité des relations qu'il entretenait
avec certaines personnes et qui s'est manifestée dans ses derniers
moments ainsi que pendant ses obsèques". Ceux qui sont venus
ricaner au bord de la tombe de Beti n'ont rien à voir avec les
Camerounais opprimés qu'il a toujours aimés et défendus.
Ils auraient pu dire, comme le fils de l'écrivain qu'il a "
beaucoup donné et même tout donné pour le Cameroun.
On pourrait même considérer qu'il est mort à force
de travailler". Les milieux littéraires africains ont eu,
quant à eux, une réaction révélatrice d'une
certaine gêne à la mort de Mongo Beti. Après avoir
salué l'importance de son ¦uvre, on n'a pas manqué
de mettre en évidence l'extraordinaire singularité de
l'écrivain. Pour une fois, tout le monde est allé droit
à l'essentiel : en dépit des intimidations politiques
et des pressions sociales, il a réussi à rester debout
jusqu'à la fin. Tous les intellectuels des pays pauvres savent
que c'est toujours cela le plus difficile.
On s'est aussi étonné, comme dans le quotidien "Cameroon
Tribune" du 10 octobre 2001, qu'il n'ait pas eu les récompenses
qu'aurait dû lui valoir son génie littéraire. Cet
étonnement a de quoi surprendre si on sait à quel point
ces formes de reconnaissance sont manipulées. Elles supposent
du talent, certes, mais surtout un très bon caractère.
Bien des réputations littéraires, passées ou actuelles,
se sont construites en Afrique sur le reniement et le mensonge, derrière
les apparences d'un fier refus de l'ordre établi. Les babioles
que l'on gagne à ce jeu-là, Mongo Beti ne les a jamais
prises au sérieux. Jadis, nos rois se laissaient subjuguer par
de la verroterie avant de brader leurs nations au conquérant.
Le même procédé, différent dans la forme,
continue à tenir nos élites intellectuelles et politiques
en laisse. Un petit bout de phrase dans la bouche du jeune Medza donne
à penser que Beti eut très tôt du dédain
pour les honneurs. C'est sûrement là que réside
le secret de son invulnérabilité. Beti est avec Sembène
Ousmane, Cheikh Anta Diop, Ayi Kwei Armah et quelques autres, de ceux
qui nous invitent à ne pas écrire couchés. Sans
jamais se courber devant personne, il a réussi à faire
d'un simple pseudonyme un cri de ralliement. Sa vie durant, il a haï
l'hypocrisie, le vain folklore et les faux-fuyants. Il est resté
fidèle, jusqu'au martyre, à sa passion de la liberté.
Et pour nous qui l'avons tant admiré et redouté, c'est
la leçon de dignité qui reste de lui, à l'heure
des comptes. Sa mort donne un sens nouveau à une existence bien
remplie. Elle ancre son action politique et son oeuvre littéraire
dans l'éternité. Elle le confirme comme un de ces repères
dont nous continuons à avoir si grand besoin.
Boubacar Boris Diop
Pierre Tavanian se réfère lui aussi à Mongo Beti,
il propose ceci : "Il est bon aussi de rappeler les lignes
prophétiques que l'écrivain camerounais Mongo Béti
écrivit à cette occasion (la difficulté de la France
à accepter la différence multiculturelle) :
"À mon avis, c'est se bercer d'une très dangereuse
illusion que de prêter aux Français quelque capacité
ou inclination à accepter le statut de peuple multiracial ou
multiculturel. Tout dans l'histoire, les croyances et les moeurs des
Français dément une telle espérance. Machiavélisme
des dirigeants, abjection des médias, pusillanimité de
la bourgeoisie, égoïsme des maîtres à penser
depuis la disparition de Sartre, perversion persistante des mythes esclavagistes,
et, naturellement, effets de la crise économique, tout se conjugue
au contraire pour faire de l'immigration le problème explosif
et en quelque sorte providentiel pour les aventuriers. L'évolution
récente des communistes français permet de prédire
qu'un petit Mussolini mâtiné de Poujade sera tenté
tôt ou tard d'y trouver la chance de sa vie". "