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Orgogozo I., POSTMODERNISME ET ACTION DANS UN MONDE INCERTAIN,
Thérapie Familiale 2004/4, Volume 25, p. 433-451.
Distribution électronique Cairn pour Médecine &
Hygiène.
Avant-propos
Pour introduire cette contribution j’ai pris le parti de
l’illustrer en adoptant une méthode post-moderne. Elle
consistera à expliciter le «lieu d’où
parle l’orateur», * Chargée de recherche et de
prospective.
POSTMODERNISME ET ACTION DANS UN MONDE INCERTAIN
Isabelle ORGOGOZO
Résumé: Postmodernisme et action dans un monde incertain.
– Le postmodernisme a pris acte de l’écroulement
des cadres de références communs aux sociétés
modernes, en démontrant les limites et la relativité
des certitudes issues de la philosophie des lumières et du
primat de la pensée scientifique. Ce mouvement a coïncidé
avec le brassage des cultures qui, initié par les grandes
découvertes de la Renaissance et amplifié par la colonisation,
s’accélère aujourd’hui sous l’impulsion
de la mondialisation.
Au milieu du champ de ruines des certitudes héritées
du siècle des lumières surgissent des reconstructions
de la personne et du social qui s’appuient sur des règles
partagées, la reconnaissance des compétences singulières
à chacun et sur la bienveillance. A ces conditions, il redevient
possible, pour le moment au sein de micro-groupes, d’agir
ensemble dans un monde de plus en plus incertain.
Selon la célèbre formule de Michel Foucault, les
enjeux qui sont les siens dans la situation où il s’exprime
et, enfin le projet qui est le sien dans cette situation.
1. Le lieu d’où parle l’orateur
Depuis 1992 mon métier consiste à susciter, sélectionner
et financer des travaux d’études et de recherche pour
comprendre à l’aide d’éclairages différents
les difficultés et les résistances suscitées
par la réforme de l’action publique en France. Ces
recherches mobilisent essentiellement trois disciplines: le droit
public, la sociologie et la gestion.
Avant cela j’ai beaucoup agi et écrit pour développer
les méthodes des cercles de qualité dans l’administration
et les entreprises. Ces méthodes peuvent se résumer
en quelques mots: résolution de problèmes en groupe.
Les cercles sont apparus en France au début des années
quatre-vingt et se sont répandus très rapidement en
cinq ans. Ils ont connu un succès retentissant en 1985 lorsqu’ils
ont été mis sur l’agenda politique et une mort
non moins fracassante, à partir de 1987, lorsque l’agenda
politique a changé. De cet épisode j’ai retenu
que les mouvements de la société civile ont beaucoup
à perdre à se mélanger sans précaution
aux mouvements de la société politique, même
si, évidemment, ils s’inscrivent dans le même
champ de réflexion et d’action.
La méthode de résolution de problèmes, qui
n’avait rien de bien nouveau en soi, s’inscrivait dans
un contexte de relations professionnelles nouveau (constitution
de groupes d’employés sur la base du volontariat, liberté
relative de choisir les problèmes à traiter et de
proposer des solutions) et rassemblait de nombreux fils de mon parcours
personnel. Etudiante en philosophie à Nanterre en mai 1968,
j’ai vu, au mois de mai, voler en éclats les convictions
et le paradigme du monde qui étaient ceux d’une étudiante
de vingt ans élevée dans une famille traditionnelle,
au sein d’une société ancrée dans son
histoire rurale comme l’était encore la société
basque de l’extrême sud-ouest de la France.
Tout d’un coup, surgissait une nouvelle lecture du monde
dénonçant le caractère aliénant de la
famille, de la tradition, du rôle dévolu aux femmes,
des hiérarchies sociales implicites et explicites de sociétés
encore relativement communautaires comme l’était la
société française des années soixante,
en particulier dans les petites villes de province. Mais le marxisme
n’était pas en bien meilleure position dans les querelles
que se livraient les nombreux groupuscules d’extrême
gauche qui avaient proliféré en quelques mois dans
l’Université et se reprochaient le goulag, la trahison
des anarchistes espagnols par les communistes durant la guerre civile,
le partage de Yalta… Apparaissaient aussi la critique du progrès,
de la société de consommation, les premiers débats
sur les risques écologiques liés au nucléaire
et les dégâts du colonialisme. C’est en mai 1968
que la pensée postmoderne s’est vue projetée
sur le devant de la scène.
J’avais rencontré plusieurs de ces questions dans
l’œuvre de Simone Weil: pertinence de la critique marxiste
et illusion tragique de croire possible de construire une société
juste sur la base de cette critique, erreur logique de la croyance
en un progrès scientifique et technique infini alors que
le progrès scientifique ne résout pas les problèmes
mais les déplace, perdant sur un terrain ce qu’il semble
gagner sur un autre (17), erreur de croire en la suprématie
de la pensée occidentale sur toutes les autres, erreur de
croire qu’un dieu issu d’une culture ait vocation à
l’universalité, critique de la géométrie
analytique, inventée par Descartes, qualifiée de pensée
«gelée» ou «mécanisée»…
La contestation de soixante-huit rendait ces questions publiques
mais de façon beaucoup plus superficielle.
La participation au séminaire de Michel Foucault, dont est
sorti le livre Surveiller et punir, les réflexions de Michel
de Certeau (4) sur la présence de la culture et de la compétence
dans les gestes les plus ordinaires de la vie quotidienne m’ont
ouverte à de nouvelles lectures du monde. Enfin, quelques
années d’analyse ont parachevé, entre autres,
cette déconstruction des représentations du monde
dont j’avais hérité.
Le choc de mai soixante-huit explique aussi ma décision
de ne pas enseigner la philosophie dans un lycée et de m’engager
plutôt dans la formation des adultes en milieu professionnel.
Il fallait alors se rapprocher des héros et victimes du monde
moderne, les «travailleurs». C’est dans ce contexte
que j’ai découvert la méthode de résolution
de problèmes reformatée en cercles de qualité.
La mise en œuvre de ces méthodes, leur aptitude à
transformer l’image négative que les employés
se faisaient d’eux-mêmes et de leur compétence,
ou que leur renvoyaient leurs dirigeants, m’a ouvert la voie
d’une reconstruction, au quotidien, avec des gens de tous
les jours, d’une représentation ou d’une réinvention
du monde, ou encore d’un ré enchantement, comme je
l’ai écrit à la fin de Changer le changement
(12).
2. Les enjeux de ce matin avec vous La question des enjeux personnels
des scientifiques est devenue le thème favori de la sociologie
des sciences depuis vingt ans. C’est une question très
postmoderne.
Schématiquement il s’agit de situer la naissance et
le succès des théories scientifiques à partir
des enjeux de pouvoir entre disciplines et laboratoires scientifiques
et non plus de considérer les chercheurs scientifiques comme
des héros neutres, dont la seule histoire consisterait à
situer leur contribution dans le progrès de la connaissance.
Compte tenu du thème de ce matin, il convient d’en
dire ici quelques mots.
Si j’étais biologiste ou thérapeute, ou universitaire,
je pourrais me trouver ici pour ajouter dans la liste de mes conférences
et de mes publications l’intervention de ce matin, ce qui
m’obligerait à me plier aux règles du genre:
démontrer simultanément ma connaissance exhaustive
de tout ce qui a déjà été écrit
sur ce thème par d’autres et la singularité
de mon approche. Si j’appartenais à un groupe ou un
laboratoire, je pourrais aussi chercher à gagner en influence,
récupérer des crédits de recherche, placer
des étudiants, intervenir dans d’autres colloques…
Tel n’est pas le cas. Mais alors, pourquoi suis-je ici? Parce
que Jean-Claude Benoit a suggéré de m’inviter,
oui mais pourquoi?
Parce que, cherchant à comprendre où résidait
la force de la méthode de résolution de problèmes
en groupe, j’ai trouvé, dans l’approche systémique,
quelques clés de compréhension qui m’ont beaucoup
aidée. Et, ce faisant, j’ai rencontré dans le
champ de la systémique beaucoup d’autres humains en
recherche, dont plusieurs sont ici ce matin. C’est donc le
plaisir de poser ici, avec eux et vous des questions d’une
part sur les bouleversements pas toujours gais que nous sommes en
train de vivre et, d’autre part, sur la façon d’aider
ceux que nos métiers respectifs nous font rencontrer à
recadrer leurs inquiétudes ou leurs souffrances en projets
qui est mon enjeu. Une de mes anciennes collègues justifiait
le travail en groupe par cette formule: «à deux ou
trois on est moins bêtes que tout seul», je compléterai
en disant qu’à deux ou trois on a moins peur que tout
seul, ou qu’on est moins triste, ce que Kenneth Gergen dit
à sa façon: «nous sommes constitués par
la relation» (6). J’aimerais que nous nous retrouvions
ici pour nous recréer dans nos questions partagées.
L’enjeu est donc de vivre ensemble un moment de réflexion
qui nous aide à nous penser, à penser nos pratiques
et les chemins dans lesquels nous sommes engagés.
3. Le projet Il me semble que nous n’avons pas le choix,
nous devons «construire de nouvelles maisons», de nouvelles
manières de voir les choses, de nouvelles métaphores,
de nouvelles narrations, soit, une «théorie générative
qui engendre de nouveaux mondes de signification et d’action»
(6).
Ce passé d’étudiante en philosophie explique
la suite de cette introduction où je vais tenter de préciser
rapidement les termes «postmodernisme», «constructivisme»
et «constructionnisme social». Ces définitions
n’ont pas d’autre ambition que de situer cette intervention
dans les mouvements de pensée de la fin du siècle
dernier jusqu’à aujourd’hui.
I. Le postmodernisme consiste à relativiser le discours
de la connaissance en le contextualisant Très schématiquement,
le terme «postmodernisme» désigne trois phénomènes:
1. une critique de la foi dans le caractère universel de
la raison issue de la période des lumières; 2. une
posture existentielle relativiste affirmant que tout est légitime,
car aucune «vérité» n’est démontrable;
3. une critique de la croyance au caractère «objectif»
de la science.
Dans cette perspective, la sociologie des sciences s’est
attachée à désacraliser la science en montrant
que le travail de recherche est toujours inscrit au sein de conflits
d’intérêts qui transforment les découvertes
scientifiques en batailles de pouvoir; le postmodernisme le plus
radical irait jusqu’à affirmer que la science se réduit
à un système de croyances comme les autres (Salomon,
1997).
De façon moins polémique, la sociologie des sciences
pose «que le savoir est toujours déjà situé
et inscrit dans des lieux de production et de validation»,
(DahanDalmedico et Pestre, 1998) où l’humain n’est
pas un facteur externe mais une partie prenante du savoir en construction.
Il n’est donc pas possible de séparer la dimension
sociale, historique et culturelle du savant et du savoir qu’il
construit. La sociologie des sciences, s’attache à
observer l’interférence des croyances et des enjeux
dans lesquels sont inscrits les savants. Elle s’efforce de
mettre en lumière le lieu d’où ils parlent.
Ces débats font partie de l’histoire intellectuelle
du dernier quart du XX e siècle marquée par trois
moments:
1. Les années d’après guerre (1945-1960) consacrées
à la reconstruction dans le climat d’euphorie de la
paix retrouvée, de la croissance et de l’admiration
pour la science, source du confort et de la prospérité.
Dans cette période, où les guerres de décolonisation
étaient pourtant déjà bien avancées,
les conséquences qu’elles auraient sur la conviction
partagée par tout le monde occidental de la suprématie
du savoir construit à partir de la période des lumières
étaient encore très faiblement appréhendées.
2. Les années soixante-dix/quatre-vingt, moins prospères,
qui ont vu surgir de nombreux groupes critiques à l’égard
de la foi dans le progrès social et scientifique (écologistes,
féministes, tiers-mondistes, etc.) et de la croyance en l’universalité
de la raison. C’est la période de la dénonciation
et du soupçon. La fameuse phrase de Michel Foucault sur la
nécessité de préciser le lieu d’où
on parle est un appel à contextualiser les discours du savoir
accusés d’être au service de la domination économique
des déviants par les puissants. Cette dénonciation
a nourri, entre autres, l’antipsychiatrie et la dénonciation
de l’enfermement des malades mentaux.
3. Les années quatre-vingt-dix qui se caractérisent
par la victoire du camp libéral sur le monde communiste.
Le marché prend alors le pas sur l’Etat, ce qui se
traduit par le découplage de l’Etat et de la science,
priée de trouver des financeurs privés en se mettant
à leur service. La méfiance des populations à
l’égard de la science s’en est vue accrue, d’autant
plus que les scandales du sang contaminé, de la maladie de
la vache folle, de l’amiante… mettaient en évidence
la soumission des experts aux priorités du marché
et leur aveuglement sur les ambiguïtés de l’Etat.
Le «constructivisme» se réfère, pour
sa part, à une définition de la connaissance, pour
laquelle la réalité est inaccessible à l’esprit
humain. La connaissance ne consiste pas à comprendre et décrire
la réalité telle qu’elle est, mais à
en construire une description opératoire, toujours provisoire.
Cette idée, ancienne, est déjà présente
dans la philosophie grecque, en particulier dans le scepticisme
qui affirmait l’impossibilité d’une connaissance
de la réalité en soi, ne serait-ce qu’en raison
de l’impossibilité pour l’esprit humain de comparer
le monde vécu et un monde qui serait indépendant du
sujet qui le décrit. Le constructivisme d’aujourd’hui
est issu des travaux de Jean Piaget, d’Edgar Morin, Henri
Atlan, Heinz Von Foerster, Gregory Bateson, Paul Watzlawick, Maturana
et Francisco Varela, pour n’en citer que Page 7 438 quelques-uns.
Il a largement inspiré la thérapie familiale sous
l’influence de Gregory Bateson. Mettant en évidence
le fait que l’intervenant fait partie du système sur
lequel il intervient et que son action s’inscrit inévitablement
dans des circuits d’information, il a été conduit
à critiquer la représentation que les occidentaux
se font de l’action: ils croient agir sur les choses sous
l’effet de leur seule volonté et de leur seule raison
alors que leurs actions sont aussi une réponse aux informations
qu’ils reçoivent de l’environnement sur lequel
ils prétendent agir.
Ainsi, en grossissant le trait, peut-on dire qu’à
partir d’une hypothèse commune, énonçant
que la réalité ne peut être décrite de
façon purement «objective» mais s’appréhende
inévitablement à travers un corpus de représentations,
de sentiments, de schémas culturels interprétatifs
et d’enjeux de pouvoir, les postmodernes et les constructivistes
divergent sur les conséquences à en tirer.
Pour les postmodernes, l’impossibilité de décrire
une réalité purifiée de toute représentation
inconsciente conduit à une remise en cause plus ou moins
radicale de toute prétention à la vérité.
Lorsqu’ils interviennent dans le débat sociétal,
ils optent pour un mode d’action conflictuel (dénonciation
politique, recherche du rapport de force).
Les constructivistes s’intéressent plutôt aux
perspectives d’action ouvertes par l’inaccessibilité
de la réalité et le caractère construit de
la connaissance (résolution de problèmes, thérapie,
conseil, consultance). La question d’une vérité
ultime n’ayant pas de sens, ils cherchent des modes opératoires
permettant de créer des circularités constructives
entre un système humain souffrant et des intervenants s’employant
à introduire dans ce système une complexité
plus grande, ou des informations nouvelles, qui lui permettront
de changer sa représentation de la réalité
et de retrouver ainsi une aptitude, ou une compétence pour
dépasser ses problèmes.
Le constructionnisme social s’inscrit dans cette dernière
perspective: prendre acte du fait que le monde est toujours une
description, et prendre du recul par rapport aux «évidences»
pour modifier, dans une relation dialogique avec le système
humain souffrant, les descriptions du monde qui l’angoissent.
L’enjeu consiste à créer, par le dialogue et
l’échange, de nouvelles représentations permettant
de relancer la vie, l’espoir et l’action.
En quoi ces polémiques nous concernent-elles? Nous sommes
confrontés depuis quelques années, comme intervenants,
au même titre que les élus locaux, les enseignants,
les travailleurs sociaux, les éducateurs ou les consultants
d’entreprise, à des situations inédites de dérive,
de violence, de souffrance. Nous avons intérêt à
parler entre nous de nos pratiques pour en apprécier la pertinence
et pour les enrichir de ces regards croisés.
Nous allons maintenant regarder comment et pourquoi les liens humains
se défont (II), comment ils peuvent se reconstruire par la
mise en place de nouvelles règles du jeu et l’invention
de nouveaux récits (III) et nous demander enfin ce que doit
être le statut de la compétence dans un contexte de
coconstruction de mondes vivables (IV).
Des liens humains en déshérence Le développement
économique des années d’après-guerre,
dans un climat d’euphorie, a eu aussi pour effet de défaire
les liens sociaux et les normes collectives de comportement qui
organisaient les sociétés modernes et traditionnelles,
aussi bien que les entreprises ou les familles. La prise de conscience
progressive des «dégâts collatéraux»
d’une telle dilution se traduit par une méfiance accrue
à l’égard du progrès scientifique et
de l’Etat.
1. Le délitement des liens sociaux, capital économique
contre capital social Robert Putnam (14) et Bernard Perret (13)
montrent qu’au cours des années de reconstruction,
les «trente glorieuses», une conception purement économique
du bien-être a occulté les facteurs non monétaires
essentiels au bien-être, tels que l’écologie
(changement climatique, pollution, nuisances sonores) ou les liens
sociaux (inégalités, violence, exclusions, insécurité
réelle ou ressentie, solitude, etc.).
Les contraintes de rentabilité se sont faites plus lourdes
sur les employés, y compris dans leur vie privée dont
des pans entiers sont devenus progressivement des «produits
rentables»: temps passé devant la télévision
rentabilisé par le nombre de publicités absorbées,
services marchands se substituant progressivement aux activités
d’entraide, loisirs sportifs et culturels marchands remplaçant
les clubs municipaux et les associations diverses qui s’appuyaient
sur le bénévolat et le volontariat… Dans cette
évolution très rapide, le travail des femmes, la plus
grande mobilité des travailleurs et la flexibilisation des
temps de travail ont eu pour effet d’accélérer
la disparition des communautés sociales naturelles et de
substituer des services marchands aux relations et à l’entraide
gratuites. La mobilité accrue, l’éloignement
des familles de leur lieu d’origine ont fait disparaître
les richesses invisibles que représente le partage d’un
passé commun, permettant un faible «coût de transaction»
dans les échanges sociaux de proximité fondés
sur la confiance et la solidarité. Les services marchands
se sont substitués progressivement à ces échanges
dont le coût, en termes de temps, est devenu exorbitant: faire
connaissance, vérifier l’adhésion à des
valeurs communes, construire de la confiance avec des voisins, des
collègues ou des membres de la famille qui ne cessent de
changer prend beaucoup de temps.
Le recours aux facilités du marché a eu pour conséquence
une déqualification de l’environnement social immédiat
comme lieu où des réponses peuvent être trouvées
aux problèmes de la vie quotidienne. Cet appauvrissement
du contenu économique des sociabilités de voisinage
les a affaiblies: lorsque nous n’avons plus l’occasion
d’échanger des services avec nos voisins, ceux-ci deviennent
vite des étrangers.
Conséquence: le besoin de communiquer et de se faire confiance
tend à s’exprimer de manière agressive et pathologique
au sein de petites tribus qui tendent à se définir
contre la société (le phénomène des
bandes), ou encore, à l’occasion d’événements
exceptionnels qui déclenchent des phénomènes
fusionnels imprévisibles et régressifs (jeux olympiques,
coupe du monde de football, fête de la musique) (13).
Les conséquences du déclin du capital social s’observent
dans une conquête toujours plus large d’espaces où
l’échange marchand se substitue à l’échange
non monétaire (engagement militant, politique ou associatif,
échanges de services de proximité, production d’activités
socialisantes, culturelles, sportives ou festives). Le danger devient
grand de voir progressivement se substituer à l’économie
de marché une société de marché (13).
Mais cette analyse, pour juste qu’elle soit, oublie de mentionner
le caractère étouffant des ces proximités aussi
sécurisantes qu’inévitables, que le roman de
Flaubert, Madame Bovary, met en évidence.
2. Au sein des entreprises le déclin des liens sociaux provient
de la disparition du modèle fordiste/taylorien d’organisation
du travail, et de la lutte des classes qui forgeait des liens de
solidarité La mondialisation des marchés a eu pour
effet de briser les collectifs professionnels. Les solidarités
de classe ne fonctionnent plus lorsque les prolétaires du
tiers monde acceptent des salaires quatre fois inférieurs
à leurs homologues occidentaux.
Et la disparité des salaires autour de la planète
a pour effet de faire travailler sous toutes les latitudes, selon
des modèles d’organisation essentiellement occidentaux,
des employés dont les cultures sont très différentes.
Elle contribue de ce fait à déstabiliser les repères
aussi bien des employés que de leurs dirigeants.
3. Au sein des familles
Les mêmes causes produisent les mêmes effets: l’éloignement
du lieu de travail, l’allongement des journées de travail,
l’isolement des couples de leur voisinage, la fragilisation
du mariage, l’abondance de loisirs individuels, affaiblissent
la communauté familiale. Les enfants se socialisent davantage
au sein de leur classe d’âge que dans le groupe familial
intergénérationnel. Deux mythologies de la famille
travaillent aujourd’hui les relations intrafamiliales en Occident
(Caillé, 2003). Au sein de la famille néo traditionnelle,
l’accent est mis sur la transmission entre générations,
l’identité qui se construit dans la dépendance
à la sphère familiale, sociale et culturelle, et enfin
dans un système d’obligations réciproques. Dans
la mythologie de la famille «constellation affective»,
c’est, à l’inverse, la réussite individuelle
qui démontre la capacité du système à
laisser l’enfant libre d’exprimer son identité
singulière. «L’enfant continuité»
s’oppose à «l’enfant projet», le
sacrifice est critiqué au nom de l’authenticité
et vice-versa. Ces normes anciennes et nouvelles rencontrent aussi
des normes différentes apportées par les familles
migrantes qui remettent en question le statut acquis par les femmes
occidentales au siècle dernier. La confrontation de ces différents
modèles a des effets insécurisants pour tous.
4. Les relations entre la société civile et la science
Il en va de même pour les relations entre la société
civile et la science. Vache folle, allergies respiratoires en croissance
dans les villes, amiante, organismes génétiquement
Page 10 441 modifiés, aéroports, autoroutes et TGV
contestés, l’Etat technocratique et scientifique se
voit contesté de toutes parts. Après l’autorité
des patrons et des familles, l’autorité de la science
et de l’Etat se voit à son tour mise en cause.
Simultanément de nouveaux modes d’intervention émergent
dans tous les secteurs de la vie humaine. Ils présentent
des caractéristiques communes que nous allons développer
maintenant.
III. La création de nouveaux liens par la construction commune
de règles nouvelles Pour passer, dans la ville, de la peur
de l’autre à la coopération, recréer
un collectif de travail dans l’entreprise, apaiser l’angoisse
des familles atypiques, permettre aux populations de se réapproprier
les réalisations des techno-sciences, la démarche
est toujours la même: construire ensemble les règles
du jeu communes.
1. La ville; inventer de nouvelles formes de citoyenneté
Au sein ou aux marges des villes, les maires sont confrontés
à une triple crise politique: la crise de la démocratie
représentative, l’absentéisme électoral
et la montée des extrémismes. Pour y remédier,
le maire de Saint-Denis, par exemple, a mis en place, depuis 1989
de nouvelles formes de participation des habitants à la vie
de leur cité.
La participation est organisée en «démarches
quartiers» (quatorze démarches) pilotées par
un maire adjoint qui réunit mensuellement les habitants volontaires
pour débattre des problèmes du quartier ou des projets
qui le concernent et trouver les solutions ou les aménagements
les mieux adaptés. Des chargés de mission médiateurs
entre les habitants et la mairie sont présents plus régulièrement
et complètent le dispositif. Depuis deux ans la commune expérimente
la construction participative de son budget en invitant les habitants
de chaque quartier à faire des propositions et participer
aux arbitrages entre les projets présentés.
Quinze ans plus tard, on constate que l’implication des habitants
dans les politiques de la commune s’est fortement accrue,
la participation électorale a augmenté et le vote
extrémiste est en recul.
Ce mouvement a eu des effets sur l’organisation interne des
services: l’administration communale est passée d’une
logique verticale à une logique transversale et territoriale.
Les habitants connaissent maintenant les responsables de la mairie
et n’hésitent plus à s’adresser à
eux. Ils ont des comportements moins dépendants et plus actifs
vis-à-vis de l’institution, dont l’efficacité
s’est améliorée, enfin, le personnel se sent
beaucoup plus responsable vis-à-vis des habitants.
Les habitants se sont remobilisés autour de la chose publique:
une multitude d’associations se sont créées
qui remplacent progressivement les partis et les syndicats issus
de la révolution industrielle en plein déclin. Inventés
pour résoudre les problèmes de la société
industrielle, ils ne savent ni ne peuvent résoudre les problèmes
de la société postindustrielle ou postmoderne.
L’entreprise; reconstruire des règles communes
Le dernier livre de Philippe d’Iribarne (8), Le Tiers-Monde
qui réussit; nouveaux modèles, présente de
multiples points communs avec le cas de la ville. Sur les quatre
entreprises qu’il a observées, l’une au Mexique,
la seconde au Maroc, la troisième au Cameroun et la quatrième
en Argentine, trois d’entre elles se sont appuyées
sur une démarche qualité pour instaurer un nouveau
système de relations dans l’entreprise, essentiellement
fondé sur la confiance, la coopération et le développement
continu des compétences.
Les démarches qualité ont servi à changer
les règles du jeu (implicites et explicites) de ces entreprises
par la mise en place de procédures contraignantes qui ont
permis de transformer des comportements d’individualisme,
de méfiance, de peur, etc., en comportements de confiance
et de coopération. La thèse de Philippe d’Iribarne
consiste à montrer que la formation du personnel, la rédaction
et la mise en œuvre des procédures se révèlent
insuffisantes si elles ne sont accompagnées d’un engagement
personnel de la direction dans la démarche, visible et démontré,
et ne s’inscrivent pas au sein de schémas relationnels
positifs, spécifiques à chacun des contextes culturels
de ces entreprises. Néanmoins, au sein de ces contextes spécifiques,
on retrouve des attentes invariantes.
Les quatre entreprises qu’il a étudiées ont
en commun d’avoir eu recours, pour transformer leurs relations
internes, à la mise en place de procédures rigoureuses.
Dans les quatre cas, ces procédures ont permis de résoudre
les contradictions relationnelles qui empêchaient la circulation
de l’information entre les personnes, les niveaux hiérarchiques
et les services.
Les difficultés relationnelles qu’il a fallu surmonter
sont relativement communes aux quatre pays. Dans les quatre cas,
les employés avaient peur de leurs chefs, soupçonnés
à tort ou à raison d’arbitraire, de manipulation,
d’autoritarisme, de distance, de mépris, de favoritisme,
etc. Simultanément ces peurs n’avaient pas tout à
fait les mêmes objets:
• au Mexique, la peur provenait d’une très grande
distance entre les chefs et les employés, caractéristique
des relations sociales dans la culture de ce pays; • au Maroc,
elle répondait à un autoritarisme qualifié
de policier, lui aussi caractéristique de cette société;
• au Cameroun, c’étaient les jeux secrets du
tribalisme, des clans et des familles, toujours suspects de biaiser
le jugement porté sur l’opérateur, ou sur le
chef, dans le but inavoué de parvenir à remplacer
l’opérateur ou le chef par un membre du clan, qui paralysaient
la communication; • en Argentine, le tabou portait sur la
pluralité des morales et des loyautés, qui plonge
sans cesse chacun des employés dans des dilemmes de loyauté
entre les amis et l’entreprise. Il était impossible
d’en discuter de crainte d’être accusé
de corruption ou d’insensibilité au devoir d’aider
son frère, son ami ou quiconque vous avait un jour rendu
service.
Dans tous les cas, l’introduction de nouvelles méthodes
d’organisation des relations a pris la forme d’une loi
ou d’une règle commune, s’appliquant à
tous, y compris au directeur, qui donne des preuves constantes de
son respect de la nouvelle règle.
Cette règle, établie pour susciter un comportement
nouveau, autorise à critiquer les chefs, ou à s’opposer
à eux si on est convaincu que l’ordre qu’ils
donnent n’est pas le bon.
Elle reconnaît l’existence d’une compétence
légitime chez les subordonnés. Elle définit
aussi très précisément ce qu’il faut
faire ou ne pas faire et libère ainsi des conflits, de la
méfiance, de la suspicion. Elle substitue enfin des comportements
de coopération et de solidarité à des comportements
individualistes et soupçonneux.
En fait, dans tous les cas, selon des modalités propres
à chaque culture, la nouvelle règle a eu pour fonction
de substituer à une cohérence de façade, fondée
sur un contrôle autoritaire ou pervers, une cohésion
interne construite autour de l’observation de règles
claires permettant de savoir comment se parler en confiance, d’exprimer
ses doutes, ses idées ou ses critiques à son chef,
au chef de son chef, à ses collègues, à ses
subordonnés. Les relations sont passées d’une
verticalité rigide, formelle et parfois perverse, à
une latéralité très précisément
régulée, qui libère l’expression et l’énergie
collective.
Dans les quatre cas les performances économiques et l’atmosphère
relationnelle ont fait simultanément des progrès remarquables.
A bien y regarder ces démarches relèvent tout à
fait de la pratique constructionniste consistant à ne pas
renier le passé culturel et les représentations –
ou valeurs – qu’il transmet, tout en aidant chaque personne
à construire, individuellement et collectivement un monde
commun, fait d’une réinterprétation de l’héritage
culturel au regard des exigences du présent (rendre l’entreprise
viable dans une concurrence internationale accrue).
3. La famille; inventer la «famille de ceux qui s’aiment»
(6) Le numéro de Thérapie familiale consacré
aux parentalités d’aujourd’hui fournit de nombreux
exemples de reconstructions d’images cohérentes de
la famille pour aider les systèmes familiaux «atypiques»
à construire une image positive de leur situation.
Kenneth Gergen propose l’exemple d’une jeune femme
éloignée de ses parents et de son mari qui travaille
sur un autre continent et qui peine à élever son bébé
dans un tel isolement. Son thérapeute lui a conseillé
de construire, avec des proches, «la famille de ceux qui s’aiment»(6).
Philippe Caillé, prend le cas d’un enfant élevé
par un père homosexuel qui vit avec son ami et une mère
lesbienne et nomme ce groupe familial atypique «constellation
affective».
Face à ces situations de plus en plus fréquentes,
Gergen suggère de «suivre le courant de manière
créative» tandis que Caillé souhaite «l’émergence
d’une morale sans référent religieux explicite,
comblant le vide entre traditionalisme frileux et consumérisme
désordonné… reposant ni sur l’interdit
ni sur la libération du désir, Page 13 444 mais sur
la responsabilité commune des membres d’une famille
d’inventer ensemble un récit structurant… Il
faut sans nul doute que la société s’engage
dans un processus parallèle en modérant les séductions
multiples engendrées par l’économie de marché
et en répondant au besoin réel des individus et des
familles» (1). Il s’agit en fait, pour le thérapeute
bienveillant d’intervenir pour aider la famille à se
vivre telle qu’elle est, à partir de la réalité
des situations et non de la norme.
4. Les rapports entre technoscience et citoyens; «agir dans
un monde incertain» (2) L’agir dans un monde incertain
modélisé par Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick
Barthe s’attache à montrer l’apport, y compris
scientifique ou technique, de confrontations organisées entre
les projets de la techno-science et les craintes de la société
civile. Ces confrontations permettent, sous certaines conditions
d’enrichir les connaissances ou les projets avancés
par ceux qui savent, d’idées ou de solutions inédites.
Sous le nom de «forums hybrides», elles s’organisent
en trois étapes:
1. Des groupes se constituent autour d’un échange
constant entre ceux qui savent et décident (l’expert
technicien, le député, le représentant syndical,
etc.) et la base, au rebours du modèle traditionnel de la
délégation de parole aux savants et politiques.
2. Ces groupes se reconnaissent dans leur diversité et découvrent
des affinités inattendues: (par exemple à propos d’un
projet de réaménagement d’une rivière,
entre les associations de défense du patrimoine et les exploitants
agricoles).
3. Ces interactions entre groupes donnent lieu à une recomposition
du collectif dans la mesure où chacun d’entre eux reconnaît
que son identité est négociable, susceptible d’ajustements
mutuels.
Ces trois moments de la construction du collectif rompent avec
les modalités traditionnelles de délégation
de la parole de la démocratie représentative, que
les auteurs qualifient de modèle de l’agrégation
des préférences et des intérêts individuels.
A l’inverse de ce système de troc d’intérêts
particuliers, les forums hybrides font place à une reconstruction
négociée du collectif. Il ne s’agit plus d’agréger
des intérêts ou des visions individuels par des compromis
négociés entre les décideurs et le public,
mais de construire un public actif dans la définition plurielle
de ce qui est acceptable ou non. Simultanément les controverses
associant discours profanes et spécialistes, produisent une
plus-value cognitive. Des solutions inédites sont produites
et engendrent, par leur production même, une reconfiguration
du collectif.
D’un point de vue sociopolitique, ces forums offrent une
forme de prise de parole alternative aux consultations par sondage
d’opinion ou référendum. Les sondages et les
référendums relèvent d’une démocratie
de type délégatif. Consulter les citoyens avant la
décision n’est pas un gage de démocratisation
dans la mesure où, aussi bien le savoir (les scénarii
dessinés par des experts professionnels) que les identités
sont maintenus à l’identique en amont du débat
et le conditionnent sans y être soumis.
Cette approche conduit les auteurs à renouveler la signification
du principe de précaution. Souvent dénoncé
comme une irrationalité frileuse entretenue par l’excitation
Page 14 445 médiatique ou comme une hypertrophie de la responsabilité,
ce principe consiste à associer des profanes, selon des modalités
rigoureuses, à l’exploration des conséquences
scientifiques et sociologiques d’un projet ou d’une
application scientifique mise en débat. Lorsque ces conditions
sont remplies, le principe de précaution signifie alors une
rupture avec le gouvernement des sages, qui a perdu la confiance
des citoyens.
Ces quatre exemples présentent plusieurs traits communs:
1. Un collectif à reconstruire :
qu’il s’agisse de «la famille de ceux qui s’aiment»
ou de la «constellation familiale», de l’entreprise
émiettée par la méfiance, la peur et la suspicion,
de la ville où s’ignorent, voire se combattent les
différents groupes ethniques, linguistiques ou culturels,
ou encore, du corps social et des représentants de la technoscience,
le mal est toujours le même, c’est la division, due
aux chahuts de l’histoire et de l’économie (migration,
transfert des emplois, rivalités entre spécialistes,
intérêts divergents, etc.).
2. Il s’agit de collectifs en souffrance car ils se définissent
eux-mêmes par la négative: Saint-Denis n’est
pas une «vraie» ville mais une collection de groupes
ethniques relégués loin du centre, de manière
analogue, les entreprises multinationales n’ont pas de culture
commune, de même que les pêcheurs à la ligne
et les agriculteurs qui se battent pour des usages antinomiques
d’une rivière, ou les constellations familiales atypiques
qui s’isolent dans la dépression ou la revendication
agressive de leur supériorité.
3. Une pluralité de micro-règles propres à
chaque groupe ou individu qui entretiennent une incertitude permanente
sur l’attitude à adopter en face de l’autre.
Et les solutions sont toujours les mêmes 4. La construction
de règles d’échange dialogiques selon un principe
de «tiers inclus» (où les points de vue ne se
rapprochent pas par élimination successive) mais par «articulation»,
fondée sur des principes clairs, le droit à la parole
pour chacun, et des méthodes très concrètes
pour mettre en œuvre ces principes.
A ce stade de la réflexion, il est frappant d’observer
que les grandes institutions (famille, société, entreprises,
Etat et technoscience) souffrent des mêmes maux:
Défiance vis-à-vis de l’autorité traditionnelle
qui a failli, perte des repères simples, confusion des langages
et des références culturels et que partout surgit
le même remède que je résumerai en termes crus:
«Faire avec mais ne pas faire n’importe quoi».
Et ne pas faire n’importe quoi, c’est:
1. définir ensemble les règles du jeu de la construction
de la représentation;
2. de l’analyse;
3. de solutions.
Selon les contextes ces pratiques seront qualifiées différemment:
«dialogiques» «théorie et action générative»
«forums hybrides», «démarches quartiers»
ou «démocratie participative».
Page 15 446 «Lorsqu’ils écoutent un homme politique
ou un de leurs collègues ingénieurs ou technocrates,
ces chercheurs, en bon psychologues, entendent immédiatement
le discours des intérêts, le langage des corporatismes.
Ils décryptent les calculs. Même quand il est question
de bien commun, d’intérêt collectif, ils savent
que ce qui est en jeu ce sont des chiffres d’affaire, des
débouchés à l’exportation, des rentes
de monopole ou des calculs électoraux» (2).
A travers les différentes formules de consultation citoyenne
ils ont découvert que les agriculteurs, les ménagères
et les habitants parviennent «à produire des effets
de clarté que les experts, “empatouillés”
dans leurs savoirs et leurs intérêts professionnels,
n’arrivent pas à produire. Voilà démontré
que ce qui compte ce sont les procédures, les seules procédures,
les règles d’organisation de ces débats et de
ces discussions. On ne découvre pas la volonté commune
par hasard. Il y faut des règles impitoyables. Sans le tirage
au sort d’un panel de citoyens représentatifs et non
concernés, sans les séances de formation, sans l’audition
d’experts ou de groupes de pression minutée à
la seconde près, le jeu de rôle aurait repris le dessus,
et avec lui le dialogue de sourds et la lutte de chacun contre chacun?»
(2, p. 163).
IV. L’invention dialogique de nouveaux récits
1. Deuil du «grand récit», la fable moderniste
en question Toute culture est un récit de sa construction.
Le récit du monde moderne sur lui-même a consisté
à croire que les humains vivaient dans un seul monde, composé
d’une part, d’une Nature «objective» connaissable
par la science et, d’autre part, de cultures «subjectives»,
les religions, le droit, l’art… Dans ce monde dit moderne,
il fallait, pour unifier l’humanité, aider les peuples
à se détacher de leurs cultures dites «subjectives»
pour qu’ils puissent accéder à la connaissance
objective de la nature, condition du progrès. Cette représentation
de la nature et de son objectivation possible par la science ne
serait, pour les postmodernes, qu’un grand récit parmi
d’autres, celui que la société occidentale a
construit pour elle-même, dans l’illusion que l’impartialité
de l’expérience scientifique, sa reproductibilité
sous toutes les latitudes, offraient un socle de connaissances universelles.
Ce grand récit s’est vu mis à mal lorsqu’on
a découvert l’influence de l’observateur sur
les phénomènes observés et la théorie
de la relativité (3).
La construction de récits métissés Lors d’une
conférence précédente pour la revue Thérapie
familiale, j’avais évoqué la façon dont
Rabelais, à la Renaissance, avait réinventé
une généalogie de son héros Gargantua descendant
de Goliath et d’Atlas (11). A bien des égards, notre
période ressemble à la Renaissance qui a vu s’écrouler
la représentation du monde construite par l’église
catholique sur les ruines de l’empire romain.
Les expériences de reconstruction des liens – dans
la ville, les entreprises, les familles ou les forums hybrides –
font surgir des figures métissées qui permettent Page
16 447 l’identification à de nouveaux systèmes
de valeurs. Quelques exemples tels que les «Samouraïs
berbères», le «kaizen musulman», «la
famille de ceux qui s’aiment», la «démocratie
dialogique», illustreront la manière dont se construisent
ces nouveaux récits.
LES «SAMOURAÏS BERBÈRES»
Sous l’impulsion d’un ancien commissaire de police devenu
conseiller de sécurité à la RATP, un dispositif
d’agents de prévention et de médiation sociale
particulièrement illustratif des métissages professionnels
s’est mis en place.
Profondément convaincu des valeurs républicaines
de fraternité, de liberté et de laïcité,
ce commissaire voulait que les jeunes immigrés relégués
dans les banlieues puissent en faire l’expérience.
Sa rencontre en 1989 avec un jeune homme tunisien, Noureddine, lui
a permis de construire un projet dans ce sens. Noureddine, arrivé
en France à l’âge de dix ans, avait dû
se battre avec les garçons de son âge pour se faire
accepter dans sa cité. Cela l’avait conduit à
s’inscrire dans le club de kung-fu de son quartier et à
devenir, quelques années plus tard, champion du monde.
Il a ensuite enseigné les arts martiaux aux jeunes de son
quartier pour les détourner de la délinquance. Sa
rencontre avec le responsable de la sécurité de la
RATP s’est traduite par la création en 1994 de l’opération
«grands frères», consistant à installer
dans les bus traversant le quartier, des jeunes formés aux
arts martiaux chargés de désamorcer les comportements
agressifs des jeunes dans le bus.
Rebaptisés «agents de prévention et de médiation
sociale», ces jeunes ont ensuite été recrutés
et formés pour assurer une nouvelle forme de sécurité
dans le métro, fondée plutôt sur la prévention
que le contrôle ou la sanction. Les recrutements ont été
opérés au début dans les clubs d’arts
martiaux de la banlieue parisienne, ce qui a permis de sélectionner
les candidats sur des critères tels que la maîtrise
de soi, la connaissance des jeunes perturbateurs et de leurs codes,
la capacité à comprendre leur langage et à
passer du geste aux mots au lieu des critères habituels des
concours de recrutement:
dictée, calcul, et autres matières scolaires.
Ce système de recrutement atypique répondait au besoin
de détecter une triple compétence relationnelle:
1. formés aux arts martiaux ces jeunes partageaient «l’éthique
du samouraï», qui consiste à s’entraîner
pour contrôler sa propre violence et savoir contrôler
celle d’agresseurs éventuels; 2. issus de l’immigration,
habitant des quartiers difficiles ils connaissaient les codes relationnels
d’une grande partie des perturbateurs du métro et savaient
intervenir sans les humilier ou les provoquer; 3. sûrs de
leur compétence de combattants, ils n’avaient pas peur
du combat, même si leur principe était d’abord
d’éviter qu’il ne se produise.
Une éthique, une compréhension de ceux qu’ils
doivent dissuader, une absence de peur. Quel examen saurait mettre
en évidence ces qualités?
Cette forme de recrutement est encore controversée car elle
va complètement au rebours des pratiques de recrutement par
concours scolaires, garantes de l’égalité républicaine
dont le commissaire est un fervent soutien; il s’agirait d’un
recrutement Page 17 448 raciste ou communautariste puisqu’il
se fonde sur l’origine géographique (la banlieue parisienne)
des candidats; il s’agirait enfin d’un métier
de seconde zone qui ne correspond pas à la nomenclature officielle
des métiers et stigmatise ainsi, un peu plus, les jeunes
qui l’exercent.
La sociologue Nathalie Leroux note dans sa thèse sur les
agents de sécurité à la RATP, que les compétences
requises pour les interpellations de jeunes qui perturbent la tranquillité
des voyageurs ne sont guère formalisables. Elles «relèvent
de savoir-faire essentiellement informels, de communication, relevant
de la vie quotidienne. En plus, en fonction des personnes rencontrées
(origines ethniques, tranches d’âges différentes,
comportements plus ou moins provocateurs, appartenance à
des mouvements – rap, punk, baba cool –, en fonction
de l’heure de l’interpellation (heure d’affluence
ou heure tardive) etc., les comportements des agents doivent s’adapter,
ce qui rend encore plus compliquée leur formalisation»
(10).
Ces formes d’intervention se sont diversifiées depuis.
Le métier s’est féminisé récemment
pour des jeunes filles chargées d’intervenir au sein
des cités, dans les familles. Une jeune fille dit de son
métier: «On essaie de recréer du lien non seulement
entre quartiers, mais aussi entre générations.»
Elle se vit comme une «personne passerelle» qui retrouve
un sens à son existence en créant le «monde
commun» dont ces habitants, relégués loin du
centre, éloignés de leur pays d’origine, ne
parlant pas les mêmes langues et n’ayant pas les mêmes
traditions, étaient exclus.
Ces figures métissées se créent en même
temps qu’elles créent du lien. Elles permettent aussi
de sortir de la fiction d’une société égalitaire
«déjà là» pour passer à
la situation réelle d’une société d’égaux
à construire.
Le «samouraï berbère» illustre cette compétence
médiatrice qui se développe en ouvrant des passages
entre la réalité de la division et la volonté
de la dépasser.
LE KAISEN MUSULMAN
Au sein de l’usine marocaine étudiée par Philippe
d’Iribarne, les employés font souvent référence
à une méthode de travail, le Kaisen, pour souligner
que «le Kaisen c’est musulman». En fait le kaisen
est une méthode japonaise d’amélioration continue
de la qualité des produits et des services par itération
de l’observation, de l’analyse des dysfonctionnements,
de la recherche de solutions, elles-mêmes analysées
et améliorées à l’infini. Et le kaisen
c’est musulman parce que le croyant ne cesse d’observer
ses actes et ses motivations pour s’améliorer. «Moi
je suis croyant, pas comme les intégristes; la culture que
j’ai vue dans le bouquin de kaisen, on a ça dans notre
culture, en tant que musulman; travailler dans la transparence,
dans la propreté, aider l’autre à réussir;
pour réussir, il faut croire en la chose, c’est dans
le Coran» (10, p. 79).
LA MÉNAGÈRE COMPÉTENTE
Callon, Lascoumes, et Barthes ont découvert, lors de la mise
en place de forums hybrides, que la parole du simple citoyen adressée
aux chercheurs ou aux décideurs technocrates change les représentations
que ces derniers se font du dialogue:
Page 18 449 Donner les informations essentielles pour que les gens
ordinaires puissent se forger une opinion et débattre de
sujets hautement techniques tels que les risques de dissémination
des plantes modifiées génétiquement, est non
seulement possible mais permet aux chercheurs de regarder le produit
de leur laboratoire d’un œil neuf, non plus celui du
chercheur fier de son brevet ou aspirant à un prix Nobel,
mais du point de vue du citoyen qui vivra avec les déclinaisons
industrielles et commerciales de l’invention ou du procédé
qui fonde sa fierté et, peut-être, sa carrière
future. La confrontation méthodiquement organisée,
des projets de vie et des inquiétudes de la ménagère
compétente avec les projets technoscientifiques des experts
fait émerger des projets différents, socialement viables
ou acceptables.
2. L’évolution du statut de la compétence:
compétence des familles, compétence des employés,
compétences des citoyens Dans un monde moderne considérant
la réalité comme objectivable au moyen d’une
analyse et d’un raisonnement rigoureux dont la validité
est universelle, les compétences requises pour guérir,
construire, agir… sont essentiellement celles du savoir technique
et scientifique, fondement de la décision et de l’action.
On attend d’un médecin qu’il sache reconnaître
ce dont souffre son patient et qu’il sache lui prescrire la
thérapie adaptée pour le guérir, d’un
ingénieur qu’il connaisse les lois physiques pour construire
des routes, des machines, des centrales nucléaires…
Les compétences requises pour agir dans le monde postmoderne
sont les mêmes, mais doivent être complétées
par une compréhension des contextes où se situe l’action
de l’expert et par une capacité à s’interroger
sur ses intentions.
L’action humaine apparaît alors comme la mise en œuvre
d’une compétence au service d’intentions (15)
et de compétences plurielles. La cybernétique a réhabilité
le rôle essentiel de l’intention dans l’action.
Rosenblueth, Wiener et Bigelow ouvraient leur article célèbre
«Comportement, intentionnalité, téléologie»
par ces mots: «Cet essai a un double but. Le premier est de
définir l’étude comportementale des phénomènes
naturels et de classer les comportements. Le second est de souligner
l’importance du concept d’intention» (24).
Ce qui délimite et définit un système c’est
toujours une intention et que, dans les systèmes composés
d’un intervenant et d’un groupe humain en difficulté,
l’intention qui forme ce système est essentielle car
elle détermine le résultat qui sera obtenu.
Cela ne disqualifie en rien la compétence mais la notion
d’intention permet d’introduire la question que le monde
moderne avait évacuée, celle de l’intention
de l’intervenant.
Quelle est l’intention de l’intervenant? Démontrer
sa compétence en renforçant l’image d’incompétence
que la famille, la ville, le groupe de citoyens consultés
ont d’eux-mêmes et conforter ainsi son rôle ou
bien mettre ses connaissance au service d’un groupe défini
comme seul compétent pour trouver les moyens de vivre ensemble,
de décider ensemble, de vivre mieux? De cette intention initiale
sortira le résultat: renforcement de la dépendance
ou de la compétence du système humain souffrant ou
apprenant.
Page 19 450 L’émergence de la «compétence
morale» Philippe Caillé en appelle à «l’émergence
d’une morale sans référent religieux explicite,
comblant le vide entre traditionalisme frileux et consumérisme
désordonné… reposant ni sur l’interdit
ni sur la libération du désir, mais sur la responsabilité
commune des membres d’une famille d’inventer ensemble
un récit structurant…» Suzanne Lamarre évoque
la compassion, ou souci sincère d’aider celui qui souffre,
et la règle de respect de l’autonomie et de la vulnérabilité
de chacun.
Philippe d’Iribarne évoque la nécessité
d’articuler les règles de la qualité aux valeurs
des sociétés où se trouvent les entreprises.
Callon, Lascoumes, et Barthe soulignent la stupéfaction
émue des experts découvrant la capacité des
simples citoyens à poser leurs questions dans un véritable
souci de l’intérêt général, souci
que les experts – bien au courant du jeu des intérêts
– ont oublié depuis longtemps.
Le maire de Saint-Denis évoque la dynamisation de sa ville
par une participation citoyenne qui a revitalisé l’énergie
pour s’associer et «faire ensemble».
Ces différentes expériences se rapprochent, chacune
à leur manière, de la théorie du constructionnisme
social. Comme le dit Kenneth Gergen: «Si nous voulons construire
ensemble un futur plus viable, nous devons être prêts
à douter de tout ce que nous avons accepté jusqu’ici
comme réel, vrai, juste, nécessaire ou essentiel.
Cette réflexion critique n’est pas nécessairement
un rejet de nos grandes traditions.
C’est les reconnaître en tant que telles – situées
dans l’histoire et la culture; c’est reconnaître
la légitimité d’autres traditions dans leurs
propres termes. C’est inviter à un dialogue qui puisse
conduire à un terrain d’entente commun» (6).
L’important dans cette phrase est la formule «construire
ensemble un futur plus viable». Ce futur peut être celui
d’une famille, d’une ville, d’un atelier, d’un
projet technique. L’important est que le système «expert
+ groupe en difficulté» soit engagé dans la
construction de ce futur plus viable.
En écho à Suzanne Lamarre, je me souviens d’avoir
entendu le Dalaï-Lama répondre à une question
sur ce qu’il fallait penser de la modification des gènes
:
«l’important c’est l’intention, si l’intention
est bonne il n’y a pas de problème, sinon, il y aura
beaucoup de problèmes.» Les pratiques que j’ai
tenté ce matin de vous situer dans l’histoire récente
de la pensée et dans différents champs d’intervention
consistent, chacune à leur façon, à reconstruire
des liens pour construire un futur viable. Le monde est incertain,
nous devons apprendre à le lire ensemble. A la différence
de Jean-Claude Guillebaud (2003) ou de Céline Lafontaine
(2004), je pense que l’entreprise de déconstruction
du postmodernisme a un caractère salutaire, lorsqu’elle
s’accompagne d’une reconstruction fondée sur
une intention bienveillante.
Isabelle Orgogozo
Notes
1. Caillé P. (2003): Etre parent aujourd’hui: performance
d’un rôle vécu ou d’un état?, Thérapie
familiale, XXIV, 2, 141.
2. Callon M., Lascoumes P., Barthe Y. (2001): Agir dans un monde
incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, Paris.
3. Cerisy, Colloque de (2000): Propositions de paix, Ethnopsy,
no 4, avril 2002.
4. Certeau M. de (1990): L’invention du quotidien 1. Arts
de faire, Gallimard, Folio Essais, Paris.
5. Dahan Dalmedico A., Pestre D. (1998): Comment parler des sciences
aujourd’hui? Alliage, n° 35-36.
6. Gergen K..G. (2001): Le constructionnisme social, Delachaux
et Niestlé, Paris.
7. Guillebaud J.C. (2003): Le goût de l’avenir, Seuil,
Paris.
8. Iribarne P. d’ (2003): Le Tiers-Monde qui réussit;
nouveaux modèles, Odile Jacob, Paris.
9. Lafontaine C. (2004): La pensée machine, Seuil, Paris.
10. Leroux N. (1997): Les agents de sécurité à
la RATP: groupe, catégorie professionnelle ou métier?
Sous la direction de Françoise Piotet, Université
Paris I, Panthéon-Sorbonne.
11. Orgogozo I. (1996): L’enfance et l’adolescence
face à la mondialisation et l’effondrement des cadres
de référence culturels particuliers: quelle transmission?
Quelle restructuration? Thérapie familiale, XVII, 1, 3-17.
12. Orgogozo I. (1998): Changer le changement, on peut abolir les
bureaucraties, Seuil, Paris.
13. Perret B. (1999): Les nouvelles frontières de l’argent,
Seuil, Paris.
14. Putnam R.D. (2000): Bowling alone; the collapse and revival
of America community, Simon and Schuster, non traduit; résumé
en français établi par Antoine Bevort disponible sur
http://www.
ac-rouen.fr/crdp/jouraca/pages/p.53-54.htm 15. Rosenbluth A., Wiener
N., Bigelow J. (1961): Comportement, intention, téléologie,
Etudes philosophiques, n° 2, Paris.
16. Salomon J-J. (1997): L’éclat de rire de Sokal,
Le Monde, 31 janvier, Paris.
17. Weil S. (1988): Premiers écrits philosophiques, tome
1, Gallimard, Paris.
systèmes et sous-systèmes qu’est le monde,
l’intention bienveillante ou compatissante retrouve le statut
créateur que le dogme de la raison lui avait retiré,
et ceci nous renvoie à notre responsabilité.
Livres de ORGOGOZO Isabelle
Les paradoxes du management. Des châteaux forts aux cloisons
mobiles
ORGOGOZO Isabelle
Organisation , 1991, 164 p.
Les paradoxes de la communication. A l'écoute des différences
ORGOGOZO Isabelle
Organisation , 01/01/1988, 127 p.
Les paradoxes de la qualité
ORGOGOZO Isabelle ; SERIEYX Hervé
Organisation , 1987, 158 p.
Après avoir été responsable de la formation
aux techniques d’expression et de communication, elle a enseigné
les techniques de management, qualité et conduite du changement
dans divers établissements d’enseignement supérieur
(ENA, ENPC, DESS Dauphine, IEP, …) exercé des fonctions
de conseil interne pour la mise en œuvre de démarches
qualité et de management à l’INSEE. Elle est
actuellement responsable du Comité de la Recherche et de
la Prospective à la Direction Générale de l’Administration
et de la Fonction Publique.
Elle est auteur de « Les paradoxes de la qualité »,
« Les paradoxes de la communication », « Changer
le changement » (avec Hervé Sérieyx) et «
L’entreprise communicante ». Isabelle ORGOGOZO s’inspire
des travaux de Palo Alto : il s’agit d’inciter à
des changements de logiques et non pas simplement à des changements
de comportements au sein des entreprises. Les châteaux forts
ne servent plus à rien dans un monde ouvert en permanente
transformation. Changer c’est passer d’une logique de
fermeture à une logique d’ouverture et de mouvement
.
Il faut d’abord changer notre approche du changement.
http://www.esc-pau.org/entreprise_conferences_s15.htm
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