"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
POSTMODERNISME ET ACTION DANS UN MONDE INCERTAIN
Par Isabelle ORGOGOZO
Médecine & Hygiène Thérapie Familiale 2004/4 Volume 25

Origine : Ceci est la version HTML du fichier

http://www.cairn.be/load_pdf.php?ID_REVUE=TF&ID_NUMPUBLIE=TF_044&ID_ARTICLE=TF_044_0433

Lorsque G o o g l e explore le Web, il crée automatiquement une version HTML des documents récupérés.

Orgogozo I., POSTMODERNISME ET ACTION DANS UN MONDE INCERTAIN, Thérapie Familiale 2004/4, Volume 25, p. 433-451.
Distribution électronique Cairn pour Médecine & Hygiène.


Avant-propos

Pour introduire cette contribution j’ai pris le parti de l’illustrer en adoptant une méthode post-moderne. Elle consistera à expliciter le «lieu d’où parle l’orateur», * Chargée de recherche et de prospective.

POSTMODERNISME ET ACTION DANS UN MONDE INCERTAIN
Isabelle ORGOGOZO

Résumé: Postmodernisme et action dans un monde incertain. – Le postmodernisme a pris acte de l’écroulement des cadres de références communs aux sociétés modernes, en démontrant les limites et la relativité des certitudes issues de la philosophie des lumières et du primat de la pensée scientifique. Ce mouvement a coïncidé avec le brassage des cultures qui, initié par les grandes découvertes de la Renaissance et amplifié par la colonisation, s’accélère aujourd’hui sous l’impulsion de la mondialisation.

Au milieu du champ de ruines des certitudes héritées du siècle des lumières surgissent des reconstructions de la personne et du social qui s’appuient sur des règles partagées, la reconnaissance des compétences singulières à chacun et sur la bienveillance. A ces conditions, il redevient possible, pour le moment au sein de micro-groupes, d’agir ensemble dans un monde de plus en plus incertain.

Selon la célèbre formule de Michel Foucault, les enjeux qui sont les siens dans la situation où il s’exprime et, enfin le projet qui est le sien dans cette situation.

1. Le lieu d’où parle l’orateur

Depuis 1992 mon métier consiste à susciter, sélectionner et financer des travaux d’études et de recherche pour comprendre à l’aide d’éclairages différents les difficultés et les résistances suscitées par la réforme de l’action publique en France. Ces recherches mobilisent essentiellement trois disciplines: le droit public, la sociologie et la gestion.

Avant cela j’ai beaucoup agi et écrit pour développer les méthodes des cercles de qualité dans l’administration et les entreprises. Ces méthodes peuvent se résumer en quelques mots: résolution de problèmes en groupe. Les cercles sont apparus en France au début des années quatre-vingt et se sont répandus très rapidement en cinq ans. Ils ont connu un succès retentissant en 1985 lorsqu’ils ont été mis sur l’agenda politique et une mort non moins fracassante, à partir de 1987, lorsque l’agenda politique a changé. De cet épisode j’ai retenu que les mouvements de la société civile ont beaucoup à perdre à se mélanger sans précaution aux mouvements de la société politique, même si, évidemment, ils s’inscrivent dans le même champ de réflexion et d’action.

La méthode de résolution de problèmes, qui n’avait rien de bien nouveau en soi, s’inscrivait dans un contexte de relations professionnelles nouveau (constitution de groupes d’employés sur la base du volontariat, liberté relative de choisir les problèmes à traiter et de proposer des solutions) et rassemblait de nombreux fils de mon parcours personnel. Etudiante en philosophie à Nanterre en mai 1968, j’ai vu, au mois de mai, voler en éclats les convictions et le paradigme du monde qui étaient ceux d’une étudiante de vingt ans élevée dans une famille traditionnelle, au sein d’une société ancrée dans son histoire rurale comme l’était encore la société basque de l’extrême sud-ouest de la France.

Tout d’un coup, surgissait une nouvelle lecture du monde dénonçant le caractère aliénant de la famille, de la tradition, du rôle dévolu aux femmes, des hiérarchies sociales implicites et explicites de sociétés encore relativement communautaires comme l’était la société française des années soixante, en particulier dans les petites villes de province. Mais le marxisme n’était pas en bien meilleure position dans les querelles que se livraient les nombreux groupuscules d’extrême gauche qui avaient proliféré en quelques mois dans l’Université et se reprochaient le goulag, la trahison des anarchistes espagnols par les communistes durant la guerre civile, le partage de Yalta… Apparaissaient aussi la critique du progrès, de la société de consommation, les premiers débats sur les risques écologiques liés au nucléaire et les dégâts du colonialisme. C’est en mai 1968 que la pensée postmoderne s’est vue projetée sur le devant de la scène.

J’avais rencontré plusieurs de ces questions dans l’œuvre de Simone Weil: pertinence de la critique marxiste et illusion tragique de croire possible de construire une société juste sur la base de cette critique, erreur logique de la croyance en un progrès scientifique et technique infini alors que le progrès scientifique ne résout pas les problèmes mais les déplace, perdant sur un terrain ce qu’il semble gagner sur un autre (17), erreur de croire en la suprématie de la pensée occidentale sur toutes les autres, erreur de croire qu’un dieu issu d’une culture ait vocation à l’universalité, critique de la géométrie analytique, inventée par Descartes, qualifiée de pensée «gelée» ou «mécanisée»… La contestation de soixante-huit rendait ces questions publiques mais de façon beaucoup plus superficielle.

La participation au séminaire de Michel Foucault, dont est sorti le livre Surveiller et punir, les réflexions de Michel de Certeau (4) sur la présence de la culture et de la compétence dans les gestes les plus ordinaires de la vie quotidienne m’ont ouverte à de nouvelles lectures du monde. Enfin, quelques années d’analyse ont parachevé, entre autres, cette déconstruction des représentations du monde dont j’avais hérité.

Le choc de mai soixante-huit explique aussi ma décision de ne pas enseigner la philosophie dans un lycée et de m’engager plutôt dans la formation des adultes en milieu professionnel. Il fallait alors se rapprocher des héros et victimes du monde moderne, les «travailleurs». C’est dans ce contexte que j’ai découvert la méthode de résolution de problèmes reformatée en cercles de qualité. La mise en œuvre de ces méthodes, leur aptitude à transformer l’image négative que les employés se faisaient d’eux-mêmes et de leur compétence, ou que leur renvoyaient leurs dirigeants, m’a ouvert la voie d’une reconstruction, au quotidien, avec des gens de tous les jours, d’une représentation ou d’une réinvention du monde, ou encore d’un ré enchantement, comme je l’ai écrit à la fin de Changer le changement (12).

2. Les enjeux de ce matin avec vous La question des enjeux personnels des scientifiques est devenue le thème favori de la sociologie des sciences depuis vingt ans. C’est une question très postmoderne.

Schématiquement il s’agit de situer la naissance et le succès des théories scientifiques à partir des enjeux de pouvoir entre disciplines et laboratoires scientifiques et non plus de considérer les chercheurs scientifiques comme des héros neutres, dont la seule histoire consisterait à situer leur contribution dans le progrès de la connaissance. Compte tenu du thème de ce matin, il convient d’en dire ici quelques mots.

Si j’étais biologiste ou thérapeute, ou universitaire, je pourrais me trouver ici pour ajouter dans la liste de mes conférences et de mes publications l’intervention de ce matin, ce qui m’obligerait à me plier aux règles du genre: démontrer simultanément ma connaissance exhaustive de tout ce qui a déjà été écrit sur ce thème par d’autres et la singularité de mon approche. Si j’appartenais à un groupe ou un laboratoire, je pourrais aussi chercher à gagner en influence, récupérer des crédits de recherche, placer des étudiants, intervenir dans d’autres colloques… Tel n’est pas le cas. Mais alors, pourquoi suis-je ici? Parce que Jean-Claude Benoit a suggéré de m’inviter, oui mais pourquoi?

Parce que, cherchant à comprendre où résidait la force de la méthode de résolution de problèmes en groupe, j’ai trouvé, dans l’approche systémique, quelques clés de compréhension qui m’ont beaucoup aidée. Et, ce faisant, j’ai rencontré dans le champ de la systémique beaucoup d’autres humains en recherche, dont plusieurs sont ici ce matin. C’est donc le plaisir de poser ici, avec eux et vous des questions d’une part sur les bouleversements pas toujours gais que nous sommes en train de vivre et, d’autre part, sur la façon d’aider ceux que nos métiers respectifs nous font rencontrer à recadrer leurs inquiétudes ou leurs souffrances en projets qui est mon enjeu. Une de mes anciennes collègues justifiait le travail en groupe par cette formule: «à deux ou trois on est moins bêtes que tout seul», je compléterai en disant qu’à deux ou trois on a moins peur que tout seul, ou qu’on est moins triste, ce que Kenneth Gergen dit à sa façon: «nous sommes constitués par la relation» (6). J’aimerais que nous nous retrouvions ici pour nous recréer dans nos questions partagées.

L’enjeu est donc de vivre ensemble un moment de réflexion qui nous aide à nous penser, à penser nos pratiques et les chemins dans lesquels nous sommes engagés.

3. Le projet Il me semble que nous n’avons pas le choix, nous devons «construire de nouvelles maisons», de nouvelles manières de voir les choses, de nouvelles métaphores, de nouvelles narrations, soit, une «théorie générative qui engendre de nouveaux mondes de signification et d’action» (6).

Ce passé d’étudiante en philosophie explique la suite de cette introduction où je vais tenter de préciser rapidement les termes «postmodernisme», «constructivisme» et «constructionnisme social». Ces définitions n’ont pas d’autre ambition que de situer cette intervention dans les mouvements de pensée de la fin du siècle dernier jusqu’à aujourd’hui.

I. Le postmodernisme consiste à relativiser le discours de la connaissance en le contextualisant Très schématiquement, le terme «postmodernisme» désigne trois phénomènes:

1. une critique de la foi dans le caractère universel de la raison issue de la période des lumières; 2. une posture existentielle relativiste affirmant que tout est légitime, car aucune «vérité» n’est démontrable; 3. une critique de la croyance au caractère «objectif» de la science.

Dans cette perspective, la sociologie des sciences s’est attachée à désacraliser la science en montrant que le travail de recherche est toujours inscrit au sein de conflits d’intérêts qui transforment les découvertes scientifiques en batailles de pouvoir; le postmodernisme le plus radical irait jusqu’à affirmer que la science se réduit à un système de croyances comme les autres (Salomon, 1997).

De façon moins polémique, la sociologie des sciences pose «que le savoir est toujours déjà situé et inscrit dans des lieux de production et de validation», (DahanDalmedico et Pestre, 1998) où l’humain n’est pas un facteur externe mais une partie prenante du savoir en construction. Il n’est donc pas possible de séparer la dimension sociale, historique et culturelle du savant et du savoir qu’il construit. La sociologie des sciences, s’attache à observer l’interférence des croyances et des enjeux dans lesquels sont inscrits les savants. Elle s’efforce de mettre en lumière le lieu d’où ils parlent.

Ces débats font partie de l’histoire intellectuelle du dernier quart du XX e siècle marquée par trois moments:

1. Les années d’après guerre (1945-1960) consacrées à la reconstruction dans le climat d’euphorie de la paix retrouvée, de la croissance et de l’admiration pour la science, source du confort et de la prospérité. Dans cette période, où les guerres de décolonisation étaient pourtant déjà bien avancées, les conséquences qu’elles auraient sur la conviction partagée par tout le monde occidental de la suprématie du savoir construit à partir de la période des lumières étaient encore très faiblement appréhendées.

2. Les années soixante-dix/quatre-vingt, moins prospères, qui ont vu surgir de nombreux groupes critiques à l’égard de la foi dans le progrès social et scientifique (écologistes, féministes, tiers-mondistes, etc.) et de la croyance en l’universalité de la raison. C’est la période de la dénonciation et du soupçon. La fameuse phrase de Michel Foucault sur la nécessité de préciser le lieu d’où on parle est un appel à contextualiser les discours du savoir accusés d’être au service de la domination économique des déviants par les puissants. Cette dénonciation a nourri, entre autres, l’antipsychiatrie et la dénonciation de l’enfermement des malades mentaux.

3. Les années quatre-vingt-dix qui se caractérisent par la victoire du camp libéral sur le monde communiste. Le marché prend alors le pas sur l’Etat, ce qui se traduit par le découplage de l’Etat et de la science, priée de trouver des financeurs privés en se mettant à leur service. La méfiance des populations à l’égard de la science s’en est vue accrue, d’autant plus que les scandales du sang contaminé, de la maladie de la vache folle, de l’amiante… mettaient en évidence la soumission des experts aux priorités du marché et leur aveuglement sur les ambiguïtés de l’Etat.

Le «constructivisme» se réfère, pour sa part, à une définition de la connaissance, pour laquelle la réalité est inaccessible à l’esprit humain. La connaissance ne consiste pas à comprendre et décrire la réalité telle qu’elle est, mais à en construire une description opératoire, toujours provisoire. Cette idée, ancienne, est déjà présente dans la philosophie grecque, en particulier dans le scepticisme qui affirmait l’impossibilité d’une connaissance de la réalité en soi, ne serait-ce qu’en raison de l’impossibilité pour l’esprit humain de comparer le monde vécu et un monde qui serait indépendant du sujet qui le décrit. Le constructivisme d’aujourd’hui est issu des travaux de Jean Piaget, d’Edgar Morin, Henri Atlan, Heinz Von Foerster, Gregory Bateson, Paul Watzlawick, Maturana et Francisco Varela, pour n’en citer que Page 7 438 quelques-uns. Il a largement inspiré la thérapie familiale sous l’influence de Gregory Bateson. Mettant en évidence le fait que l’intervenant fait partie du système sur lequel il intervient et que son action s’inscrit inévitablement dans des circuits d’information, il a été conduit à critiquer la représentation que les occidentaux se font de l’action: ils croient agir sur les choses sous l’effet de leur seule volonté et de leur seule raison alors que leurs actions sont aussi une réponse aux informations qu’ils reçoivent de l’environnement sur lequel ils prétendent agir.

Ainsi, en grossissant le trait, peut-on dire qu’à partir d’une hypothèse commune, énonçant que la réalité ne peut être décrite de façon purement «objective» mais s’appréhende inévitablement à travers un corpus de représentations, de sentiments, de schémas culturels interprétatifs et d’enjeux de pouvoir, les postmodernes et les constructivistes divergent sur les conséquences à en tirer.

Pour les postmodernes, l’impossibilité de décrire une réalité purifiée de toute représentation inconsciente conduit à une remise en cause plus ou moins radicale de toute prétention à la vérité. Lorsqu’ils interviennent dans le débat sociétal, ils optent pour un mode d’action conflictuel (dénonciation politique, recherche du rapport de force).

Les constructivistes s’intéressent plutôt aux perspectives d’action ouvertes par l’inaccessibilité de la réalité et le caractère construit de la connaissance (résolution de problèmes, thérapie, conseil, consultance). La question d’une vérité ultime n’ayant pas de sens, ils cherchent des modes opératoires permettant de créer des circularités constructives entre un système humain souffrant et des intervenants s’employant à introduire dans ce système une complexité plus grande, ou des informations nouvelles, qui lui permettront de changer sa représentation de la réalité et de retrouver ainsi une aptitude, ou une compétence pour dépasser ses problèmes.

Le constructionnisme social s’inscrit dans cette dernière perspective: prendre acte du fait que le monde est toujours une description, et prendre du recul par rapport aux «évidences» pour modifier, dans une relation dialogique avec le système humain souffrant, les descriptions du monde qui l’angoissent. L’enjeu consiste à créer, par le dialogue et l’échange, de nouvelles représentations permettant de relancer la vie, l’espoir et l’action.

En quoi ces polémiques nous concernent-elles? Nous sommes confrontés depuis quelques années, comme intervenants, au même titre que les élus locaux, les enseignants, les travailleurs sociaux, les éducateurs ou les consultants d’entreprise, à des situations inédites de dérive, de violence, de souffrance. Nous avons intérêt à parler entre nous de nos pratiques pour en apprécier la pertinence et pour les enrichir de ces regards croisés.

Nous allons maintenant regarder comment et pourquoi les liens humains se défont (II), comment ils peuvent se reconstruire par la mise en place de nouvelles règles du jeu et l’invention de nouveaux récits (III) et nous demander enfin ce que doit être le statut de la compétence dans un contexte de coconstruction de mondes vivables (IV).


Des liens humains en déshérence Le développement économique des années d’après-guerre, dans un climat d’euphorie, a eu aussi pour effet de défaire les liens sociaux et les normes collectives de comportement qui organisaient les sociétés modernes et traditionnelles, aussi bien que les entreprises ou les familles. La prise de conscience progressive des «dégâts collatéraux» d’une telle dilution se traduit par une méfiance accrue à l’égard du progrès scientifique et de l’Etat.

1. Le délitement des liens sociaux, capital économique contre capital social Robert Putnam (14) et Bernard Perret (13) montrent qu’au cours des années de reconstruction, les «trente glorieuses», une conception purement économique du bien-être a occulté les facteurs non monétaires essentiels au bien-être, tels que l’écologie (changement climatique, pollution, nuisances sonores) ou les liens sociaux (inégalités, violence, exclusions, insécurité réelle ou ressentie, solitude, etc.).

Les contraintes de rentabilité se sont faites plus lourdes sur les employés, y compris dans leur vie privée dont des pans entiers sont devenus progressivement des «produits rentables»: temps passé devant la télévision rentabilisé par le nombre de publicités absorbées, services marchands se substituant progressivement aux activités d’entraide, loisirs sportifs et culturels marchands remplaçant les clubs municipaux et les associations diverses qui s’appuyaient sur le bénévolat et le volontariat… Dans cette évolution très rapide, le travail des femmes, la plus grande mobilité des travailleurs et la flexibilisation des temps de travail ont eu pour effet d’accélérer la disparition des communautés sociales naturelles et de substituer des services marchands aux relations et à l’entraide gratuites. La mobilité accrue, l’éloignement des familles de leur lieu d’origine ont fait disparaître les richesses invisibles que représente le partage d’un passé commun, permettant un faible «coût de transaction» dans les échanges sociaux de proximité fondés sur la confiance et la solidarité. Les services marchands se sont substitués progressivement à ces échanges dont le coût, en termes de temps, est devenu exorbitant: faire connaissance, vérifier l’adhésion à des valeurs communes, construire de la confiance avec des voisins, des collègues ou des membres de la famille qui ne cessent de changer prend beaucoup de temps.

Le recours aux facilités du marché a eu pour conséquence une déqualification de l’environnement social immédiat comme lieu où des réponses peuvent être trouvées aux problèmes de la vie quotidienne. Cet appauvrissement du contenu économique des sociabilités de voisinage les a affaiblies: lorsque nous n’avons plus l’occasion d’échanger des services avec nos voisins, ceux-ci deviennent vite des étrangers.

Conséquence: le besoin de communiquer et de se faire confiance tend à s’exprimer de manière agressive et pathologique au sein de petites tribus qui tendent à se définir contre la société (le phénomène des bandes), ou encore, à l’occasion d’événements exceptionnels qui déclenchent des phénomènes fusionnels imprévisibles et régressifs (jeux olympiques, coupe du monde de football, fête de la musique) (13).

Les conséquences du déclin du capital social s’observent dans une conquête toujours plus large d’espaces où l’échange marchand se substitue à l’échange non monétaire (engagement militant, politique ou associatif, échanges de services de proximité, production d’activités socialisantes, culturelles, sportives ou festives). Le danger devient grand de voir progressivement se substituer à l’économie de marché une société de marché (13).

Mais cette analyse, pour juste qu’elle soit, oublie de mentionner le caractère étouffant des ces proximités aussi sécurisantes qu’inévitables, que le roman de Flaubert, Madame Bovary, met en évidence.

2. Au sein des entreprises le déclin des liens sociaux provient de la disparition du modèle fordiste/taylorien d’organisation du travail, et de la lutte des classes qui forgeait des liens de solidarité La mondialisation des marchés a eu pour effet de briser les collectifs professionnels. Les solidarités de classe ne fonctionnent plus lorsque les prolétaires du tiers monde acceptent des salaires quatre fois inférieurs à leurs homologues occidentaux.

Et la disparité des salaires autour de la planète a pour effet de faire travailler sous toutes les latitudes, selon des modèles d’organisation essentiellement occidentaux, des employés dont les cultures sont très différentes. Elle contribue de ce fait à déstabiliser les repères aussi bien des employés que de leurs dirigeants.

3. Au sein des familles

Les mêmes causes produisent les mêmes effets: l’éloignement du lieu de travail, l’allongement des journées de travail, l’isolement des couples de leur voisinage, la fragilisation du mariage, l’abondance de loisirs individuels, affaiblissent la communauté familiale. Les enfants se socialisent davantage au sein de leur classe d’âge que dans le groupe familial intergénérationnel. Deux mythologies de la famille travaillent aujourd’hui les relations intrafamiliales en Occident (Caillé, 2003). Au sein de la famille néo traditionnelle, l’accent est mis sur la transmission entre générations, l’identité qui se construit dans la dépendance à la sphère familiale, sociale et culturelle, et enfin dans un système d’obligations réciproques. Dans la mythologie de la famille «constellation affective», c’est, à l’inverse, la réussite individuelle qui démontre la capacité du système à laisser l’enfant libre d’exprimer son identité singulière. «L’enfant continuité» s’oppose à «l’enfant projet», le sacrifice est critiqué au nom de l’authenticité et vice-versa. Ces normes anciennes et nouvelles rencontrent aussi des normes différentes apportées par les familles migrantes qui remettent en question le statut acquis par les femmes occidentales au siècle dernier. La confrontation de ces différents modèles a des effets insécurisants pour tous.

4. Les relations entre la société civile et la science Il en va de même pour les relations entre la société civile et la science. Vache folle, allergies respiratoires en croissance dans les villes, amiante, organismes génétiquement Page 10 441 modifiés, aéroports, autoroutes et TGV contestés, l’Etat technocratique et scientifique se voit contesté de toutes parts. Après l’autorité des patrons et des familles, l’autorité de la science et de l’Etat se voit à son tour mise en cause.

Simultanément de nouveaux modes d’intervention émergent dans tous les secteurs de la vie humaine. Ils présentent des caractéristiques communes que nous allons développer maintenant.

III. La création de nouveaux liens par la construction commune de règles nouvelles Pour passer, dans la ville, de la peur de l’autre à la coopération, recréer un collectif de travail dans l’entreprise, apaiser l’angoisse des familles atypiques, permettre aux populations de se réapproprier les réalisations des techno-sciences, la démarche est toujours la même: construire ensemble les règles du jeu communes.

1. La ville; inventer de nouvelles formes de citoyenneté Au sein ou aux marges des villes, les maires sont confrontés à une triple crise politique: la crise de la démocratie représentative, l’absentéisme électoral et la montée des extrémismes. Pour y remédier, le maire de Saint-Denis, par exemple, a mis en place, depuis 1989 de nouvelles formes de participation des habitants à la vie de leur cité.

La participation est organisée en «démarches quartiers» (quatorze démarches) pilotées par un maire adjoint qui réunit mensuellement les habitants volontaires pour débattre des problèmes du quartier ou des projets qui le concernent et trouver les solutions ou les aménagements les mieux adaptés. Des chargés de mission médiateurs entre les habitants et la mairie sont présents plus régulièrement et complètent le dispositif. Depuis deux ans la commune expérimente la construction participative de son budget en invitant les habitants de chaque quartier à faire des propositions et participer aux arbitrages entre les projets présentés.

Quinze ans plus tard, on constate que l’implication des habitants dans les politiques de la commune s’est fortement accrue, la participation électorale a augmenté et le vote extrémiste est en recul.

Ce mouvement a eu des effets sur l’organisation interne des services: l’administration communale est passée d’une logique verticale à une logique transversale et territoriale. Les habitants connaissent maintenant les responsables de la mairie et n’hésitent plus à s’adresser à eux. Ils ont des comportements moins dépendants et plus actifs vis-à-vis de l’institution, dont l’efficacité s’est améliorée, enfin, le personnel se sent beaucoup plus responsable vis-à-vis des habitants.

Les habitants se sont remobilisés autour de la chose publique: une multitude d’associations se sont créées qui remplacent progressivement les partis et les syndicats issus de la révolution industrielle en plein déclin. Inventés pour résoudre les problèmes de la société industrielle, ils ne savent ni ne peuvent résoudre les problèmes de la société postindustrielle ou postmoderne.


L’entreprise; reconstruire des règles communes

Le dernier livre de Philippe d’Iribarne (8), Le Tiers-Monde qui réussit; nouveaux modèles, présente de multiples points communs avec le cas de la ville. Sur les quatre entreprises qu’il a observées, l’une au Mexique, la seconde au Maroc, la troisième au Cameroun et la quatrième en Argentine, trois d’entre elles se sont appuyées sur une démarche qualité pour instaurer un nouveau système de relations dans l’entreprise, essentiellement fondé sur la confiance, la coopération et le développement continu des compétences.

Les démarches qualité ont servi à changer les règles du jeu (implicites et explicites) de ces entreprises par la mise en place de procédures contraignantes qui ont permis de transformer des comportements d’individualisme, de méfiance, de peur, etc., en comportements de confiance et de coopération. La thèse de Philippe d’Iribarne consiste à montrer que la formation du personnel, la rédaction et la mise en œuvre des procédures se révèlent insuffisantes si elles ne sont accompagnées d’un engagement personnel de la direction dans la démarche, visible et démontré, et ne s’inscrivent pas au sein de schémas relationnels positifs, spécifiques à chacun des contextes culturels de ces entreprises. Néanmoins, au sein de ces contextes spécifiques, on retrouve des attentes invariantes.

Les quatre entreprises qu’il a étudiées ont en commun d’avoir eu recours, pour transformer leurs relations internes, à la mise en place de procédures rigoureuses.

Dans les quatre cas, ces procédures ont permis de résoudre les contradictions relationnelles qui empêchaient la circulation de l’information entre les personnes, les niveaux hiérarchiques et les services.

Les difficultés relationnelles qu’il a fallu surmonter sont relativement communes aux quatre pays. Dans les quatre cas, les employés avaient peur de leurs chefs, soupçonnés à tort ou à raison d’arbitraire, de manipulation, d’autoritarisme, de distance, de mépris, de favoritisme, etc. Simultanément ces peurs n’avaient pas tout à fait les mêmes objets:

• au Mexique, la peur provenait d’une très grande distance entre les chefs et les employés, caractéristique des relations sociales dans la culture de ce pays; • au Maroc, elle répondait à un autoritarisme qualifié de policier, lui aussi caractéristique de cette société; • au Cameroun, c’étaient les jeux secrets du tribalisme, des clans et des familles, toujours suspects de biaiser le jugement porté sur l’opérateur, ou sur le chef, dans le but inavoué de parvenir à remplacer l’opérateur ou le chef par un membre du clan, qui paralysaient la communication; • en Argentine, le tabou portait sur la pluralité des morales et des loyautés, qui plonge sans cesse chacun des employés dans des dilemmes de loyauté entre les amis et l’entreprise. Il était impossible d’en discuter de crainte d’être accusé de corruption ou d’insensibilité au devoir d’aider son frère, son ami ou quiconque vous avait un jour rendu service.


Dans tous les cas, l’introduction de nouvelles méthodes d’organisation des relations a pris la forme d’une loi ou d’une règle commune, s’appliquant à tous, y compris au directeur, qui donne des preuves constantes de son respect de la nouvelle règle.

Cette règle, établie pour susciter un comportement nouveau, autorise à critiquer les chefs, ou à s’opposer à eux si on est convaincu que l’ordre qu’ils donnent n’est pas le bon.

Elle reconnaît l’existence d’une compétence légitime chez les subordonnés. Elle définit aussi très précisément ce qu’il faut faire ou ne pas faire et libère ainsi des conflits, de la méfiance, de la suspicion. Elle substitue enfin des comportements de coopération et de solidarité à des comportements individualistes et soupçonneux.

En fait, dans tous les cas, selon des modalités propres à chaque culture, la nouvelle règle a eu pour fonction de substituer à une cohérence de façade, fondée sur un contrôle autoritaire ou pervers, une cohésion interne construite autour de l’observation de règles claires permettant de savoir comment se parler en confiance, d’exprimer ses doutes, ses idées ou ses critiques à son chef, au chef de son chef, à ses collègues, à ses subordonnés. Les relations sont passées d’une verticalité rigide, formelle et parfois perverse, à une latéralité très précisément régulée, qui libère l’expression et l’énergie collective.

Dans les quatre cas les performances économiques et l’atmosphère relationnelle ont fait simultanément des progrès remarquables.

A bien y regarder ces démarches relèvent tout à fait de la pratique constructionniste consistant à ne pas renier le passé culturel et les représentations – ou valeurs – qu’il transmet, tout en aidant chaque personne à construire, individuellement et collectivement un monde commun, fait d’une réinterprétation de l’héritage culturel au regard des exigences du présent (rendre l’entreprise viable dans une concurrence internationale accrue).

3. La famille; inventer la «famille de ceux qui s’aiment» (6) Le numéro de Thérapie familiale consacré aux parentalités d’aujourd’hui fournit de nombreux exemples de reconstructions d’images cohérentes de la famille pour aider les systèmes familiaux «atypiques» à construire une image positive de leur situation.

Kenneth Gergen propose l’exemple d’une jeune femme éloignée de ses parents et de son mari qui travaille sur un autre continent et qui peine à élever son bébé dans un tel isolement. Son thérapeute lui a conseillé de construire, avec des proches, «la famille de ceux qui s’aiment»(6). Philippe Caillé, prend le cas d’un enfant élevé par un père homosexuel qui vit avec son ami et une mère lesbienne et nomme ce groupe familial atypique «constellation affective».

Face à ces situations de plus en plus fréquentes, Gergen suggère de «suivre le courant de manière créative» tandis que Caillé souhaite «l’émergence d’une morale sans référent religieux explicite, comblant le vide entre traditionalisme frileux et consumérisme désordonné… reposant ni sur l’interdit ni sur la libération du désir, Page 13 444 mais sur la responsabilité commune des membres d’une famille d’inventer ensemble un récit structurant… Il faut sans nul doute que la société s’engage dans un processus parallèle en modérant les séductions multiples engendrées par l’économie de marché et en répondant au besoin réel des individus et des familles» (1). Il s’agit en fait, pour le thérapeute bienveillant d’intervenir pour aider la famille à se vivre telle qu’elle est, à partir de la réalité des situations et non de la norme.

4. Les rapports entre technoscience et citoyens; «agir dans un monde incertain» (2) L’agir dans un monde incertain modélisé par Michel Callon, Pierre Lascoumes et Yannick Barthe s’attache à montrer l’apport, y compris scientifique ou technique, de confrontations organisées entre les projets de la techno-science et les craintes de la société civile. Ces confrontations permettent, sous certaines conditions d’enrichir les connaissances ou les projets avancés par ceux qui savent, d’idées ou de solutions inédites. Sous le nom de «forums hybrides», elles s’organisent en trois étapes:

1. Des groupes se constituent autour d’un échange constant entre ceux qui savent et décident (l’expert technicien, le député, le représentant syndical, etc.) et la base, au rebours du modèle traditionnel de la délégation de parole aux savants et politiques.

2. Ces groupes se reconnaissent dans leur diversité et découvrent des affinités inattendues: (par exemple à propos d’un projet de réaménagement d’une rivière, entre les associations de défense du patrimoine et les exploitants agricoles).

3. Ces interactions entre groupes donnent lieu à une recomposition du collectif dans la mesure où chacun d’entre eux reconnaît que son identité est négociable, susceptible d’ajustements mutuels.

Ces trois moments de la construction du collectif rompent avec les modalités traditionnelles de délégation de la parole de la démocratie représentative, que les auteurs qualifient de modèle de l’agrégation des préférences et des intérêts individuels. A l’inverse de ce système de troc d’intérêts particuliers, les forums hybrides font place à une reconstruction négociée du collectif. Il ne s’agit plus d’agréger des intérêts ou des visions individuels par des compromis négociés entre les décideurs et le public, mais de construire un public actif dans la définition plurielle de ce qui est acceptable ou non. Simultanément les controverses associant discours profanes et spécialistes, produisent une plus-value cognitive. Des solutions inédites sont produites et engendrent, par leur production même, une reconfiguration du collectif.

D’un point de vue sociopolitique, ces forums offrent une forme de prise de parole alternative aux consultations par sondage d’opinion ou référendum. Les sondages et les référendums relèvent d’une démocratie de type délégatif. Consulter les citoyens avant la décision n’est pas un gage de démocratisation dans la mesure où, aussi bien le savoir (les scénarii dessinés par des experts professionnels) que les identités sont maintenus à l’identique en amont du débat et le conditionnent sans y être soumis.

Cette approche conduit les auteurs à renouveler la signification du principe de précaution. Souvent dénoncé comme une irrationalité frileuse entretenue par l’excitation Page 14 445 médiatique ou comme une hypertrophie de la responsabilité, ce principe consiste à associer des profanes, selon des modalités rigoureuses, à l’exploration des conséquences scientifiques et sociologiques d’un projet ou d’une application scientifique mise en débat. Lorsque ces conditions sont remplies, le principe de précaution signifie alors une rupture avec le gouvernement des sages, qui a perdu la confiance des citoyens.

Ces quatre exemples présentent plusieurs traits communs:

1. Un collectif à reconstruire :

qu’il s’agisse de «la famille de ceux qui s’aiment» ou de la «constellation familiale», de l’entreprise émiettée par la méfiance, la peur et la suspicion, de la ville où s’ignorent, voire se combattent les différents groupes ethniques, linguistiques ou culturels, ou encore, du corps social et des représentants de la technoscience, le mal est toujours le même, c’est la division, due aux chahuts de l’histoire et de l’économie (migration, transfert des emplois, rivalités entre spécialistes, intérêts divergents, etc.).

2. Il s’agit de collectifs en souffrance car ils se définissent eux-mêmes par la négative: Saint-Denis n’est pas une «vraie» ville mais une collection de groupes ethniques relégués loin du centre, de manière analogue, les entreprises multinationales n’ont pas de culture commune, de même que les pêcheurs à la ligne et les agriculteurs qui se battent pour des usages antinomiques d’une rivière, ou les constellations familiales atypiques qui s’isolent dans la dépression ou la revendication agressive de leur supériorité.

3. Une pluralité de micro-règles propres à chaque groupe ou individu qui entretiennent une incertitude permanente sur l’attitude à adopter en face de l’autre.

Et les solutions sont toujours les mêmes 4. La construction de règles d’échange dialogiques selon un principe de «tiers inclus» (où les points de vue ne se rapprochent pas par élimination successive) mais par «articulation», fondée sur des principes clairs, le droit à la parole pour chacun, et des méthodes très concrètes pour mettre en œuvre ces principes.

A ce stade de la réflexion, il est frappant d’observer que les grandes institutions (famille, société, entreprises, Etat et technoscience) souffrent des mêmes maux:

Défiance vis-à-vis de l’autorité traditionnelle qui a failli, perte des repères simples, confusion des langages et des références culturels et que partout surgit le même remède que je résumerai en termes crus: «Faire avec mais ne pas faire n’importe quoi».

Et ne pas faire n’importe quoi, c’est:

1. définir ensemble les règles du jeu de la construction de la représentation;

2. de l’analyse;

3. de solutions.

Selon les contextes ces pratiques seront qualifiées différemment: «dialogiques» «théorie et action générative» «forums hybrides», «démarches quartiers» ou «démocratie participative».

Page 15 446 «Lorsqu’ils écoutent un homme politique ou un de leurs collègues ingénieurs ou technocrates, ces chercheurs, en bon psychologues, entendent immédiatement le discours des intérêts, le langage des corporatismes. Ils décryptent les calculs. Même quand il est question de bien commun, d’intérêt collectif, ils savent que ce qui est en jeu ce sont des chiffres d’affaire, des débouchés à l’exportation, des rentes de monopole ou des calculs électoraux» (2).

A travers les différentes formules de consultation citoyenne ils ont découvert que les agriculteurs, les ménagères et les habitants parviennent «à produire des effets de clarté que les experts, “empatouillés” dans leurs savoirs et leurs intérêts professionnels, n’arrivent pas à produire. Voilà démontré que ce qui compte ce sont les procédures, les seules procédures, les règles d’organisation de ces débats et de ces discussions. On ne découvre pas la volonté commune par hasard. Il y faut des règles impitoyables. Sans le tirage au sort d’un panel de citoyens représentatifs et non concernés, sans les séances de formation, sans l’audition d’experts ou de groupes de pression minutée à la seconde près, le jeu de rôle aurait repris le dessus, et avec lui le dialogue de sourds et la lutte de chacun contre chacun?» (2, p. 163).

IV. L’invention dialogique de nouveaux récits

1. Deuil du «grand récit», la fable moderniste en question Toute culture est un récit de sa construction. Le récit du monde moderne sur lui-même a consisté à croire que les humains vivaient dans un seul monde, composé d’une part, d’une Nature «objective» connaissable par la science et, d’autre part, de cultures «subjectives», les religions, le droit, l’art… Dans ce monde dit moderne, il fallait, pour unifier l’humanité, aider les peuples à se détacher de leurs cultures dites «subjectives» pour qu’ils puissent accéder à la connaissance objective de la nature, condition du progrès. Cette représentation de la nature et de son objectivation possible par la science ne serait, pour les postmodernes, qu’un grand récit parmi d’autres, celui que la société occidentale a construit pour elle-même, dans l’illusion que l’impartialité de l’expérience scientifique, sa reproductibilité sous toutes les latitudes, offraient un socle de connaissances universelles. Ce grand récit s’est vu mis à mal lorsqu’on a découvert l’influence de l’observateur sur les phénomènes observés et la théorie de la relativité (3).

La construction de récits métissés Lors d’une conférence précédente pour la revue Thérapie familiale, j’avais évoqué la façon dont Rabelais, à la Renaissance, avait réinventé une généalogie de son héros Gargantua descendant de Goliath et d’Atlas (11). A bien des égards, notre période ressemble à la Renaissance qui a vu s’écrouler la représentation du monde construite par l’église catholique sur les ruines de l’empire romain.

Les expériences de reconstruction des liens – dans la ville, les entreprises, les familles ou les forums hybrides – font surgir des figures métissées qui permettent Page 16 447 l’identification à de nouveaux systèmes de valeurs. Quelques exemples tels que les «Samouraïs berbères», le «kaizen musulman», «la famille de ceux qui s’aiment», la «démocratie dialogique», illustreront la manière dont se construisent ces nouveaux récits.

LES «SAMOURAÏS BERBÈRES»

Sous l’impulsion d’un ancien commissaire de police devenu conseiller de sécurité à la RATP, un dispositif d’agents de prévention et de médiation sociale particulièrement illustratif des métissages professionnels s’est mis en place.

Profondément convaincu des valeurs républicaines de fraternité, de liberté et de laïcité, ce commissaire voulait que les jeunes immigrés relégués dans les banlieues puissent en faire l’expérience. Sa rencontre en 1989 avec un jeune homme tunisien, Noureddine, lui a permis de construire un projet dans ce sens. Noureddine, arrivé en France à l’âge de dix ans, avait dû se battre avec les garçons de son âge pour se faire accepter dans sa cité. Cela l’avait conduit à s’inscrire dans le club de kung-fu de son quartier et à devenir, quelques années plus tard, champion du monde.

Il a ensuite enseigné les arts martiaux aux jeunes de son quartier pour les détourner de la délinquance. Sa rencontre avec le responsable de la sécurité de la RATP s’est traduite par la création en 1994 de l’opération «grands frères», consistant à installer dans les bus traversant le quartier, des jeunes formés aux arts martiaux chargés de désamorcer les comportements agressifs des jeunes dans le bus.

Rebaptisés «agents de prévention et de médiation sociale», ces jeunes ont ensuite été recrutés et formés pour assurer une nouvelle forme de sécurité dans le métro, fondée plutôt sur la prévention que le contrôle ou la sanction. Les recrutements ont été opérés au début dans les clubs d’arts martiaux de la banlieue parisienne, ce qui a permis de sélectionner les candidats sur des critères tels que la maîtrise de soi, la connaissance des jeunes perturbateurs et de leurs codes, la capacité à comprendre leur langage et à passer du geste aux mots au lieu des critères habituels des concours de recrutement:

dictée, calcul, et autres matières scolaires.

Ce système de recrutement atypique répondait au besoin de détecter une triple compétence relationnelle:

1. formés aux arts martiaux ces jeunes partageaient «l’éthique du samouraï», qui consiste à s’entraîner pour contrôler sa propre violence et savoir contrôler celle d’agresseurs éventuels; 2. issus de l’immigration, habitant des quartiers difficiles ils connaissaient les codes relationnels d’une grande partie des perturbateurs du métro et savaient intervenir sans les humilier ou les provoquer; 3. sûrs de leur compétence de combattants, ils n’avaient pas peur du combat, même si leur principe était d’abord d’éviter qu’il ne se produise.

Une éthique, une compréhension de ceux qu’ils doivent dissuader, une absence de peur. Quel examen saurait mettre en évidence ces qualités?

Cette forme de recrutement est encore controversée car elle va complètement au rebours des pratiques de recrutement par concours scolaires, garantes de l’égalité républicaine dont le commissaire est un fervent soutien; il s’agirait d’un recrutement Page 17 448 raciste ou communautariste puisqu’il se fonde sur l’origine géographique (la banlieue parisienne) des candidats; il s’agirait enfin d’un métier de seconde zone qui ne correspond pas à la nomenclature officielle des métiers et stigmatise ainsi, un peu plus, les jeunes qui l’exercent.

La sociologue Nathalie Leroux note dans sa thèse sur les agents de sécurité à la RATP, que les compétences requises pour les interpellations de jeunes qui perturbent la tranquillité des voyageurs ne sont guère formalisables. Elles «relèvent de savoir-faire essentiellement informels, de communication, relevant de la vie quotidienne. En plus, en fonction des personnes rencontrées (origines ethniques, tranches d’âges différentes, comportements plus ou moins provocateurs, appartenance à des mouvements – rap, punk, baba cool –, en fonction de l’heure de l’interpellation (heure d’affluence ou heure tardive) etc., les comportements des agents doivent s’adapter, ce qui rend encore plus compliquée leur formalisation» (10).

Ces formes d’intervention se sont diversifiées depuis. Le métier s’est féminisé récemment pour des jeunes filles chargées d’intervenir au sein des cités, dans les familles. Une jeune fille dit de son métier: «On essaie de recréer du lien non seulement entre quartiers, mais aussi entre générations.» Elle se vit comme une «personne passerelle» qui retrouve un sens à son existence en créant le «monde commun» dont ces habitants, relégués loin du centre, éloignés de leur pays d’origine, ne parlant pas les mêmes langues et n’ayant pas les mêmes traditions, étaient exclus.

Ces figures métissées se créent en même temps qu’elles créent du lien. Elles permettent aussi de sortir de la fiction d’une société égalitaire «déjà là» pour passer à la situation réelle d’une société d’égaux à construire.

Le «samouraï berbère» illustre cette compétence médiatrice qui se développe en ouvrant des passages entre la réalité de la division et la volonté de la dépasser.

LE KAISEN MUSULMAN

Au sein de l’usine marocaine étudiée par Philippe d’Iribarne, les employés font souvent référence à une méthode de travail, le Kaisen, pour souligner que «le Kaisen c’est musulman». En fait le kaisen est une méthode japonaise d’amélioration continue de la qualité des produits et des services par itération de l’observation, de l’analyse des dysfonctionnements, de la recherche de solutions, elles-mêmes analysées et améliorées à l’infini. Et le kaisen c’est musulman parce que le croyant ne cesse d’observer ses actes et ses motivations pour s’améliorer. «Moi je suis croyant, pas comme les intégristes; la culture que j’ai vue dans le bouquin de kaisen, on a ça dans notre culture, en tant que musulman; travailler dans la transparence, dans la propreté, aider l’autre à réussir; pour réussir, il faut croire en la chose, c’est dans le Coran» (10, p. 79).

LA MÉNAGÈRE COMPÉTENTE

Callon, Lascoumes, et Barthes ont découvert, lors de la mise en place de forums hybrides, que la parole du simple citoyen adressée aux chercheurs ou aux décideurs technocrates change les représentations que ces derniers se font du dialogue:

Page 18 449 Donner les informations essentielles pour que les gens ordinaires puissent se forger une opinion et débattre de sujets hautement techniques tels que les risques de dissémination des plantes modifiées génétiquement, est non seulement possible mais permet aux chercheurs de regarder le produit de leur laboratoire d’un œil neuf, non plus celui du chercheur fier de son brevet ou aspirant à un prix Nobel, mais du point de vue du citoyen qui vivra avec les déclinaisons industrielles et commerciales de l’invention ou du procédé qui fonde sa fierté et, peut-être, sa carrière future. La confrontation méthodiquement organisée, des projets de vie et des inquiétudes de la ménagère compétente avec les projets technoscientifiques des experts fait émerger des projets différents, socialement viables ou acceptables.

2. L’évolution du statut de la compétence: compétence des familles, compétence des employés, compétences des citoyens Dans un monde moderne considérant la réalité comme objectivable au moyen d’une analyse et d’un raisonnement rigoureux dont la validité est universelle, les compétences requises pour guérir, construire, agir… sont essentiellement celles du savoir technique et scientifique, fondement de la décision et de l’action. On attend d’un médecin qu’il sache reconnaître ce dont souffre son patient et qu’il sache lui prescrire la thérapie adaptée pour le guérir, d’un ingénieur qu’il connaisse les lois physiques pour construire des routes, des machines, des centrales nucléaires… Les compétences requises pour agir dans le monde postmoderne sont les mêmes, mais doivent être complétées par une compréhension des contextes où se situe l’action de l’expert et par une capacité à s’interroger sur ses intentions.

L’action humaine apparaît alors comme la mise en œuvre d’une compétence au service d’intentions (15) et de compétences plurielles. La cybernétique a réhabilité le rôle essentiel de l’intention dans l’action. Rosenblueth, Wiener et Bigelow ouvraient leur article célèbre «Comportement, intentionnalité, téléologie» par ces mots: «Cet essai a un double but. Le premier est de définir l’étude comportementale des phénomènes naturels et de classer les comportements. Le second est de souligner l’importance du concept d’intention» (24).

Ce qui délimite et définit un système c’est toujours une intention et que, dans les systèmes composés d’un intervenant et d’un groupe humain en difficulté, l’intention qui forme ce système est essentielle car elle détermine le résultat qui sera obtenu.

Cela ne disqualifie en rien la compétence mais la notion d’intention permet d’introduire la question que le monde moderne avait évacuée, celle de l’intention de l’intervenant.

Quelle est l’intention de l’intervenant? Démontrer sa compétence en renforçant l’image d’incompétence que la famille, la ville, le groupe de citoyens consultés ont d’eux-mêmes et conforter ainsi son rôle ou bien mettre ses connaissance au service d’un groupe défini comme seul compétent pour trouver les moyens de vivre ensemble, de décider ensemble, de vivre mieux? De cette intention initiale sortira le résultat: renforcement de la dépendance ou de la compétence du système humain souffrant ou apprenant.

Page 19 450 L’émergence de la «compétence morale» Philippe Caillé en appelle à «l’émergence d’une morale sans référent religieux explicite, comblant le vide entre traditionalisme frileux et consumérisme désordonné… reposant ni sur l’interdit ni sur la libération du désir, mais sur la responsabilité commune des membres d’une famille d’inventer ensemble un récit structurant…» Suzanne Lamarre évoque la compassion, ou souci sincère d’aider celui qui souffre, et la règle de respect de l’autonomie et de la vulnérabilité de chacun.

Philippe d’Iribarne évoque la nécessité d’articuler les règles de la qualité aux valeurs des sociétés où se trouvent les entreprises.

Callon, Lascoumes, et Barthe soulignent la stupéfaction émue des experts découvrant la capacité des simples citoyens à poser leurs questions dans un véritable souci de l’intérêt général, souci que les experts – bien au courant du jeu des intérêts – ont oublié depuis longtemps.

Le maire de Saint-Denis évoque la dynamisation de sa ville par une participation citoyenne qui a revitalisé l’énergie pour s’associer et «faire ensemble».

Ces différentes expériences se rapprochent, chacune à leur manière, de la théorie du constructionnisme social. Comme le dit Kenneth Gergen: «Si nous voulons construire ensemble un futur plus viable, nous devons être prêts à douter de tout ce que nous avons accepté jusqu’ici comme réel, vrai, juste, nécessaire ou essentiel.

Cette réflexion critique n’est pas nécessairement un rejet de nos grandes traditions.

C’est les reconnaître en tant que telles – situées dans l’histoire et la culture; c’est reconnaître la légitimité d’autres traditions dans leurs propres termes. C’est inviter à un dialogue qui puisse conduire à un terrain d’entente commun» (6).

L’important dans cette phrase est la formule «construire ensemble un futur plus viable». Ce futur peut être celui d’une famille, d’une ville, d’un atelier, d’un projet technique. L’important est que le système «expert + groupe en difficulté» soit engagé dans la construction de ce futur plus viable.

En écho à Suzanne Lamarre, je me souviens d’avoir entendu le Dalaï-Lama répondre à une question sur ce qu’il fallait penser de la modification des gènes :

«l’important c’est l’intention, si l’intention est bonne il n’y a pas de problème, sinon, il y aura beaucoup de problèmes.» Les pratiques que j’ai tenté ce matin de vous situer dans l’histoire récente de la pensée et dans différents champs d’intervention consistent, chacune à leur façon, à reconstruire des liens pour construire un futur viable. Le monde est incertain, nous devons apprendre à le lire ensemble. A la différence de Jean-Claude Guillebaud (2003) ou de Céline Lafontaine (2004), je pense que l’entreprise de déconstruction du postmodernisme a un caractère salutaire, lorsqu’elle s’accompagne d’une reconstruction fondée sur une intention bienveillante.

Isabelle Orgogozo


Notes

1. Caillé P. (2003): Etre parent aujourd’hui: performance d’un rôle vécu ou d’un état?, Thérapie familiale, XXIV, 2, 141.

2. Callon M., Lascoumes P., Barthe Y. (2001): Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, Paris.

3. Cerisy, Colloque de (2000): Propositions de paix, Ethnopsy, no 4, avril 2002.

4. Certeau M. de (1990): L’invention du quotidien 1. Arts de faire, Gallimard, Folio Essais, Paris.

5. Dahan Dalmedico A., Pestre D. (1998): Comment parler des sciences aujourd’hui? Alliage, n° 35-36.

6. Gergen K..G. (2001): Le constructionnisme social, Delachaux et Niestlé, Paris.

7. Guillebaud J.C. (2003): Le goût de l’avenir, Seuil, Paris.

8. Iribarne P. d’ (2003): Le Tiers-Monde qui réussit; nouveaux modèles, Odile Jacob, Paris.

9. Lafontaine C. (2004): La pensée machine, Seuil, Paris.

10. Leroux N. (1997): Les agents de sécurité à la RATP: groupe, catégorie professionnelle ou métier?

Sous la direction de Françoise Piotet, Université Paris I, Panthéon-Sorbonne.

11. Orgogozo I. (1996): L’enfance et l’adolescence face à la mondialisation et l’effondrement des cadres de référence culturels particuliers: quelle transmission? Quelle restructuration? Thérapie familiale, XVII, 1, 3-17.

12. Orgogozo I. (1998): Changer le changement, on peut abolir les bureaucraties, Seuil, Paris.

13. Perret B. (1999): Les nouvelles frontières de l’argent, Seuil, Paris.

14. Putnam R.D. (2000): Bowling alone; the collapse and revival of America community, Simon and Schuster, non traduit; résumé en français établi par Antoine Bevort disponible sur http://www.

ac-rouen.fr/crdp/jouraca/pages/p.53-54.htm 15. Rosenbluth A., Wiener N., Bigelow J. (1961): Comportement, intention, téléologie, Etudes philosophiques, n° 2, Paris.

16. Salomon J-J. (1997): L’éclat de rire de Sokal, Le Monde, 31 janvier, Paris.

17. Weil S. (1988): Premiers écrits philosophiques, tome 1, Gallimard, Paris.

systèmes et sous-systèmes qu’est le monde, l’intention bienveillante ou compatissante retrouve le statut créateur que le dogme de la raison lui avait retiré, et ceci nous renvoie à notre responsabilité.


Livres de ORGOGOZO Isabelle

Les paradoxes du management. Des châteaux forts aux cloisons mobiles
ORGOGOZO Isabelle
Organisation , 1991, 164 p.

Les paradoxes de la communication. A l'écoute des différences
ORGOGOZO Isabelle
Organisation , 01/01/1988, 127 p.

Les paradoxes de la qualité
ORGOGOZO Isabelle ; SERIEYX Hervé
Organisation , 1987, 158 p.


Après avoir été responsable de la formation aux techniques d’expression et de communication, elle a enseigné les techniques de management, qualité et conduite du changement dans divers établissements d’enseignement supérieur (ENA, ENPC, DESS Dauphine, IEP, …) exercé des fonctions de conseil interne pour la mise en œuvre de démarches qualité et de management à l’INSEE. Elle est actuellement responsable du Comité de la Recherche et de la Prospective à la Direction Générale de l’Administration et de la Fonction Publique.

Elle est auteur de « Les paradoxes de la qualité », « Les paradoxes de la communication », « Changer le changement » (avec Hervé Sérieyx) et « L’entreprise communicante ». Isabelle ORGOGOZO s’inspire des travaux de Palo Alto : il s’agit d’inciter à des changements de logiques et non pas simplement à des changements de comportements au sein des entreprises. Les châteaux forts ne servent plus à rien dans un monde ouvert en permanente transformation. Changer c’est passer d’une logique de fermeture à une logique d’ouverture et de mouvement .
Il faut d’abord changer notre approche du changement.

http://www.esc-pau.org/entreprise_conferences_s15.htm