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Origine http://infokiosques.net/article.php3?id_article=150
M. Foucault, Histoire de la folie, nouvelle préface pour l’édition
de 1972
LA MONARCHIE DE L’AUTEUR
(OU COMMENT MICHEL FOUCAULT FOURNIT AUX PHOTOCOPILLEUREUSES UN CHOUETTE
TEXTE DE SOUTIEN)
par Michel Foucault
Le texte qui suit est la seconde préface de Foucault à
son Histoire de la folie à l’âge classique. La
Biim l’a choisi pour vous non seulement parce qu’elle
aime Michel Foucault d’un amour immodéré, mais
aussi parce qu’il y opère un dépassement de
la préface, qui ne concerne plus l’ouvrage qui suit
mais se trouve être un manifeste contre la propriété
intellectuelle, contre la prétention des auteurEs de tout
poil à garder un contrôle total sur leur oeuvre et
son sens, et sur les idées qu’elles ne manquent pas
de faire naître dans nos caboches illuminées et nos
mains photocopilleuses...
Je devrais, pour ce livre déjà vieux, écrire
une nouvelle préface. J’avoue que j’y répugne.
Car j’aurais beau faire : je ne manquerais pas de vouloir
le justifier pour ce qu’il était et le réinscrire,
autant que faire se peut, dans ce qui se passe aujourd’hui.
Possible ou non, habile ou pas, ce ne serait pas honnête.
Ce ne serait pas conforme surtout à ce que doit être,
par rapport à un livre, la réserve de celui qui l’a
écrit. Un livre se produit, évènement minuscule,
petit objet maniable. Il est pris dès lors dans un jeu incessant
de répétitions ; ses doubles, autour de lui et bien
loin de lui se mettent à fourmiller ; chaque lecture lui
donne, pour un instant, un corps impalpable et unique ; des fragments
de lui-même circulent qu’on fait valoir pour lui, qui
passent pour le contenir presque tout entier et en lesquels finalement
il lui arrive de trouver refuge ; les commentaires le dédoublent,
autres discours où il doit enfin paraître lui-même,
avouer ce qu’il a refusé de dire, se délivrer
de ce que, bruyamment, il feignait d’être. La réédition
en un autre temps, en un autre lieu, est encore un de ces doubles
: ni tout à fait leurre ni tout à fait identité.
La tentation est grande pour qui écrit le livre de faire
la loi à tout ce papillotement de simulacres, à leur
prescrire une forme, à les lester d’une identité,
à leur imposer une marque qui leur donnerait à tous
une certaine valeur constante. « Je suis l’auteur :
regardez mon visage ou mon profil ; voici à quoi devront
ressembler toutes ces figures redoublées qui vont circuler
sous mon nom ; celles qui s’en éloigneront ne vaudront
rien ; et c’est à leur degré de ressemblance
que vous pourrez juger de la valeur des autres. Je suis le nom,
la loi, l’âme, le secret, la balance de tous ces doubles.
» Ainsi s’écrit la Préface, acte premier
par lequel commence à s’établir la monarchie
de l’auteur, déclaration de tyrannie : mon intention
doit être votre précepte ; vous plierez votre lecture,
vos analyses, vos critiques, à ce que j’ai voulu faire,
entendez bien ma modestie : quand je parle des limites de mon entreprise,
j’entends borner votre liberté ; et si je proclame
mon sentiment d’avoir été inégal à
ma tâche, c’est que je ne veux pas vous laisser le privilège
d’objecter à mon livre le fantasme d’un autre,
tout proche de lui, mais plus beau que ce qu’il est. Je suis
le monarque des choses que j’ai dites et je garde sur elles
une éminente souveraineté : celle de mon intention
et du sens que j’ai voulu leur donner.
Je voudrais qu’un livre, au moins du côté de
celui qui l’a écrit, ne soit rien d’autre que
les phrases dont il est fait ; qu’il ne se dédouble
pas dans ce premier simulacre de lui-même qu’est une
préface, et qui prétend donner sa loi à tou-te-s
celles et ceux qui pourront à l’avenir être formé-e-s
[1] à partir de lui. Je voudrais que cet objet-événement,
presque imperceptible parmi tant d’autres, se recopie, se
fragmente, se répète, se simule, se dédouble,
disparaisse finalement sans que celui à qui il est arrivé
de le produire, puisse jamais revendiquer le droit d’en être
le maître, d’imposer ce qu’il voulait dire, ni
de dire ce qu’il devait être. Bref, je voudrais qu’un
livre ne se donne pas lui-même ce statut de texte auquel la
pédagogie ou la critique sauront bien le réduire ;
mais qu’il ait la désinvolture de se présenter
comme discours : à la fois bataille et arme, stratégie
et choc, lutte et trophée ou blessure, conjonctures et vestiges,
rencontre irrégulière et scène répétable.
C’est pourquoi à la demande qu’on m’a
faite d’écrire pour ce livre réédité
une nouvelle préface, je n’ai pu répondre qu’une
chose : supprimons donc l’ancienne. Telle sera l’honnêteté.
Ne cherchons ni à justifier ce vieux livre ni à le
réinscrire aujourd’hui ; la série des évènements
auxquels il appartient et qui sont sa vraie loi, est loin d’être
close. Quant à la nouveauté, ne feignons pas de la
découvrir en lui, comme une réserve secrète,
comme une richesse d’abord inaperçue : elle n’a
été faite que des choses qui ont été
dites sur lui, et des évènements dans lesquels il
a été pris. [2]
-Mais vous venez de faire une préface
-Du moins est-elle courte.
Michel Foucault
[1] La féminisation est de nous
[2] C’est aussi nous qu’on a mis des italiques
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