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Mais qu’est-ce que la Marche pour l’Égalité ?
Bref rappel historique
mardi 2 décembre 2003, par Mogniss Abdallah

Origine : http://icietlabas.lautre.net/spip.php?article52

Face à la volonté de la part du gouvernement de droite, et de la "gauche" déchue, de récupérer la mémoire de la Marche pour l’Égalité après que le mouvement ait avorté, un rappel historique sur ce qui s’est réellement passé s’impose. Ni commémoration d’un événement fondateur mythifié, ni oubli total d’une manifestation insignifiante, nous devons remuer notre mémoire collective pour penser et agir pour de jours de meilleurs, la situation ayant empirée depuis 20 ans...

LA MARCHE POUR L’EGALITE 15 octobre - 3 décembre 1983

Partie de Marseille le 15 octobre 1983 dans l’indifférence quasi-générale, la Marche pour l’Egalité et contre le Racisme est accueillie le 3 décembre 1983 à Paris par 100 000 personnes dans une ambiance de grande fête nationale. Elle sera considéré comme un acte fondateur pour la jeunesse des banlieues. A travers le pays, les jeunes issus de l’immigration mais aussi de nombreux Français se sont identiifés aux Marcheurs, et rejoindront ce que l’on nommera un temps le mouvement beur. Ils sont devenus des acteurs à part entière de la société française. Cette nouvelle donne va bouleverser la perception de l’immigration, redessine le mouvement antiraciste et le paysage politique.

A l’origine de la Marche, il y a les évènements dans la ZUP des Minguettes, à Vénissieux (Rhône). Depuis l’été 1981, les affrontements entre les jeunes et la police dans les banlieues de l’est lyonnais, médiatisés à travers les fameux "rodéos", prennent un tournant politique. La droite, encore étourdie par sa déroute électorale de 1981, a décidé de relever la tête en attaquant le gouvernement sur la question de l’immigration et de la sécurité.

Dans les banlieues ouvrières, à Lyon comme ailleurs, la crise avec son lot de licenciements et de fermetures d’usines, aggrave les tensions. Le tissu social s’émiette de jour en jour avec le départ de nombreux habitants. Les lascars "rouillent" au bas des tours, s’approprient caves ou appartements vides. Le chômage s’installe dans les têtes et dans la vie. A défaut de travail, il trouvent d’autres sources de revenus, plus ou moins licites. Mais la police rôde, à la recherche surtout de jeunes issus de l’immigration qu’elle considère avant tout comme des "délinquants étrangers". L’idée que ces derniers ne puissent plus être expulsés depuis les nouvelles dispositions législatives (qui protègent les jeunes immigrés arrivés avant l’âge de dix ans et coupables de petits délits) choque la base policière. Un processus très médiatisé de criminalisation du mode de vie des jeunes amalgame alors petite et grande délinquance pour mettre la pression sur les décideurs politiques, accusés de laxisme vis-à-vis de l’instauration de "sanctuaires de hors-la-loi"et autres "zones interdites".

SOS Avenir Minguettes

Au lendemain des élections municipales de mars 1983, marquées par une surenchère raciste et sécuritaire qui fait le lit d’un Front national encore émergeant, le meurtrier du jeune Ahmed Boutelja de Bron (est lyonnais) est libéré. Le surlendemain, une imposante descente de police aux Minguettes se transforme en affrontement collectif. Le local des jeunes à la tour 10 du quartier Monmousseau est saccagé, des mères de famille sont molestées. Ces violences mettent le feu aux poudres. Les policiers sont obligés de battre en retraite. Les jours suivants, leurs syndicats menacent le pouvoir d’"actes d’indiscipline".

Dans ce contexte, une douzaine de jeunes décident d’une grève de la faim. Ils créent l’association SOS Avenir Minguettes, et formulent une série de revendications concernant la police ou la justice (arrêt de l’intimidation policière permanente, création d’une commission d’enquête indépendante etc...) et la participation à la réhabilitation de la ZUP. L’Etat accepte la négociation, après la médiation de Christian Delorme, le curé des Minguettes, mais refusent de répondre au volet police-justice. Sur le terrain, les escarmouches se multiplient. Et le 20 juin 1983, un policier tire sur Toumi Djaïdja, le blessant grièvement au ventre.

Pendant ce temps, éclate "l’été meurtrier" : Aux quatre coins de France, des jeunes sont flingués. L’émoi est à son comble avec la mort du petit Toufik, neuf ans, abattu à coup de 22 long riffle un soir de fête du ramadhan, à la veille du 14 juillet par un ouvrier irrascible à la Courneuve.

S’adresser à la France entière

Sur son lit d’hôpital, Toumi propose alors l’idée de "s’adresser à la France entière par une grande marche", comme celles de Gandhi ou de Martin Luther King. Les jeunes veulent démarrer la Marche sans attendre. Christian Delorme leur demande un peu de patience. Une initiative de telle ampleur, ça s’organise. Les jeunes délèguent l’organisation à la Cimade de Lyon, ainsi qu’au MAN (mouvement pour une alternative non-violente). Christian Delorme et le pasteur Jean Costil mettront à jour les réseaux chrétiens, humanistes et anti-racistes qui avaient permi à leur grève de la faim d’avril 1981 contre les expulsions d’aboutir.

Des collectifs d’accueil se constituent dans plusieurs villes. On y trouve les associations de solidarité avec les travailleurs immigrés, des organisations politiques et syndicales, mais aussi beaucoup d’individus "inorganisés", souvent très jeunes, qui affluent, donnant des airs de happening improvisé et affinitaire à bien des étapes. Parmi les Marcheurs, beaucoup de jeunes Arabes arborant le keffieh palestinien. Il y a des jeunes filles et garçons de la deuxième génération d’immigrés de différentes communautés, de nationalité française ou étrangère, et des enfants de harkis. Si la place des filles d’immigrés a été remarqué, on n’aura sans doute pas assez relevé que la dynamique interculturelle de la Marche a aussi suscité une recomposition intra-communautaire. Enfin, il y a aussi plusieurs Français "de souche".

Les prémisses du mouvement beur : entre autonomie et récupération

A Paris, le collectif jeunes qui centralise l’accueil sur la capitale, s’autonomise par rapport au cartel d’organisations de soutien et se transforme en "parlement beur". Les militants antiracistes, davantage habitués à la figure traditionnelle du travailleur immigré, sont médusés par le débarquement inattendu de ces enfants d’immigrés à la verve bien française. Ils passent le relais, tout en s’interrogeant sur leur place dans un tel mouvement. Cette cure de jouvence du sérail anti-raciste va permettre à la marche et aux collectifs de se dégager des logiques d’appareils et des rhétoriques idéologiques.

Ce sont donc les Marcheurs qui décident et qui prennent la parole à chaque étape, davantage sur le mode affectif que politique. Pour rassembler large, la marche adopte d’ailleurs un profil revendicatif discret, dans l’espoir de voir la France profonde fraterniser avec la jeunesse issue de l’immigration ou des cités maudites.

Les médias, séduits par cette image positivante, généreuse et oecuménique, en rajouteront. Ils portent aux nues des "apôtres de la non-violence", une image quasi-biblique dont les Marcheurs ne seront pas dupes, comme le laisse entendre Bouzid Kara, un de leurs porte-parole, dans son livre "La Marche, traversée de la France profonde". Le père Christian Delorme lui, est dans son élément quand il évoque la "fraternité vécue"comme une valeur essentielle de la République... et de sa foi chrétienne. Son "âme missionnaire"et sa "stratégie des coulisses"du pouvoir sont contestées par certaines associations autonomes de jeunes issus de l’immigration, qui interpellent parfois rudement les Marcheurs. Ces derniers, interloqués, feront le dos rond pour parachever leur périple, mais ils resteront en contact par la suite avec les partisans de l’auto-organisation. Sous une référence plutôt confuse à la "non-violence", les marcheurs expérimentent en réalité de nouvelles voies pour sortir d’une révolte épidermique et défensive.

Egalité des droits, justice pour tous !

De fait, il y aura plusieurs marches dans la Marche, avec des préoccupations différentes. Il s’agit alors de se côtoyer sans s’exclure, mais aussi sans éviter le débat contradictoire. Des Forums justice sont organisés dans la même période par des associations à Marseille, Vaulx-en-Velin, Nanterre et Levallois. Et la réalité se chargera de rattraper la marche : la mort de Habib Grimzi, un jeune algérien défenestré dans le train Bordeaux-Vintimille, ainsi que de nouvelles exactions policières aux Minguettes, vont doper sa dimension revendicative.

A l’arrivée, les jeunes et les familles défileront aux côtés des Marcheurs avec les portraits des victimes des crimes racistes et sécuritaires, en scandant "Egalité des droits, justice pour tous".

L’interpellation morale de la société civile a aussi pour certains comme objectif de provoquer un sursaut civique afin d’exorciser le syndrôme de Dreux -où la droite traditionnelle alliée avec le FN a emporté la mairie lors d’une municipale partielle en septembre 1983 -. Le front républicain au-delà des clivages gauche-droite est déjà en gestation. A l’arrivée, le gouvernement et des élus républicains des deux bords rejoignent en fanfare les Marcheurs. Georgina Dufoix, ministre des affaires sociales, assure que de nouvelles mesures contre le racisme vont être prises (limitation des ventes d’armes, possibilité pour les associations de se constituer partie civile dans les affaires de crimes racistes etc...).

Le président Mitterrand reçoit les Marcheurs à l’Elysée, et annonce la création prochaine de la carte unique de dix anspour les étrangers, et "des mesures de principe pour que justice soit rendue aux jeunes victimes et à leur famille". En outre,le développement social des quartiers sera désormais considéré une priorité nationale.

Dans la foulée, une multitude d’associations vont surgir. Après la reconnaissance publique du phénomène "beur", c’est la course à la représentativité et aux fonds publics. Mais trois semaines seulement après l’euphorie de la Marche, les affrontements raciaux entre grévistes et non-grévistes à Talbot-Poissy sonnent déjà le glas de l’idylle. Les marcheurs soutiennent les travailleurs immigrés licenciés, signifiant par là-même leur refus de jouer la division entre les enfants, accueillis à bras ouverts au sein de la République, et les parents O.S. virés par milliers des usines. Ils feront, après le succès symbolique de la Marche, un retour sur eux-mêmes et sur leur situation sociale.

Mogniss H. Abdallah


Éléments bibliographiques :

Mogniss H. Abdallah, J’y suis, j’y reste ! les luttes de l’immigration depuis les années 60, éditions Reflex, 2000.

Saïd Bouamama, Dix ans de marche des Beurs, Desclée De Brouwer, 1994.