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Origine : http://icietlabas.lautre.net/spip.php?article52
Face à la volonté de la part du gouvernement de droite,
et de la "gauche" déchue, de récupérer
la mémoire de la Marche pour l’Égalité
après que le mouvement ait avorté, un rappel historique
sur ce qui s’est réellement passé s’impose.
Ni commémoration d’un événement fondateur
mythifié, ni oubli total d’une manifestation insignifiante,
nous devons remuer notre mémoire collective pour penser et
agir pour de jours de meilleurs, la situation ayant empirée
depuis 20 ans...
LA MARCHE POUR L’EGALITE 15 octobre - 3 décembre 1983
Partie de Marseille le 15 octobre 1983 dans l’indifférence
quasi-générale, la Marche pour l’Egalité
et contre le Racisme est accueillie le 3 décembre 1983 à
Paris par 100 000 personnes dans une ambiance de grande fête
nationale. Elle sera considéré comme un acte fondateur
pour la jeunesse des banlieues. A travers le pays, les jeunes issus
de l’immigration mais aussi de nombreux Français se
sont identiifés aux Marcheurs, et rejoindront ce que l’on
nommera un temps le mouvement beur. Ils sont devenus des acteurs
à part entière de la société française.
Cette nouvelle donne va bouleverser la perception de l’immigration,
redessine le mouvement antiraciste et le paysage politique.
A l’origine de la Marche, il y a les évènements
dans la ZUP des Minguettes, à Vénissieux (Rhône).
Depuis l’été 1981, les affrontements entre les
jeunes et la police dans les banlieues de l’est lyonnais,
médiatisés à travers les fameux "rodéos",
prennent un tournant politique. La droite, encore étourdie
par sa déroute électorale de 1981, a décidé
de relever la tête en attaquant le gouvernement sur la question
de l’immigration et de la sécurité.
Dans les banlieues ouvrières, à Lyon comme ailleurs,
la crise avec son lot de licenciements et de fermetures d’usines,
aggrave les tensions. Le tissu social s’émiette de
jour en jour avec le départ de nombreux habitants. Les lascars
"rouillent" au bas des tours, s’approprient caves
ou appartements vides. Le chômage s’installe dans les
têtes et dans la vie. A défaut de travail, il trouvent
d’autres sources de revenus, plus ou moins licites. Mais la
police rôde, à la recherche surtout de jeunes issus
de l’immigration qu’elle considère avant tout
comme des "délinquants étrangers". L’idée
que ces derniers ne puissent plus être expulsés depuis
les nouvelles dispositions législatives (qui protègent
les jeunes immigrés arrivés avant l’âge
de dix ans et coupables de petits délits) choque la base
policière. Un processus très médiatisé
de criminalisation du mode de vie des jeunes amalgame alors petite
et grande délinquance pour mettre la pression sur les décideurs
politiques, accusés de laxisme vis-à-vis de l’instauration
de "sanctuaires de hors-la-loi"et autres "zones interdites".
SOS Avenir Minguettes
Au lendemain des élections municipales de mars 1983, marquées
par une surenchère raciste et sécuritaire qui fait
le lit d’un Front national encore émergeant, le meurtrier
du jeune Ahmed Boutelja de Bron (est lyonnais) est libéré.
Le surlendemain, une imposante descente de police aux Minguettes
se transforme en affrontement collectif. Le local des jeunes à
la tour 10 du quartier Monmousseau est saccagé, des mères
de famille sont molestées. Ces violences mettent le feu aux
poudres. Les policiers sont obligés de battre en retraite.
Les jours suivants, leurs syndicats menacent le pouvoir d’"actes
d’indiscipline".
Dans ce contexte, une douzaine de jeunes décident d’une
grève de la faim. Ils créent l’association SOS
Avenir Minguettes, et formulent une série de revendications
concernant la police ou la justice (arrêt de l’intimidation
policière permanente, création d’une commission
d’enquête indépendante etc...) et la participation
à la réhabilitation de la ZUP. L’Etat accepte
la négociation, après la médiation de Christian
Delorme, le curé des Minguettes, mais refusent de répondre
au volet police-justice. Sur le terrain, les escarmouches se multiplient.
Et le 20 juin 1983, un policier tire sur Toumi Djaïdja, le
blessant grièvement au ventre.
Pendant ce temps, éclate "l’été
meurtrier" : Aux quatre coins de France, des jeunes sont flingués.
L’émoi est à son comble avec la mort du petit
Toufik, neuf ans, abattu à coup de 22 long riffle un soir
de fête du ramadhan, à la veille du 14 juillet par
un ouvrier irrascible à la Courneuve.
S’adresser à la France entière
Sur son lit d’hôpital, Toumi propose alors l’idée
de "s’adresser à la France entière par
une grande marche", comme celles de Gandhi ou de Martin Luther
King. Les jeunes veulent démarrer la Marche sans attendre.
Christian Delorme leur demande un peu de patience. Une initiative
de telle ampleur, ça s’organise. Les jeunes délèguent
l’organisation à la Cimade de Lyon, ainsi qu’au
MAN (mouvement pour une alternative non-violente). Christian Delorme
et le pasteur Jean Costil mettront à jour les réseaux
chrétiens, humanistes et anti-racistes qui avaient permi
à leur grève de la faim d’avril 1981 contre
les expulsions d’aboutir.
Des collectifs d’accueil se constituent dans plusieurs villes.
On y trouve les associations de solidarité avec les travailleurs
immigrés, des organisations politiques et syndicales, mais
aussi beaucoup d’individus "inorganisés",
souvent très jeunes, qui affluent, donnant des airs de happening
improvisé et affinitaire à bien des étapes.
Parmi les Marcheurs, beaucoup de jeunes Arabes arborant le keffieh
palestinien. Il y a des jeunes filles et garçons de la deuxième
génération d’immigrés de différentes
communautés, de nationalité française ou étrangère,
et des enfants de harkis. Si la place des filles d’immigrés
a été remarqué, on n’aura sans doute
pas assez relevé que la dynamique interculturelle de la Marche
a aussi suscité une recomposition intra-communautaire. Enfin,
il y a aussi plusieurs Français "de souche".
Les prémisses du mouvement beur : entre autonomie et récupération
A Paris, le collectif jeunes qui centralise l’accueil sur
la capitale, s’autonomise par rapport au cartel d’organisations
de soutien et se transforme en "parlement beur". Les militants
antiracistes, davantage habitués à la figure traditionnelle
du travailleur immigré, sont médusés par le
débarquement inattendu de ces enfants d’immigrés
à la verve bien française. Ils passent le relais,
tout en s’interrogeant sur leur place dans un tel mouvement.
Cette cure de jouvence du sérail anti-raciste va permettre
à la marche et aux collectifs de se dégager des logiques
d’appareils et des rhétoriques idéologiques.
Ce sont donc les Marcheurs qui décident et qui prennent
la parole à chaque étape, davantage sur le mode affectif
que politique. Pour rassembler large, la marche adopte d’ailleurs
un profil revendicatif discret, dans l’espoir de voir la France
profonde fraterniser avec la jeunesse issue de l’immigration
ou des cités maudites.
Les médias, séduits par cette image positivante,
généreuse et oecuménique, en rajouteront. Ils
portent aux nues des "apôtres de la non-violence",
une image quasi-biblique dont les Marcheurs ne seront pas dupes,
comme le laisse entendre Bouzid Kara, un de leurs porte-parole,
dans son livre "La Marche, traversée de la France profonde".
Le père Christian Delorme lui, est dans son élément
quand il évoque la "fraternité vécue"comme
une valeur essentielle de la République... et de sa foi chrétienne.
Son "âme missionnaire"et sa "stratégie
des coulisses"du pouvoir sont contestées par certaines
associations autonomes de jeunes issus de l’immigration, qui
interpellent parfois rudement les Marcheurs. Ces derniers, interloqués,
feront le dos rond pour parachever leur périple, mais ils
resteront en contact par la suite avec les partisans de l’auto-organisation.
Sous une référence plutôt confuse à la
"non-violence", les marcheurs expérimentent en
réalité de nouvelles voies pour sortir d’une
révolte épidermique et défensive.
Egalité des droits, justice pour tous !
De fait, il y aura plusieurs marches dans la Marche, avec des préoccupations
différentes. Il s’agit alors de se côtoyer sans
s’exclure, mais aussi sans éviter le débat contradictoire.
Des Forums justice sont organisés dans la même période
par des associations à Marseille, Vaulx-en-Velin, Nanterre
et Levallois. Et la réalité se chargera de rattraper
la marche : la mort de Habib Grimzi, un jeune algérien défenestré
dans le train Bordeaux-Vintimille, ainsi que de nouvelles exactions
policières aux Minguettes, vont doper sa dimension revendicative.
A l’arrivée, les jeunes et les familles défileront
aux côtés des Marcheurs avec les portraits des victimes
des crimes racistes et sécuritaires, en scandant "Egalité
des droits, justice pour tous".
L’interpellation morale de la société civile
a aussi pour certains comme objectif de provoquer un sursaut civique
afin d’exorciser le syndrôme de Dreux -où la
droite traditionnelle alliée avec le FN a emporté
la mairie lors d’une municipale partielle en septembre 1983
-. Le front républicain au-delà des clivages gauche-droite
est déjà en gestation. A l’arrivée, le
gouvernement et des élus républicains des deux bords
rejoignent en fanfare les Marcheurs. Georgina Dufoix, ministre des
affaires sociales, assure que de nouvelles mesures contre le racisme
vont être prises (limitation des ventes d’armes, possibilité
pour les associations de se constituer partie civile dans les affaires
de crimes racistes etc...).
Le président Mitterrand reçoit les Marcheurs à
l’Elysée, et annonce la création prochaine de
la carte unique de dix anspour les étrangers, et "des
mesures de principe pour que justice soit rendue aux jeunes victimes
et à leur famille". En outre,le développement
social des quartiers sera désormais considéré
une priorité nationale.
Dans la foulée, une multitude d’associations vont
surgir. Après la reconnaissance publique du phénomène
"beur", c’est la course à la représentativité
et aux fonds publics. Mais trois semaines seulement après
l’euphorie de la Marche, les affrontements raciaux entre grévistes
et non-grévistes à Talbot-Poissy sonnent déjà
le glas de l’idylle. Les marcheurs soutiennent les travailleurs
immigrés licenciés, signifiant par là-même
leur refus de jouer la division entre les enfants, accueillis à
bras ouverts au sein de la République, et les parents O.S.
virés par milliers des usines. Ils feront, après le
succès symbolique de la Marche, un retour sur eux-mêmes
et sur leur situation sociale.
Mogniss H. Abdallah
Éléments bibliographiques :
Mogniss H. Abdallah, J’y suis, j’y reste ! les luttes
de l’immigration depuis les années 60, éditions
Reflex, 2000.
Saïd Bouamama, Dix ans de marche des Beurs, Desclée
De Brouwer, 1994.
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