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NOUVEAU DÉPART POUR LA RÉAPPROPRIATION DE NOS LUTTES OU ÉNIÈME AVATAR DE DÉPOSSESSION ?
Publié le 3 décembre 2003 par Mogniss H. Abdallah.

Origine : http://toutesegaux.free.fr/article.php3?id_article=27

Le 3 décembre 1983 à Paris, près de 100 000 personnes accordent un accueil triomphal à la Marche pour l’égalité et contre le racisme, partie dans une indifférence quasi-générale de Marseille le 15 octobre. La jeunesse s’est déplacée en masse. La classe politique aussi est là, gauche et droite défilant bras dessus-dessous, tandis qu’un groupe de marcheurs est reçu par le président Mitterrand à l’Elysée. La France découvre alors que son métissage ethnique et culturel représente un potentiel exceptionnel et beaucoup y voient une revitalisation possible de son idéal républicain : liberté, égalité, fraternité.

Arrivée de la marche à Montparnasse

Le 3 décembre 1983 à Paris, près de 100 000 personnes accordent un accueil triomphal à la Marche pour l’égalité et contre le racisme, partie dans une indifférence quasi-générale de Marseille le 15 octobre. L’objectif : "pousser un cri" contre les crimes racistes et sécuritaires qui ont atteint un paroxysme lors de "l’été meurtrier", symbolisé par la mort du petit Toufk Ouanès, 9 ans, tué à La Courneuve la veille du 14 juillet 1983, et alerter la France entière sur la situation des jeunes et de leur famille dans la banlieue de Lyon et d’ailleurs (confrontations violentes et répétées avec la police, chômage, conditions de logement indécentes, relégation culturelle, etc...). La jeunesse s’est déplacée en masse. La classe politique aussi est là, gauche et droite défilant bras dessus-dessous, tandis qu’un groupe de marcheurs est reçu par le président Mitterrand à l’Elysée. Les médias en rajoutent sur le "coup de coeur pour les Beurs". La France découvre alors que son métissage ethnique et culturel représente un potentiel exceptionnel. Beaucoup y voient une revitalisation possible de son idéal républicain : liberté, égalité, fraternité, inscrit sur les frontons des écoles publiques, et une réplique cinglante aux sirènes du Front National qui, pour la première fois, vient de gagner une élection municipale partielle à Dreux.

"Black-blanc-beur", le label de la France qui gagne

Concrètement, les résidents étrangers obtiennent la carte unique de dix ans, des centaines de jeunes vont accéder professionnellement au travail social et des milliers d’associations de jeunes essaiment à travers tout le pays. Ces associations obtiennent des prérogatives nouvelles, dont le droit de se constituer partie civile dans les affaires de crimes racistes, et elles devraient être associées au développement social des quartiers, présenté comme une "priorité nationale". Sur le plan culturel, au cinéma et surtout dans la musique, le cachet "black-blanc-beur"devient un élément constitutif d’une nouvelle culture française qui s’exporte bien sous le label "world music". Précurseurs de l’euphorie ambiante, les joueurs de tennis Tarek Benhabilès et surtout Yannick Noah émergent comme des icônes de la France qui gagne. "Noah is beautifull", s’extasiait le quotidien Libération sur sa "Une", après sa victoire au printemps 1983 à Roland Garros.

La Marche, une référence obligée

Les jeunes issus de l’immigration et des quartiers, encouragés par un sentiment de reconnaissance publique, s’engagent plus avant dans l’action citoyenne avec l’espoir de pouvoir changer leurs conditions de vie sur le terrain. Certains y donneront un prolongement politique. Mais face aux dures réalités sociales, qui tendent à s’aggraver, beaucoup déchantent assez vite, et le mouvement associatif se déchire entre de multiples courants. Les acteurs de 1983 et des marches suivantes (Convergence 84, Troisième marche, ...), puis les générations suivantes se demanderont même à quoi tout cela aura-t-il bien servi ?

Avec les désillusions, la mémoire de la Marche s’estompe dans les esprits, comme un rêve sans lendemain. De nouvelles associations nationales, comme SOS Racisme ou France Plus, fortement appuyées par les institutions, attirent l’attention publique et se substituent progressivement aux associations directement liées à la dynamique de la Marche.

Il n’en reste pas moins que la Marche demeure une référence obligée dans l’histoire de la lutte contre les discriminations dans ce pays. Elle fait figure de tournant, de moment fondateur pour le passage du statut d’immigré étranger à celui de citoyen. C’est pourquoi des milieux très différents se réclament aujourd’hui de cette initiative, comme acteurs ou comme héritiers, sans toujours savoir vraiment de quoi ils parlent. Et depuis que la droite républicaine s’intéresse de plus près aux "forces vives" issues de l’immigration, la mémoire de la Marche semble redevenir un enjeu de légitimation.

Un nécessaire remue-mémoire

Vingt ans après, "plutôt que de commémorer le grand show médiatique du 3 décembre, ne faudrait-il pas célébrer l’événement anonyme du départ de la marche ?", s’interroge Ahmed Boubeker, sociologue et acteur de l’épopée beur, le 14 octobre 2003 dans le quotidien Libération. Le lendemain, une centaine de personnes s’est retrouvée sur le Vieux port de Marseille pour lancer un nouveau départ : celui de la réappropriation de la mémoire de la Marche. Il y a là quelques anciens du groupe qui avait organisé la première étape marseillaise autour de radio Gazelle ou du Cidim (Centre d’information et de documentation sur l’immigration et le Maghreb), Marilaure une marcheuse permanente, des filles de l’Afma (Association des femmes maghrébines en action) qui avaient organisé un forum-justice en hommage à leurs frères tués... L’ambiance est à la timidité, personne n’ose prendre la parole. Marilaure rechigne sur le mode "je n’ai plus rien à dire, tout a déjà été dit", puis peu à peu se lance. Elle raconte ses souvenirs personnels, l’émotion vécue, et finit en disant : "Voilà, ma part d’expérience de la Marche qui me donne, je pense, une légitimité pour en parler". Etrange affirmation - où une actrice reconnue de la Marche trouve le besoin de se justifier - qui en dit long sur les dégâts causés par les multiples tentatives de récupération partisane de la Marche, mais aussi sur les difficultés à assumer une expérience personnelle transformée en événement historique institutionnalisé. Elle témoigne bien de ce processus par lequel les marcheurs, héros d’un jour, seront dépassés par leur image publique. A défaut de confiance en soi, la plupart des marcheurs se désisteront de l’espace public.

Rien d’étonnant ensuite que les mémoires flanchent.

D’où l’importance de provoquer un remue-mémoire, comme le dit Abdellali Hajjat, un étudiant lyonnais habitant les Minguettes qui avait un an au moment de la Marche et qui vient seulement d’en entendre parler il y a peu, presque incidemment. Preuve s’il en est que les Minguettes ne constituent pas un "lieu de mémoire" en soi, spontanémént. Il faut ressusciter la mémoire, et la cultiver comme une matière vivante, afin de la restituer aussi bien pour les acteurs oublieux de leur propre histoire que pour la transmettre aux nouvelles générations et à l’ensemble de la société. De ce point de vue, la commémoration à Marseille n’aura pas été vaine. Yasmina, de l’Afma, par exemple, elle aussi réticente au départ, se libère à l’écoute des souvenirs des autres. "La mémoire me revient", dira-t-elle avant de prendre le micro. L’envie de reparler de ses expériences passées renaît ainsi. Encore faut-il lui donner des suites, au-delà d’une commémoration ponctuelle.

Vers une réflexion distanciée sur l’histoire de la Marche

La seule évocation du passé en termes de souvenirs ne suffit sans doute pas. Il y a besoin, au regard de l’évolution des vingt dernières années, de revenir sur la dynamique de la Marche et de l’après-Marche pour réfléchir sur les acquis et les limites de cette période. On peut en effet s’étonner du peu de ressources documentaires et de travaux approfondis et distanciés. C’est à cet exercice de réflexion que se sont livrés Ahmed Boubeker et Christian Delorme à Marseille le 16 octobre 2003, ainsi que les militants des associations autonomes issues de l’immigration, réunis le 14 novembre dans le cadre du Forum social européen (FSE) de Saint-Denis pour parler de "mémoire des luttes" et du refus des processus de dépossession de leur histoire militante. A chaque fois, le public réclame plus d’informations sur les faits et sur des questions comme la tension entre ouverture interculturelle et repli communautaire, la place des femmes dans le "mouvement beur", les expériences d’entrée en politique, etc. Le modèle de réussite sociale réduit à la seule émergence de nouvelles classes moyennes issues de l’immigration est aussi âprement débattu. Beaucoup ne se sentent nullement représentés par ces élites tentées par le lobbying, aux relents paradoxalement communautaires. En tout état de cause, d’autres initiatives sont réclamées autour de la mémoire de la Marche, pour y voir plus clair et pour pouvoir se réconcilier avec soi-même, en vue de mieux se projeter dans l’avenir.