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Savant(s) et militant(s) de l’immigration
lundi 1er mai 2006, par Abdellali Hajjat

origine : http://icietlabas.lautre.net/spip.php?article164&var_recherche=MognissH.Abdallah


Dans les milieux de militants de l’immigration postcoloniale, les discussions sont souvent ponctuées par des commentaires corrosifs et désabusés sur tel article de presse, telle article de revue scientifique ou tel livre sociologique analysant l’origine, les logiques de l’engagement, les enjeux des luttes mais surtout les actions des mouvements politiques de l’immigration. A quelques exceptions près, leur tonalité est souvent négative : « ce n’est pas ce que j’ai dit dans l’interview », « il a mal interprété mes propos », « il est complètement à côté de la plaque », « il a occulté une dimension importante de la question », etc.

Ce décalage entre l’analyse et la réaction à l’analyse par l’« objet de l’analyse » (i.e. les militants) conduit souvent à des relations tumultueuses, et parfois très conflictuelles, entre « savants » (parfois surnommés « dingologues »…) et militants. Il n’est alors pas étonnant que chaque sollicitation de la part d’un étudiant ou chercheur soit reçue avec scepticisme et exaspération par les militants, et que l’étudiant ou le chercheur en question soit rapidement découragé par un « terrain peu favorable », d’autant plus si ces derniers ne font pas partie du milieu d’interconnaissance.

Cette situation révèle deux problèmes étroitement liés. Elle montre tout d’abord les tensions sociales entre, d’une part, la « prétention de vérité » des savants qui interprètent un mouvement en dehors des théorisations endogènes des militants, ce qui se traduit par l’application maladroite d’une grille de lecture préconstruite par tel ou tel théoricien des mouvements sociaux, et, d’autre part, une logique de méfiance intellectuelle des militants forgée par une longue expérience chaotique avec le monde de la recherche. Mais elle illustre aussi la difficulté, voire l’incapacité, des militants de l’immigration à élaborer leurs propres théorisations de leurs pratiques sociales et de leur projet politique. Les termes du débat entre savants et militants de l’immigration sont posés : des savants pensent le mouvement sans les militants, les militants ne peuvent pas penser le mouvement sans ses propres savants.

Afin de mieux saisir les enjeux de ce débat rarement posé publiquement, il faut d’abord revenir sur l’expérience commune entre savants et militants, éclaircir ensuite les sous-entendus du conflit, et enfin envisager quelques pistes de réflexion pour résoudre ces contradictions.

Immigration et politique dans les sciences sociales

Jusqu’à une date récente, la sociologie et l’histoire se sont rarement penchées sur la dimension politique de l’immigration. Outre les travaux nombreux sur la participation de l’immigration pour mouvements anticolonialistes et indépendantistes et les premiers écrits sur les luttes de l’immigration (Saïd Bouamama, Mogniss H. Abdallah et Ahmed Boubeker), un faible renouveau semble s’amorcer à travers les écrits de Choukri Hmed sur les foyers Sonacotra, de Laure Pitti sur les travailleurs algériens de Renault-Billancourt, etc. Mais encore aujourd’hui, ces disciplines restent fortement déterminées par le paradigme économique, le paradigme juridique et le paradigme de l’assimilation-intégration. Comme l’a magistralement montré le pionnier de la sociologie de l’immigration algérienne, Abdelmalek Sayad [1], l’interprétation économique de l’immigration révèle la manière dont la société française envisage l’immigration, c’est-à-dire comme une main d’œuvre disponible et utilisable pour les besoins de l’économie française. La préoccupation repose alors sur des questions (Combien rapporte la présence des immigrés en France ? Combien coûtent-ils à la France ?) qui excluent toute la dimension politique de l’émigration-immigration. Le paradigme juridique concentre son attention sur les questions de nationalité, de droit d’entrée et de séjour des étranges en France, de flux migratoires, etc. Il s’agit souvent de recherches étroitement liées aux organismes de recherche ministériels, et donc à leurs commandes strictement dirigées vers les propres intérêts de l’administration.

Le paradigme de l’assimilation-intégration interprète toutes les composantes de l’immigration au travers de la croyance au mythe du creuset français. Cette croyance au « modèle français d’intégration » fonde les premières analyses sociologiques de l’action collective des enfants de l’immigration, notamment à travers les travaux de l’école du sociologue Alain Touraine [2]. C’est ainsi que Didier Lapeyronnie [3], avant de voir dans la banlieue un « théâtre colonial [4] », prédisait en 1987 que la disparition inéluctable de la « spécificité » culturelle des enfants de l’immigration dans le creuset français rendrait inopérante toute mobilisation fondée sur le critère « enfants d’immigrés », mobilisation qui ne trouverait une issue possible qu’à travers la lutte antiraciste, incarnée par SOS Racisme. 1987, date de création de l’Union des jeunes musulmans à Lyon, et des premières mobilisations fondée l’identité musulmane… Les travaux de Adil Jazouli [5] s’en distinguent modérément, puisque, selon lui, l’action collective des jeunes enfants de l’immigration postcoloniale est le signe d’une « intégration conflictuelle ». Signe d’intégration ? Refus d’intégration ? Cause ou conséquence de l’intégration ? On ne sait jamais comment interpréter les mobilisations d’enfants de l’immigration postcoloniale.

Mais la vacuité intellectuelle de la grille de lecture intégrationniste n’a pas fait long feu [6]. Les actions collectives de l’immigration sont alors désenclavées du territoire imposé de l’intégration et interprétées de la même manière que les autres mobilisations, notamment à travers la « théorie de la mobilisation de ressources [7] ». Cette théorie repose sur le principe que toute mobilisation nécessite un certain nombre de ressources matérielles, politiques, sociales et symboliques pour trouver le succès [8]. Or les luttes de l’immigration (de travailleurs immigrés, des sans-papiers, des double-peine, etc.) sont considérées comme démunies de ces ressources, et doivent par conséquent bénéficier d’appuis extérieurs pour exister et aboutir.

Ce présupposé théorique (les démunis de ressources ne peuvent pas se mobiliser seuls, ils ont besoin d’« entrepreneurs politiques »), qu’il soit vrai ou faux, remet largement en cause l’idée de l’autonomie des luttes de l’immigration. Et il est souvent accusé de souscrire à une vision misérabiliste de la réalité sociale : les dominé-e-s sont tellement dominé-e-s qu’ils ne peuvent rien faire pour ne plus être dominé-e-s. Le penchant misérabiliste [9] est courant dans les sciences sociales lorsqu’il s’agit d’étudier les milieux populaires, et il s’oppose terme à terme à une vision « populiste », qui relève de l’apologie ou de l’hagiographie des « héros » populaires. Négation des capacités de résistance à la domination d’un côté, négation des formes de dominations de l’autre, le regard sociologique reste toujours enfermé par l’origine sociale du sociologue (classe moyenne ou bourgeoise).

C’est entre autres raisons à cause de cet enfermement déformant que les militants de l’immigration sont gênés voire irrités par les analyses sociologiques de leur mouvement. Les chercheurs qui réussissent à franchir la barrière de la confiance « trahissent » souvent leurs interviewés lorsque arrive le moment de la publication. Le cas de Dounia Bouzar, accueillie et orientée dans certaines associations musulmanes pendant des années, est révélateur de cette réalité. Fondée sur une analyse approximative de l’engagement politique, ses analyses, financées par le ministère de l’Intérieur, ont peu à peu été déterminées par une grille de lecture sécuritaire de certains militants musulmans, qui gâchent la compréhension d’un important phénomène dans toute sa complexité. De la même manière, certains chercheurs plaquent une grille de lecture utilitariste sur toutes les actions des mouvements de l’immigration, rendant impossible toute réflexion sur les pratiques de solidarité active en partie « désintéressées ». S’il n’y a rien de mal au fait qu’il existe des interprétations différentes de la réalité sociale (les chercheurs et les militants ne doivent pas forcément se « faire plaisir » entre eux), l’imposition d’une théorie sur une réalité peut ramener à des contresens historiques (voire à du révisionnisme), comme lorsque Nathalie Fuchs accorde tout le « mérite » de la création des « catégories protégées » de la double peine aux associations antiracistes (comme la Cimade ou le Gisti, qui disposent de relais dans les instances gouvernementales), tout en minorant l’importance de la mobilisation du Comité national contre la double peine [10] (CNDP).

Fausse opposition savoir "scientifique" / pratique militante

Autre point de friction entre chercheurs et militants : la disqualification des écrits des derniers. Le sens commun universitaire veut que tout chercheur doit recenser et se positionner sur les écrits antérieurs. Ce dernier doit à tout prix se distinguer en démontrant l’originalité de son objet de recherche et de sa démarche scientifique, ce qui l’oblige souvent à « marquer son territoire », qui n’est pas celui des écrits militants. La distinction universitaire implique un jugement (souvent négatif) sur ces écrits, qui construit et conforte la frontière entre savoir « scientifique » et pratique militante, l’un excluant intrinsèquement l’autre. Un des ressorts de la disqualification des écrits militants de l’immigration est l’accusation de « culturalisme », notamment lorsqu’ils insistent sur la question de l’autonomie des luttes de l’immigration [11]. Lorsque des militants contestent une analyse sociologique, ils sont immédiatement enfermés dans le pôle négatif de fausses oppositions : irrationalité/raison, mythe/vérité, pratique/savoir, etc.

La construction de la frontière entre chercheurs et militants est liée au principe, enseigné dans toutes les facultés de sociologie, de « rupture épistémologique ». Tout sociologue doit se détacher des prénotions issues du sens commun pour comprendre la réalité sociale en dehors des déformations qu’impliquent des catégories utilisées par tous. Sinon, en quoi se distinguerait une analyse sociologique de n’importe qu’elle autre analyse ? Si le travail d’objectivation (utiliser des outils pour mesurer la réalité sociale, par exemple les statistiques des conversions à l’islam permettrait de briser le mythe de l’« invasion musulmane ») et de distanciation (du chercheur vis-à-vis de son objet) est nécessaire pour assurer un minimum de rigueur scientifique, il est problématique de se cacher derrière l’objectivité pour dissimuler ses propres présupposés. Par exemple, la notion d’intégration est typique de cette prétention scientifique au monopole de la vérité, fondée sur un présupposé qui n’a rien d’objectif : les « différences » sont condamnées à disparaître dans le creuset français. Mais certains présupposés sont plus légitimes que d’autres… Evidemment, l’objectivité totale n’existe pas. Tout individu est inscrit dans un milieu social et politique qui détermine sa vision du monde, et le mieux que l’on puisse espérer d’un chercheur est qu’il fasse preuve de réflexivité : être capable de se situer par rapport à son objet de recherche et de rendre compte de ses propres présupposés pour délimiter le domaine de validité de son travail.

Il n’existe pas de vérité unique, mais la vérité est un enjeu de lutte que se disputent militants et chercheurs. En ce sens, l’opposition savoir scientifique / pratique militante n’est pas forcément opératoire : des chercheurs peuvent se tromper lourdement et des militants peuvent être d’une incroyable lucidité. Cette opposition présuppose en effet l’incapacité totale des militants à penser leurs pratiques et le monopole de l’intelligence aux titulaires d’un doctorat, ce qui est complètement contredit par les faits [12]. Cependant, il est indéniable que les militants de l’immigration ont de grandes difficultés avec l’écrit, ce qui explique en partie la difficulté d’écrire leur histoire. Alors qu’ils sont capables à l’oral des analyses les plus fines, l’écrit semble être un obstacle très pénible à surmonter, d’où le fort turn-over des chercheurs censés exprimer par écrit ce qu’ils affirment à l’oral. Ils sont constamment à la recherche du « chercheur bien », celui qui réussira à traduire fidèlement leur expérience en analyse sociologique, prêtant le flanc à d’inéluctables déceptions. On constate ainsi un phénomène de dépossession, liée au processus de délégation de l’analyse à des chercheurs extérieurs au milieu. Pourquoi être condamné à cette délégation ?

Pour un intellectuel organique

Il ne faut pas nier le fait qu’il est difficile de « sortir la tête du guidon » et de prendre de la distance sur ces propres pratiques : une analyse ne devrait pas être complètement déterminée par des préoccupations politiques, comme par exemple voir du « colonial » partout, car elle nuit à la fois à la compréhension de la réalité sociale et aux perspectives d’un mouvement politique qui se fondent sur des chimères. Il ne faut pas non plus oublier qu’il existe, au sein des mouvements politiques en question, des « chercheurs-militants » ou « militants-chercheurs » capables d’analyse. La frontière n’est donc pas si étanche et, finalement, ce qui compte réellement est mois le titre universitaire ou la mobilisation de telle ou telle théorie que l’honnêteté intellectuelle et la rigueur de l’analyse.

Une des solutions au misérabilisme et au « populisme » serait par conséquent l’émergence de la figure de l’intellectuel organique, compris comme un indigène du milieu dominé acculturé à la culture savante [13]. Le mouvement ouvrier italien a eu Antonio Gramsci, l’immigration algérienne a eu Abdelmalek Sayad. La position ce dernier, out of place, ni totalement dans le milieu de l’immigration algérienne, ni totalement acculturé à la culture française dominante, lui confère, comme pour quelques autres transfuges de classe disposant d’un relatif capital scolaire et culturel, une incroyable lucidité sociologique et politique sur la société algérienne, l’immigration algérienne et les contradictions de la société française. En mobilisant des concepts et des théorisations endogènes (comme el ghorba, jayah, etc.) en même temps que les concepts bourdieusiens (champ, habitus, dispositions, etc.), Sayad a réussi à articuler l’ambition théorique de Bourdieu avec l’enracinement pratique de l’analyse sociologique. C’est ce qui rend les travaux de Sayad si percutants (en lisant, on se dit « il écrit ce que j’ai toujours pensé »), si efficaces pour la compréhension de la réalité de l’immigration, et si subversifs en ce sens qu’il pointe les contradictions de l’ordre social (traditionnel, de l’émigration, national, etc.).

Malheureusement, l’héritage de Sayad est malmené de nos jours. Marginalisé du temps de son vivant, il est loué par tous après sa mort. On cite quelques phrases de Sayad coupées du contexte de sa réflexion générale, afin de récupérer tout le capital symbolique du pionnier de la sociologie de l’immigration, aseptisant ainsi tout le potentiel subversif d’une pensée critique. Et dans le milieu de l’immigration, Sayad est méconnu, soit à cause de l’ignorance générale qui frappe cet intellectuel organique de l’immigration algérienne, soit à cause de l’obstacle de la lecture difficile de ses textes.

A défaut de voir émerger ce type d’intellectuels, il serait bénéfique aux mouvements de l’immigration d’entamer une réflexion sur leur rapport avec le monde de la recherche. Ils pourraient s’inspirer de l’expérience des mouvements politiques autochtones (amérindiens) d’Amérique du Nord qui, pour contrôler relativement la délégation de l’analyse et enrayer le processus de dépossession, établissent des conventions de recherche avec les chercheurs désireux de travailler sur leurs mouvements. Il ne s’agit pas d’un comité de censure de la recherche mais bien d’une exigence d’honnêteté intellectuelle et de rigueur scientifique. Ces mouvements autochtones, comme les mouvements de l’immigration, ont en effet trop souffert politiquement des recherches bâclées, décalées des réalités et fortement orientées par les rapports de domination (de sexe, de classe, de « race ») entre enquêteur et enquêtés (rapport colonial pour les premiers, rapport postcolonial pour les seconds). Cette exigence, qui implique le respect de certaines conditions dans le déroulement de la recherche et les rapports avec les militants, mais aussi un certain investissement des militants dans la démarche de la recherche, produirait un rapport serein et productif entre « savoir sociologique » et « savoir militant ».


Notes

[1] Cf. La double absence, Paris, Seuil, coll. « Liber », 1999.

[2] L’école bourdieusienne s’est complètement désintéressée de l’action collective des enfants de l’immigration postcoloniale.

[3] Didier Lapeyronnie, « Assimilation, mobilisation et action collective chez les jeunes génération de l’immigration maghrébine », in Revue française de sociologie, n°2, XXVIII, avril-juin 1987.

[4] Didier Lapeyronnie, « La banlieue comme théâtre colonial, ou la fracture coloniale dans les quartiers », in Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, La fracture coloniale, Paris, La Découverte, 2005, pp. 209-218.

[5] Adil Jazouli, L’action collective des jeunes Maghrébins de France, Paris, L’Harmattan, 1986.

[6] Les anciens partisans de l’intégration se ruent maintenant dans les « luttes contre les discriminations ».

[7] Cf. les travaux de Johanna Siméant sur la cause des sans-papiers.

[8] Pour plus de détails sur les théories des mouvements sociaux, voir Lilian Mathieu, Comment lutter ? Sociologie et mouvements sociaux, Paris, Textuel, coll. « La Discorde », 2004.

[9] Cf. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le populaire, Paris, Seuil, 1989.

[10] Cf. le débat entre Nathalie Fuchs et Farid Taalba (militant du Mouvement de l’immigration et des banlieues) : http://icietlabas.lautre.net/article.php3 ?id_article=161

[11] Cf. l’interprétation du travail de Mogniss H. Abdallah par Choukri Hmed, « Un moment fondateur ? Les mobilisations dans les foyers Sonacotra »,
http://icietlabas.lautre.net/article.php3 ?id_article=157

[12] Cf. les écrits de l’agence Im’média, de Saïd Bouamama, etc.

[13] De part son origine sociale et sa trajectoire politique, il se distingue de l’« intellectuel spécifique » de Foucault ou l’« intellectuel collectif » de Bourdieu.