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origine : http://icietlabas.lautre.net/spip.php?article164&var_recherche=MognissH.Abdallah
Dans les milieux de militants de l’immigration postcoloniale,
les discussions sont souvent ponctuées par des commentaires
corrosifs et désabusés sur tel article de presse,
telle article de revue scientifique ou tel livre sociologique analysant
l’origine, les logiques de l’engagement, les enjeux
des luttes mais surtout les actions des mouvements politiques de
l’immigration. A quelques exceptions près, leur tonalité
est souvent négative : « ce n’est pas ce que
j’ai dit dans l’interview », « il a mal
interprété mes propos », « il est complètement
à côté de la plaque », « il a occulté
une dimension importante de la question », etc.
Ce décalage entre l’analyse et la réaction
à l’analyse par l’« objet de l’analyse
» (i.e. les militants) conduit souvent à des relations
tumultueuses, et parfois très conflictuelles, entre «
savants » (parfois surnommés « dingologues »…)
et militants. Il n’est alors pas étonnant que chaque
sollicitation de la part d’un étudiant ou chercheur
soit reçue avec scepticisme et exaspération par les
militants, et que l’étudiant ou le chercheur en question
soit rapidement découragé par un « terrain peu
favorable », d’autant plus si ces derniers ne font pas
partie du milieu d’interconnaissance.
Cette situation révèle deux problèmes étroitement
liés. Elle montre tout d’abord les tensions sociales
entre, d’une part, la « prétention de vérité
» des savants qui interprètent un mouvement en dehors
des théorisations endogènes des militants, ce qui
se traduit par l’application maladroite d’une grille
de lecture préconstruite par tel ou tel théoricien
des mouvements sociaux, et, d’autre part, une logique de méfiance
intellectuelle des militants forgée par une longue expérience
chaotique avec le monde de la recherche. Mais elle illustre aussi
la difficulté, voire l’incapacité, des militants
de l’immigration à élaborer leurs propres théorisations
de leurs pratiques sociales et de leur projet politique. Les termes
du débat entre savants et militants de l’immigration
sont posés : des savants pensent le mouvement sans les militants,
les militants ne peuvent pas penser le mouvement sans ses propres
savants.
Afin de mieux saisir les enjeux de ce débat rarement posé
publiquement, il faut d’abord revenir sur l’expérience
commune entre savants et militants, éclaircir ensuite les
sous-entendus du conflit, et enfin envisager quelques pistes de
réflexion pour résoudre ces contradictions.
Immigration et politique dans les sciences sociales
Jusqu’à une date récente, la sociologie et
l’histoire se sont rarement penchées sur la dimension
politique de l’immigration. Outre les travaux nombreux sur
la participation de l’immigration pour mouvements anticolonialistes
et indépendantistes et les premiers écrits sur les
luttes de l’immigration (Saïd Bouamama, Mogniss H. Abdallah
et Ahmed Boubeker), un faible renouveau semble s’amorcer à
travers les écrits de Choukri Hmed sur les foyers Sonacotra,
de Laure Pitti sur les travailleurs algériens de Renault-Billancourt,
etc. Mais encore aujourd’hui, ces disciplines restent fortement
déterminées par le paradigme économique, le
paradigme juridique et le paradigme de l’assimilation-intégration.
Comme l’a magistralement montré le pionnier de la sociologie
de l’immigration algérienne, Abdelmalek Sayad [1],
l’interprétation économique de l’immigration
révèle la manière dont la société
française envisage l’immigration, c’est-à-dire
comme une main d’œuvre disponible et utilisable pour
les besoins de l’économie française. La préoccupation
repose alors sur des questions (Combien rapporte la présence
des immigrés en France ? Combien coûtent-ils à
la France ?) qui excluent toute la dimension politique de l’émigration-immigration.
Le paradigme juridique concentre son attention sur les questions
de nationalité, de droit d’entrée et de séjour
des étranges en France, de flux migratoires, etc. Il s’agit
souvent de recherches étroitement liées aux organismes
de recherche ministériels, et donc à leurs commandes
strictement dirigées vers les propres intérêts
de l’administration.
Le paradigme de l’assimilation-intégration interprète
toutes les composantes de l’immigration au travers de la croyance
au mythe du creuset français. Cette croyance au « modèle
français d’intégration » fonde les premières
analyses sociologiques de l’action collective des enfants
de l’immigration, notamment à travers les travaux de
l’école du sociologue Alain Touraine [2]. C’est
ainsi que Didier Lapeyronnie [3], avant de voir dans la banlieue
un « théâtre colonial [4] », prédisait
en 1987 que la disparition inéluctable de la « spécificité
» culturelle des enfants de l’immigration dans le creuset
français rendrait inopérante toute mobilisation fondée
sur le critère « enfants d’immigrés »,
mobilisation qui ne trouverait une issue possible qu’à
travers la lutte antiraciste, incarnée par SOS Racisme. 1987,
date de création de l’Union des jeunes musulmans à
Lyon, et des premières mobilisations fondée l’identité
musulmane… Les travaux de Adil Jazouli [5] s’en distinguent
modérément, puisque, selon lui, l’action collective
des jeunes enfants de l’immigration postcoloniale est le signe
d’une « intégration conflictuelle ». Signe
d’intégration ? Refus d’intégration ?
Cause ou conséquence de l’intégration ? On ne
sait jamais comment interpréter les mobilisations d’enfants
de l’immigration postcoloniale.
Mais la vacuité intellectuelle de la grille de lecture intégrationniste
n’a pas fait long feu [6]. Les actions collectives de l’immigration
sont alors désenclavées du territoire imposé
de l’intégration et interprétées de la
même manière que les autres mobilisations, notamment
à travers la « théorie de la mobilisation de
ressources [7] ». Cette théorie repose sur le principe
que toute mobilisation nécessite un certain nombre de ressources
matérielles, politiques, sociales et symboliques pour trouver
le succès [8]. Or les luttes de l’immigration (de travailleurs
immigrés, des sans-papiers, des double-peine, etc.) sont
considérées comme démunies de ces ressources,
et doivent par conséquent bénéficier d’appuis
extérieurs pour exister et aboutir.
Ce présupposé théorique (les démunis
de ressources ne peuvent pas se mobiliser seuls, ils ont besoin
d’« entrepreneurs politiques »), qu’il soit
vrai ou faux, remet largement en cause l’idée de l’autonomie
des luttes de l’immigration. Et il est souvent accusé
de souscrire à une vision misérabiliste de la réalité
sociale : les dominé-e-s sont tellement dominé-e-s
qu’ils ne peuvent rien faire pour ne plus être dominé-e-s.
Le penchant misérabiliste [9] est courant dans les sciences
sociales lorsqu’il s’agit d’étudier les
milieux populaires, et il s’oppose terme à terme à
une vision « populiste », qui relève de l’apologie
ou de l’hagiographie des « héros » populaires.
Négation des capacités de résistance à
la domination d’un côté, négation des
formes de dominations de l’autre, le regard sociologique reste
toujours enfermé par l’origine sociale du sociologue
(classe moyenne ou bourgeoise).
C’est entre autres raisons à cause de cet enfermement
déformant que les militants de l’immigration sont gênés
voire irrités par les analyses sociologiques de leur mouvement.
Les chercheurs qui réussissent à franchir la barrière
de la confiance « trahissent » souvent leurs interviewés
lorsque arrive le moment de la publication. Le cas de Dounia Bouzar,
accueillie et orientée dans certaines associations musulmanes
pendant des années, est révélateur de cette
réalité. Fondée sur une analyse approximative
de l’engagement politique, ses analyses, financées
par le ministère de l’Intérieur, ont peu à
peu été déterminées par une grille de
lecture sécuritaire de certains militants musulmans, qui
gâchent la compréhension d’un important phénomène
dans toute sa complexité. De la même manière,
certains chercheurs plaquent une grille de lecture utilitariste
sur toutes les actions des mouvements de l’immigration, rendant
impossible toute réflexion sur les pratiques de solidarité
active en partie « désintéressées ».
S’il n’y a rien de mal au fait qu’il existe des
interprétations différentes de la réalité
sociale (les chercheurs et les militants ne doivent pas forcément
se « faire plaisir » entre eux), l’imposition
d’une théorie sur une réalité peut ramener
à des contresens historiques (voire à du révisionnisme),
comme lorsque Nathalie Fuchs accorde tout le « mérite
» de la création des « catégories protégées
» de la double peine aux associations antiracistes (comme
la Cimade ou le Gisti, qui disposent de relais dans les instances
gouvernementales), tout en minorant l’importance de la mobilisation
du Comité national contre la double peine [10] (CNDP).
Fausse opposition savoir "scientifique" / pratique militante
Autre point de friction entre chercheurs et militants : la disqualification
des écrits des derniers. Le sens commun universitaire veut
que tout chercheur doit recenser et se positionner sur les écrits
antérieurs. Ce dernier doit à tout prix se distinguer
en démontrant l’originalité de son objet de
recherche et de sa démarche scientifique, ce qui l’oblige
souvent à « marquer son territoire », qui n’est
pas celui des écrits militants. La distinction universitaire
implique un jugement (souvent négatif) sur ces écrits,
qui construit et conforte la frontière entre savoir «
scientifique » et pratique militante, l’un excluant
intrinsèquement l’autre. Un des ressorts de la disqualification
des écrits militants de l’immigration est l’accusation
de « culturalisme », notamment lorsqu’ils insistent
sur la question de l’autonomie des luttes de l’immigration
[11]. Lorsque des militants contestent une analyse sociologique,
ils sont immédiatement enfermés dans le pôle
négatif de fausses oppositions : irrationalité/raison,
mythe/vérité, pratique/savoir, etc.
La construction de la frontière entre chercheurs et militants
est liée au principe, enseigné dans toutes les facultés
de sociologie, de « rupture épistémologique
». Tout sociologue doit se détacher des prénotions
issues du sens commun pour comprendre la réalité sociale
en dehors des déformations qu’impliquent des catégories
utilisées par tous. Sinon, en quoi se distinguerait une analyse
sociologique de n’importe qu’elle autre analyse ? Si
le travail d’objectivation (utiliser des outils pour mesurer
la réalité sociale, par exemple les statistiques des
conversions à l’islam permettrait de briser le mythe
de l’« invasion musulmane ») et de distanciation
(du chercheur vis-à-vis de son objet) est nécessaire
pour assurer un minimum de rigueur scientifique, il est problématique
de se cacher derrière l’objectivité pour dissimuler
ses propres présupposés. Par exemple, la notion d’intégration
est typique de cette prétention scientifique au monopole
de la vérité, fondée sur un présupposé
qui n’a rien d’objectif : les « différences
» sont condamnées à disparaître dans le
creuset français. Mais certains présupposés
sont plus légitimes que d’autres… Evidemment,
l’objectivité totale n’existe pas. Tout individu
est inscrit dans un milieu social et politique qui détermine
sa vision du monde, et le mieux que l’on puisse espérer
d’un chercheur est qu’il fasse preuve de réflexivité
: être capable de se situer par rapport à son objet
de recherche et de rendre compte de ses propres présupposés
pour délimiter le domaine de validité de son travail.
Il n’existe pas de vérité unique, mais la vérité
est un enjeu de lutte que se disputent militants et chercheurs.
En ce sens, l’opposition savoir scientifique / pratique militante
n’est pas forcément opératoire : des chercheurs
peuvent se tromper lourdement et des militants peuvent être
d’une incroyable lucidité. Cette opposition présuppose
en effet l’incapacité totale des militants à
penser leurs pratiques et le monopole de l’intelligence aux
titulaires d’un doctorat, ce qui est complètement contredit
par les faits [12]. Cependant, il est indéniable que les
militants de l’immigration ont de grandes difficultés
avec l’écrit, ce qui explique en partie la difficulté
d’écrire leur histoire. Alors qu’ils sont capables
à l’oral des analyses les plus fines, l’écrit
semble être un obstacle très pénible à
surmonter, d’où le fort turn-over des chercheurs censés
exprimer par écrit ce qu’ils affirment à l’oral.
Ils sont constamment à la recherche du « chercheur
bien », celui qui réussira à traduire fidèlement
leur expérience en analyse sociologique, prêtant le
flanc à d’inéluctables déceptions. On
constate ainsi un phénomène de dépossession,
liée au processus de délégation de l’analyse
à des chercheurs extérieurs au milieu. Pourquoi être
condamné à cette délégation ?
Pour un intellectuel organique
Il ne faut pas nier le fait qu’il est difficile de «
sortir la tête du guidon » et de prendre de la distance
sur ces propres pratiques : une analyse ne devrait pas être
complètement déterminée par des préoccupations
politiques, comme par exemple voir du « colonial » partout,
car elle nuit à la fois à la compréhension
de la réalité sociale et aux perspectives d’un
mouvement politique qui se fondent sur des chimères. Il ne
faut pas non plus oublier qu’il existe, au sein des mouvements
politiques en question, des « chercheurs-militants »
ou « militants-chercheurs » capables d’analyse.
La frontière n’est donc pas si étanche et, finalement,
ce qui compte réellement est mois le titre universitaire
ou la mobilisation de telle ou telle théorie que l’honnêteté
intellectuelle et la rigueur de l’analyse.
Une des solutions au misérabilisme et au « populisme
» serait par conséquent l’émergence de
la figure de l’intellectuel organique, compris comme un indigène
du milieu dominé acculturé à la culture savante
[13]. Le mouvement ouvrier italien a eu Antonio Gramsci, l’immigration
algérienne a eu Abdelmalek Sayad. La position ce dernier,
out of place, ni totalement dans le milieu de l’immigration
algérienne, ni totalement acculturé à la culture
française dominante, lui confère, comme pour quelques
autres transfuges de classe disposant d’un relatif capital
scolaire et culturel, une incroyable lucidité sociologique
et politique sur la société algérienne, l’immigration
algérienne et les contradictions de la société
française. En mobilisant des concepts et des théorisations
endogènes (comme el ghorba, jayah, etc.) en même temps
que les concepts bourdieusiens (champ, habitus, dispositions, etc.),
Sayad a réussi à articuler l’ambition théorique
de Bourdieu avec l’enracinement pratique de l’analyse
sociologique. C’est ce qui rend les travaux de Sayad si percutants
(en lisant, on se dit « il écrit ce que j’ai
toujours pensé »), si efficaces pour la compréhension
de la réalité de l’immigration, et si subversifs
en ce sens qu’il pointe les contradictions de l’ordre
social (traditionnel, de l’émigration, national, etc.).
Malheureusement, l’héritage de Sayad est malmené
de nos jours. Marginalisé du temps de son vivant, il est
loué par tous après sa mort. On cite quelques phrases
de Sayad coupées du contexte de sa réflexion générale,
afin de récupérer tout le capital symbolique du pionnier
de la sociologie de l’immigration, aseptisant ainsi tout le
potentiel subversif d’une pensée critique. Et dans
le milieu de l’immigration, Sayad est méconnu, soit
à cause de l’ignorance générale qui frappe
cet intellectuel organique de l’immigration algérienne,
soit à cause de l’obstacle de la lecture difficile
de ses textes.
A défaut de voir émerger ce type d’intellectuels,
il serait bénéfique aux mouvements de l’immigration
d’entamer une réflexion sur leur rapport avec le monde
de la recherche. Ils pourraient s’inspirer de l’expérience
des mouvements politiques autochtones (amérindiens) d’Amérique
du Nord qui, pour contrôler relativement la délégation
de l’analyse et enrayer le processus de dépossession,
établissent des conventions de recherche avec les chercheurs
désireux de travailler sur leurs mouvements. Il ne s’agit
pas d’un comité de censure de la recherche mais bien
d’une exigence d’honnêteté intellectuelle
et de rigueur scientifique. Ces mouvements autochtones, comme les
mouvements de l’immigration, ont en effet trop souffert politiquement
des recherches bâclées, décalées des
réalités et fortement orientées par les rapports
de domination (de sexe, de classe, de « race ») entre
enquêteur et enquêtés (rapport colonial pour
les premiers, rapport postcolonial pour les seconds). Cette exigence,
qui implique le respect de certaines conditions dans le déroulement
de la recherche et les rapports avec les militants, mais aussi un
certain investissement des militants dans la démarche de
la recherche, produirait un rapport serein et productif entre «
savoir sociologique » et « savoir militant ».
Notes
[1] Cf. La double absence, Paris, Seuil, coll. « Liber »,
1999.
[2] L’école bourdieusienne s’est complètement
désintéressée de l’action collective
des enfants de l’immigration postcoloniale.
[3] Didier Lapeyronnie, « Assimilation, mobilisation et action
collective chez les jeunes génération de l’immigration
maghrébine », in Revue française de sociologie,
n°2, XXVIII, avril-juin 1987.
[4] Didier Lapeyronnie, « La banlieue comme théâtre
colonial, ou la fracture coloniale dans les quartiers », in
Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et Sandrine Lemaire, La fracture
coloniale, Paris, La Découverte, 2005, pp. 209-218.
[5] Adil Jazouli, L’action collective des jeunes Maghrébins
de France, Paris, L’Harmattan, 1986.
[6] Les anciens partisans de l’intégration se ruent
maintenant dans les « luttes contre les discriminations ».
[7] Cf. les travaux de Johanna Siméant sur la cause des
sans-papiers.
[8] Pour plus de détails sur les théories des mouvements
sociaux, voir Lilian Mathieu, Comment lutter ? Sociologie et mouvements
sociaux, Paris, Textuel, coll. « La Discorde », 2004.
[9] Cf. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron, Le savant et le
populaire, Paris, Seuil, 1989.
[10] Cf. le débat entre Nathalie Fuchs et Farid Taalba (militant
du Mouvement de l’immigration et des banlieues) : http://icietlabas.lautre.net/article.php3
?id_article=161
[11] Cf. l’interprétation du travail de Mogniss H.
Abdallah par Choukri Hmed, « Un moment fondateur ? Les mobilisations
dans les foyers Sonacotra »,
http://icietlabas.lautre.net/article.php3
?id_article=157
[12] Cf. les écrits de l’agence Im’média,
de Saïd Bouamama, etc.
[13] De part son origine sociale et sa trajectoire politique, il
se distingue de l’« intellectuel spécifique »
de Foucault ou l’« intellectuel collectif » de
Bourdieu.
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