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Shouf shouf Hollanda !
Des artistes maroco-hollandais renouvellent la langue et la culture néerlandaise
En partenariat avec le site Altérité
Mogniss H. Abdallah Agence IM'média [16/03/2006]
publié le 28/03/2006

Origine : http://www.africultures.com/index.asp?menu=affiche_article&no=4364

Depuis l’assassinat en 2004 du cinéaste Théo Van Gogh par un jeune fondamentaliste d’origine marocaine, le modèle de tolérance multiculturel est sur la sellette. Signe de cette crispation identitaire, on parle d’imposer aux “allochtones” un “code de bonne conduite” et l’usage obligatoire en public de la langue néerlandaise.

Pourtant, dans son livre Shouf, shouf Hollanda, la professeure française d’arabe maghrébin Dominique Caubet nous donne à voir un autre visage du pays : à travers dix portraits, elle témoigne de la percée sur la scène culturelle de jeunes artistes maroco-hollandais. Lauréats de prix prestigieux, ces écrivains, peintres, acteurs ou rappeurs, ne constituent pas selon elle un simple pont entre communautés, ils renouvellent de l’intérieur la culture néerlandaise.

La peur de l’islamisation... et de la poussée démographique des “allochtones”

Après avoir fait le tour de la célèbre maison d’Anne Franck à Amsterdam, les visiteurs sont conviés à participer à un sondage d’opinion sur la liberté d’expression et sur la tolérance religieuse. À la question “êtes-vous pour ou contre une loi sur le port du foulard à l’école”, posée sur des images renvoyant au débat en France, une majorité de jeunes visiteurs hollandais votent contre l’idée même de cette interdiction. Mais à une question sur le port du turban sikh dans la police britannique, le même pourcentage de votants exprime sa réprobation. Bien qu’il s’agisse d’exemples étrangers, ces réponses reflètent assez bien les limites et l’ambivalence de la notion de tolérance telle que la perçoivent traditionnellement les Hollandais. S’ils acceptent volontiers le principe de la pluralité culturelle et religieuse, ils exigent respect scrupuleux des normes et valeurs néerlandaises, et allégeance aux institutions. Mais, depuis quelque temps, se développe la crainte d’une islamisation de la société sur fond de poussée démographique des “allochtones”, terme générique désignant les populations issues de l’immigration, en passe de devenir majoritaires dans plusieurs grandes villes (Amsterdam, Rotterdam, La Haye et Utrecht).

En 2002, le politicien populiste Pim Fortuyn brise le tabou consensuel du politiquement correct en clamant que “la barque est pleine”, qu’il faut contrôler drastiquement l’immigration et traquer les délinquants étrangers, et que “l’islam est une religion arriérée” incompatible avec la démocratie. En novembre 2004, l’assassinat par un jeune fondamentaliste d’origine marocaine du cinéaste Théo Van Gogh, lui aussi très provocateur à l’encontre de l’islam et des religions en général, va libérer les pulsions xénophobes, visant en particulier les musulmans, estimés à 900 000 personnes (sur environ 3 millions d’“allochtones”).

Haro sur le “drame multiculturel”

D’après l’éditorialiste et sociologue Paul Scheffer, le phénomène est antérieur même au choc du 11 septembre 2001. Le basculement de l’opinion, selon lui, remonte au début des années 1990, les élites cosmopolites n’osant plus intervenir, interdire quoi que ce soit, alors que commençaient déjà à poindre des interrogations sur la “loyauté primaire” d’une partie, minoritaire, de la deuxième génération à l’égard de l’Etat . Cette politique de laisser faire, qu’il a dénoncé dans une étude intitulée Le drame multiculturel publiée en 2000, aurait abouti à la faillite d’un modèle d’intégration où, faute de “penser” la tolérance, des communautés coexistent sans se mélanger. Trop d’ “allochtones” ne maîtriseraient pas la langue néerlandaise. Ici et là, le chiffre de 700 000 est même avancé. D’où la récente proposition de Rita Verdonk, ministre de l’intégration, d’imposer l’usage exclusif de la langue nationale dans l’espace public. S’inspirant d’un “code de bonne conduite” expérimenté à Rotterdam, d’autres mesures autoritaires sont avancées, comme la suppression des allocations chômage pour les femmes portant le burqa afghan, voire l’interdiction du foulard pour les musulmanes dans l’espace public.

Une “comédie archi-hollandaise”

“Shouf, shouf, Scheffer !”, ironise Anis Ramdas, le directeur du centre culturel De Balie à Amsterdam, dans le journal NRC Handelsblad, en parodiant le titre d’un film qui fait en 2004 un tabac au box office : plus de 360 000 spectateurs sont allés rire aux larmes en voyant Shouf, shouf, Habibi, une “comédie archi-hollandaise” à contre-courant de la sinistrose ambiante. Réalisé par Albert ter Heerdt, ce film se veut plus “universel” que “multiculturel”. Il relate les tribulations burlesques d’un jeune d’origine marocaine, entre la Hollande et le Maroc. On y parle néerlandais et arabe, straattaal - le parler de la rue - ou smurfentaal - la langue des Schtroumpfs.

Dominique Caubet, sociolinguiste et professeure d’arabe maghrébin, s’est intéressée aux acteurs du film et aux raisons de son succès, ainsi qu’à plusieurs jeunes artistes maroco-hollandais rencontrés dans le cadre d’études sur l’apport du darija (arabe maghrébin) et du tamazight (berbère) à la scène culturelle européenne. Elle en restitue dix portraits dans un livre d’entretiens publié en français. Le titre, Shouf shouf Hollanda, est un clin d’œil au film qui, loin d’une mode passagère, semble avoir ouvert la voie à d’autres productions similaires. Ainsi, le film Het Schnitzelparadijs (Le Paradis de l’escalope à la milanaise), réalisé par Martin Koolhoven à partir d’un ouvrage de l’écrivain Khalid Boudou, a lui aussi connu un gros succès en 2005. Najib Amhali, lui, se hisse aux premiers rangs des cabaretiers, une tradition du standing-up très hollandaise. Prochainement, une édition néerlandaise augmentée du livre devrait d’ailleurs voir le jour chez De Geus, en version poche.

Mimoun Oaïssa, aujourd’hui enseignant à l’école de théâtre d’Amsterdam, s’est longuement entretenu avec Dominique Caubet. Acteur principal de Shouf Shouf Habibi, il évoque sans hargne les préjugés des Hollandais sur la question linguistique. Ils sont tout étonnés devant sa maîtrise du néerlandais. “Vous parlez bien”, disent-ils. “Et pourquoi devrais-je mal parler ?” Arrivé aux Pays-Bas en 1976 à l’âge d’un an, il a grandi dans un environnement linguistique pluriel, et affirme penser et communiquer à la maison en berbère marocain, mais aussi directement en néerlandais, sans hiérarchisation préméditée dans son usage des langues.

L’écrivain Abdelkader Benali, auteur du roman Noces à la mer (traduit en français et publié chez Albin Michel en 1999) et lauréat en 2003 du prestigieux Libris Literatuurprijs, se montre plus hostile au mélange des langues, et affirme ne pas pouvoir tenir une discussion intellectuelle en tamazight. Il dit réfléchir en néerlandais. Un autre écrivain, Hafid Bouazza, auteur du roman Les Pieds d’Abdullah (également traduit en français et publié par Le Reflet en 2003), confie : “Je me sens plus chez moi dans la langue (néerlandaise), intellectuellement et émotionnellement, que dans la Hollande perse”.

Accents et mélange des langues

Malgré leur grande maîtrise de la langue, écrite et parlée, et une précoce réussite individuelle, tous déplorent une certaine discrimination à partir de l’accent. Mimoun Oaïssa conteste, lui, cette focalisation sur un accent marocain supposé indélébile, arguant que la notion de néerlandais standard a elle-même évolué suite aux protestations de régionalistes “demandant si leur façon de parler manquait de sophistication (ou d’éducation)”. On parle désormais de “néerlandais commun” (Algemeen Nederlands), et non de “néerlandais éduqué commun” (Algemeen Beschaafd Nederlands).

Les rappeurs du groupe Intersection, Casablanca Connect ou encore Ali B. assument eux pleinement leur(s) accent(s) ou le mélange des langues, et se moquent éperdument de cette idée de “police linguistique” qui taraude certains gouvernants. Ainsi, Intersection a en quelque sorte fondé le hip-hop tamazight, la langue d’origine d’une majorité des migrants venus du nord du Maroc ou du Rif. Ces rappeurs revendiquent davantage leur identité marocaine. “Je ne suis pas Hollandais, je suis Marocain !” s’exclame Khalid Ouaziz, de Casablanca Connect, qui a écrit et interprété le morceau musical sur le générique de fin de Shouf shouf Habibi. Il ne s’agit pas pour autant d’un repli identitaire. Ils développent leur carrière au contact direct et permanent avec les artistes hollandais “autochtones”, et le public est au rendez-vous. Ali B., qui avait commencé avec son tube Lijpe Mocro (Marocain débile), bel exemple de retournement du stigmate, fait désormais partie des “Néerlandais de l’année” consacrés par les médias, et sa statue en cire figure désormais chez Madame Tussaud, le musée Grévin d’Amsterdam !

Travailler de l’intérieur la langue et la culture néerlandaises

On comprend donc l’enthousiasme de Dominique Caubet qui retrouve là une situation qui recoupe le résultat de ses travaux ailleurs en Europe : si les Marocains sont certes moins bien intégrés/assimilés en Hollande qu’en France, les artistes travaillent de l’intérieur la société, contribuent au développement de sa langue, notamment à partir du parler jeune. Prendre davantage en compte cette dynamique permettrait d’amorcer une rupture avec les représentations multiculturelles encore omniprésentes, qui tendent à juxtaposer cultures ou communautés et, pour les mieux intentionnées, de jeter des ponts entre elles.

Les communautés existent pourtant, et leur reconnaissance en tant que telles constitue jusqu’à nouvel ordre un des supports fondamentaux du système néerlandais des “piliers”. Dès lors, quelle est la portée réelle de la “parole individuelle à la fois libre et à portée universelle” dont témoignent les artistes ? Pour exister, doivent-ils nécessairement “sortir” de leur communauté d’origine, ou peuvent-ils aussi en critiquer les tentations rétrogrades de l’intérieur, sans se renfermer dans une logique communautariste ? Ces questionnements, dans un pays qui doute face à l’intégration européenne et la mondialisation, mettent à nouveau en débat l’opposition des modèles dits “français” et “anglo-saxons”, et leurs limites respectives. De ce point de vue, on ne saurait trop qu’encourager la poursuite des travaux de Dominique Caubet, tout en recommandant les nombreux débats publics qu’ils suscitent, en France, aux Pays-Bas et au Maroc.

Mogniss H. Abdallah
Agence IM'média
[16/03/2006]