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Origine : http://www.africultures.com/index.asp?menu=affiche_article&no=4364
Depuis l’assassinat en 2004 du cinéaste Théo
Van Gogh par un jeune fondamentaliste d’origine marocaine,
le modèle de tolérance multiculturel est sur la sellette.
Signe de cette crispation identitaire, on parle d’imposer
aux “allochtones” un “code de bonne conduite”
et l’usage obligatoire en public de la langue néerlandaise.
Pourtant, dans son livre Shouf, shouf Hollanda, la professeure
française d’arabe maghrébin Dominique Caubet
nous donne à voir un autre visage du pays : à travers
dix portraits, elle témoigne de la percée sur la scène
culturelle de jeunes artistes maroco-hollandais. Lauréats
de prix prestigieux, ces écrivains, peintres, acteurs ou
rappeurs, ne constituent pas selon elle un simple pont entre communautés,
ils renouvellent de l’intérieur la culture néerlandaise.
La peur de l’islamisation... et de la poussée démographique
des “allochtones”
Après avoir fait le tour de la célèbre maison
d’Anne Franck à Amsterdam, les visiteurs sont conviés
à participer à un sondage d’opinion sur la liberté
d’expression et sur la tolérance religieuse. À
la question “êtes-vous pour ou contre une loi sur le
port du foulard à l’école”, posée
sur des images renvoyant au débat en France, une majorité
de jeunes visiteurs hollandais votent contre l’idée
même de cette interdiction. Mais à une question sur
le port du turban sikh dans la police britannique, le même
pourcentage de votants exprime sa réprobation. Bien qu’il
s’agisse d’exemples étrangers, ces réponses
reflètent assez bien les limites et l’ambivalence de
la notion de tolérance telle que la perçoivent traditionnellement
les Hollandais. S’ils acceptent volontiers le principe de
la pluralité culturelle et religieuse, ils exigent respect
scrupuleux des normes et valeurs néerlandaises, et allégeance
aux institutions. Mais, depuis quelque temps, se développe
la crainte d’une islamisation de la société
sur fond de poussée démographique des “allochtones”,
terme générique désignant les populations issues
de l’immigration, en passe de devenir majoritaires dans plusieurs
grandes villes (Amsterdam, Rotterdam, La Haye et Utrecht).
En 2002, le politicien populiste Pim Fortuyn brise le tabou consensuel
du politiquement correct en clamant que “la barque est pleine”,
qu’il faut contrôler drastiquement l’immigration
et traquer les délinquants étrangers, et que “l’islam
est une religion arriérée” incompatible avec
la démocratie. En novembre 2004, l’assassinat par un
jeune fondamentaliste d’origine marocaine du cinéaste
Théo Van Gogh, lui aussi très provocateur à
l’encontre de l’islam et des religions en général,
va libérer les pulsions xénophobes, visant en particulier
les musulmans, estimés à 900 000 personnes (sur environ
3 millions d’“allochtones”).
Haro sur le “drame multiculturel”
D’après l’éditorialiste et sociologue
Paul Scheffer, le phénomène est antérieur même
au choc du 11 septembre 2001. Le basculement de l’opinion,
selon lui, remonte au début des années 1990, les élites
cosmopolites n’osant plus intervenir, interdire quoi que ce
soit, alors que commençaient déjà à
poindre des interrogations sur la “loyauté primaire”
d’une partie, minoritaire, de la deuxième génération
à l’égard de l’Etat . Cette politique
de laisser faire, qu’il a dénoncé dans une étude
intitulée Le drame multiculturel publiée en 2000,
aurait abouti à la faillite d’un modèle d’intégration
où, faute de “penser” la tolérance, des
communautés coexistent sans se mélanger. Trop d’
“allochtones” ne maîtriseraient pas la langue
néerlandaise. Ici et là, le chiffre de 700 000 est
même avancé. D’où la récente proposition
de Rita Verdonk, ministre de l’intégration, d’imposer
l’usage exclusif de la langue nationale dans l’espace
public. S’inspirant d’un “code de bonne conduite”
expérimenté à Rotterdam, d’autres mesures
autoritaires sont avancées, comme la suppression des allocations
chômage pour les femmes portant le burqa afghan, voire l’interdiction
du foulard pour les musulmanes dans l’espace public.
Une “comédie archi-hollandaise”
“Shouf, shouf, Scheffer !”, ironise Anis Ramdas, le
directeur du centre culturel De Balie à Amsterdam, dans le
journal NRC Handelsblad, en parodiant le titre d’un film qui
fait en 2004 un tabac au box office : plus de 360 000 spectateurs
sont allés rire aux larmes en voyant Shouf, shouf, Habibi,
une “comédie archi-hollandaise” à contre-courant
de la sinistrose ambiante. Réalisé par Albert ter
Heerdt, ce film se veut plus “universel” que “multiculturel”.
Il relate les tribulations burlesques d’un jeune d’origine
marocaine, entre la Hollande et le Maroc. On y parle néerlandais
et arabe, straattaal - le parler de la rue - ou smurfentaal - la
langue des Schtroumpfs.
Dominique Caubet, sociolinguiste et professeure d’arabe maghrébin,
s’est intéressée aux acteurs du film et aux
raisons de son succès, ainsi qu’à plusieurs
jeunes artistes maroco-hollandais rencontrés dans le cadre
d’études sur l’apport du darija (arabe maghrébin)
et du tamazight (berbère) à la scène culturelle
européenne. Elle en restitue dix portraits dans un livre
d’entretiens publié en français. Le titre, Shouf
shouf Hollanda, est un clin d’œil au film qui, loin d’une
mode passagère, semble avoir ouvert la voie à d’autres
productions similaires. Ainsi, le film Het Schnitzelparadijs (Le
Paradis de l’escalope à la milanaise), réalisé
par Martin Koolhoven à partir d’un ouvrage de l’écrivain
Khalid Boudou, a lui aussi connu un gros succès en 2005.
Najib Amhali, lui, se hisse aux premiers rangs des cabaretiers,
une tradition du standing-up très hollandaise. Prochainement,
une édition néerlandaise augmentée du livre
devrait d’ailleurs voir le jour chez De Geus, en version poche.
Mimoun Oaïssa, aujourd’hui enseignant à l’école
de théâtre d’Amsterdam, s’est longuement
entretenu avec Dominique Caubet. Acteur principal de Shouf Shouf
Habibi, il évoque sans hargne les préjugés
des Hollandais sur la question linguistique. Ils sont tout étonnés
devant sa maîtrise du néerlandais. “Vous parlez
bien”, disent-ils. “Et pourquoi devrais-je mal parler
?” Arrivé aux Pays-Bas en 1976 à l’âge
d’un an, il a grandi dans un environnement linguistique pluriel,
et affirme penser et communiquer à la maison en berbère
marocain, mais aussi directement en néerlandais, sans hiérarchisation
préméditée dans son usage des langues.
L’écrivain Abdelkader Benali, auteur du roman Noces
à la mer (traduit en français et publié chez
Albin Michel en 1999) et lauréat en 2003 du prestigieux Libris
Literatuurprijs, se montre plus hostile au mélange des langues,
et affirme ne pas pouvoir tenir une discussion intellectuelle en
tamazight. Il dit réfléchir en néerlandais.
Un autre écrivain, Hafid Bouazza, auteur du roman Les Pieds
d’Abdullah (également traduit en français et
publié par Le Reflet en 2003), confie : “Je me sens
plus chez moi dans la langue (néerlandaise), intellectuellement
et émotionnellement, que dans la Hollande perse”.
Accents et mélange des langues
Malgré leur grande maîtrise de la langue, écrite
et parlée, et une précoce réussite individuelle,
tous déplorent une certaine discrimination à partir
de l’accent. Mimoun Oaïssa conteste, lui, cette focalisation
sur un accent marocain supposé indélébile,
arguant que la notion de néerlandais standard a elle-même
évolué suite aux protestations de régionalistes
“demandant si leur façon de parler manquait de sophistication
(ou d’éducation)”. On parle désormais
de “néerlandais commun” (Algemeen Nederlands),
et non de “néerlandais éduqué commun”
(Algemeen Beschaafd Nederlands).
Les rappeurs du groupe Intersection, Casablanca Connect ou encore
Ali B. assument eux pleinement leur(s) accent(s) ou le mélange
des langues, et se moquent éperdument de cette idée
de “police linguistique” qui taraude certains gouvernants.
Ainsi, Intersection a en quelque sorte fondé le hip-hop tamazight,
la langue d’origine d’une majorité des migrants
venus du nord du Maroc ou du Rif. Ces rappeurs revendiquent davantage
leur identité marocaine. “Je ne suis pas Hollandais,
je suis Marocain !” s’exclame Khalid Ouaziz, de Casablanca
Connect, qui a écrit et interprété le morceau
musical sur le générique de fin de Shouf shouf Habibi.
Il ne s’agit pas pour autant d’un repli identitaire.
Ils développent leur carrière au contact direct et
permanent avec les artistes hollandais “autochtones”,
et le public est au rendez-vous. Ali B., qui avait commencé
avec son tube Lijpe Mocro (Marocain débile), bel exemple
de retournement du stigmate, fait désormais partie des “Néerlandais
de l’année” consacrés par les médias,
et sa statue en cire figure désormais chez Madame Tussaud,
le musée Grévin d’Amsterdam !
Travailler de l’intérieur la langue et la culture
néerlandaises
On comprend donc l’enthousiasme de Dominique Caubet qui retrouve
là une situation qui recoupe le résultat de ses travaux
ailleurs en Europe : si les Marocains sont certes moins bien intégrés/assimilés
en Hollande qu’en France, les artistes travaillent de l’intérieur
la société, contribuent au développement de
sa langue, notamment à partir du parler jeune. Prendre davantage
en compte cette dynamique permettrait d’amorcer une rupture
avec les représentations multiculturelles encore omniprésentes,
qui tendent à juxtaposer cultures ou communautés et,
pour les mieux intentionnées, de jeter des ponts entre elles.
Les communautés existent pourtant, et leur reconnaissance
en tant que telles constitue jusqu’à nouvel ordre un
des supports fondamentaux du système néerlandais des
“piliers”. Dès lors, quelle est la portée
réelle de la “parole individuelle à la fois
libre et à portée universelle” dont témoignent
les artistes ? Pour exister, doivent-ils nécessairement “sortir”
de leur communauté d’origine, ou peuvent-ils aussi
en critiquer les tentations rétrogrades de l’intérieur,
sans se renfermer dans une logique communautariste ? Ces questionnements,
dans un pays qui doute face à l’intégration
européenne et la mondialisation, mettent à nouveau
en débat l’opposition des modèles dits “français”
et “anglo-saxons”, et leurs limites respectives. De
ce point de vue, on ne saurait trop qu’encourager la poursuite
des travaux de Dominique Caubet, tout en recommandant les nombreux
débats publics qu’ils suscitent, en France, aux Pays-Bas
et au Maroc.
Mogniss H. Abdallah
Agence IM'média
[16/03/2006]
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