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Allemagne Eléments pour un bilan de la politique de Helmut Kohl en matière d'immigration.
Mogniss H. Abdallah
Agence IM'média 26, rue des Maronites 75020 Paris
Article à paraître dans la revue Hommes & Migrations, n° de novembre-décembre 1998

Origine : http://bok.net/pajol/sanspap/immedia/mogniss3.html

A l'heure du bilan de seize années de présence de Helmut Kohl comme chancelier de l'Allemagne, l'immigration semble occultée dans le débat public. La discussion porte essentiellement sur l'évaluation du modèle économique allemand à l'ausne de la réunification, sur l'explosion du chômage et la remise en cause d'un certain "bien-être" social" jusque-là garanti par l'Etat-providence et par un consensus national reposant sur la co-gestion entre partenaires sociaux.

En filigrane pourtant, la question de l'immigration se profile derrière l'inquiétude suscitée par le retour de plusieurs partis d'extrême-droite sur le devant de la scène publique, par une recrudescence de la violence et de la délinquance, et par l'élargissement de l'Union européenne à l'est. Les immigrés servent alors de révélateur des contradictions de la société allemande et des limites de sa capacité à digérer les mutations de cette fin de siècle, mais ils ne sont que trop rarement considérés comme des acteurs partie-prenantes de ces évolutions, considérées d'un point de vue germano-germanique ou euro-germanique. En d'autres termes, la majorité de la classe politique ne s'intéresse guère aux immigrés comme citoyens potentiels de la société allemande.

"Nous n'avons pas le droit de vote mais nous avons une voix!", ont clamé plusieurs centaines de réfugiés et d'immigrés qui ont organisé une "Caravane pour les droits", du 14 août au 20 septembre 1998, parcourant tout le pays en pleine période électorale dans l'espoir de soulever un débat national sur une politique de l'immigration de plus en plus restrictive et tendant à criminaliser les étrangers. Si cette initiative a permi la rencontre de groupes de différentes communautés immigrées (Tamouls, Kurdes, Congolais, Iraniens...) entre eux, et si elle a bénéficié du soutien actif de nombreux réseaux allemands de solidarité comme "Keine Mensch ist illegal"(Personne n'est illégal), elle n'a pas eu l'écho espéré. Et le célèbre écrivain Gunther Grass semble bien seul quand il bataille pour l'accueil des étrangers, Kurdes en particulier, gravement remis en cause en 1993 par l'abrogation de l'article 16 de la Constitution qui garantissait jusqu'alors le droit d'asile en Allemagne.

En revanche, le 19 septembre 1998, jour de l'arrivée de la Caravane à Cologne, le Nationaldemokratische Partei Deutschland (NPD), d'obédience néo-nazie, organisait une manifestation pour commémorer la spectaculaire attaque du foyer d'immigrés de Rostock-Lichtenhagen en 1992. Cette provocation a suscité une mobilisation anti-fasciste fort médiatisée, rappelant les gigantesques mais éphémères "chaînes de lumières" fraternelles ou les initiatives "multi-kulti" du temps où Daniel Cohn-Bendit était maire-adjoint chargé des affaires multi-culturelles à Franckfort (il a démissionné depuis pour passer à autre chose).

Lors d'un important meeting électoral tenu deux jours plus tôt à Bitterfeld, ancienne ville phare de l'industrie chimique est-allemande en Saxe-Anhalt, land où 12,9 % d'électeurs -pour l'essentiel des jeunes et des chômeurs -avaient voté pour le parti d'extrême-droite DVU (Union du Peuple allemand), Helmut Kohl a eu le mérite de ne pas céder à la démagogie anti-immigrée ambiante, refreinant son credo habituel de campagne sur sa détermination à "jeter dehors" les criminels étrangers. De même, il n'a pas voulu suivre Edmund Stoiber, son encombrant mais efficace partenaire ministre-président CSU de Bavière, lorsque celui-ci a tenté de relancer au niveau fédéral la fameuse devise: "l'Allemagne n'est pas un pays d'immigration".

Au-delà des effets d'annonce, des réactions de circonstance intrinsèques à toute campagne électorale et bien sûr de la défaite du Chancelier chrétien-démocrate, le bilan des années Kohl en matière d'immigration reste donc à faire. Des pistes peuvent néanmoins d'ores et déjà être débroussaillées au regard des interrogations majeures actuelles de la société allemande, à commencer par la question de l'identité d'un pays et d'un peuple renouant avec le statut de grande puissance économique et politique au coeur de l'Europe.

Un pays d'immigration qui s'ignore

Depuis l'accession de Helmut Kohl au pouvoir en 1982, force est de constater que l'immigration s'est accrue. De 4,5 millions, soit 7,2% de la population en Allemagne de l'ouest, elle est passée à 7,314 millions en 1996, soit 8,9% de la population de l'Allemagne réunifiée. (Tendances des Migrations Internationales, SOPEMI-OCDE, 1998). Certes, ces chiffres ont été dopés par les importants flux migratoires consécutifs à la réunification et à la guerre en ex-Yougoslavie, et l'on peut constater une nette diminution des entrées depuis l'adoption d'une nouvelle loi sur le droit d'asile en 1993 et des politiques visant à restreindre les entrées de nouveaux travailleurs non ressortissants de l'Union européenne. Ainsi, après avoir culminé à 438 000 en 1992, le nombre de demandeurs d'asile est-il retombé à 116000 en 1996. L'Allemagne continue de signer des accords bi-latéraux avec les pays d'origine pour le rapatriement de leurs ressortissants (Turquie, Bosnie, Vietnam, Mozambique...) plus ou moins suivis d'effet sur le terrain. Ainsi, les 350 000 réfugiés Bosniaques devraient déjà être sur le chemin du retour, mais la réalité s'avère plus complexe.

Cependant, la population de résidents étrangers augmente du fait du regroupement familial et des naissances en Allemagne, et l'immigration de travail continue. "En 1996, près de 440 000 nouveaux permis ont été délivrés, dont plus de la moitié à des personnes nouvellement entrées sur le territoire" (Sopemi-OCDE op. cité).

Ces chiffres concernent essentiellement des travailleurs sous contrat d'ouvrage ainsi que les fameux "gastarbeiter" ou travailleurs invités échappant à la règle d'opposabilité de la situation de l'emploi. L'Allemagne leur applique la politique des quotas par pays et par secteur d'activités, fixés annuellement. En 1996, ces contingents ont été revus à la baisse, mais les emplois de saisonniers progresse de nouveau. Près de 193 000 travailleurs immigrés, Polonais pour la plupart, ont été admis en 1995 surtout dans l'agriculture ou l'hôtellerie (rapport SOPEMI-OCDE op. cité). Cette situation fait dire à certains qu'en Allemagne, il y a "un million de permis de travail en trop", sans déterminer exactement quelles catégories d'immigrés sont ainsi visées.

Les immigrés et le chômage, nouveau dilemne allemand

En novembre 1996, Helmut Kohl affirme que les étrangers pourraient bien être une des principales causes du chômage des Allemands, et quelques semaines plus tard il renchérit: "cette situation ne peut plus durer. On ne peut pas faire comprendre aux travailleurs allemands qu'avec un chômage élevé, des centaines de milliers d'étrangers puissent travailler en Allemagne". Klaus Zwickel, président du syndicat IG Metall, déclare dans la foulée: "je pense que nous devons arriver à un contingentement dans le cadre d'une loi sur l'immigration pour soulager le marché du travail allemand et désamorcer l'explosion sociale".

Pour faire travailler des chômeurs allemands, "le ministère du travail à Bonn a ordonné de réduire de 10% le nombre des 200 000 travailleurs saisonniers en provenance d'Europe de l'est, (offrant) 10,60 marks de l'heure, plus 25 marks de supplément par jour payés par le bureau du travail", relate le quotidien populaire Bild Zeitung en mai 1998. Cette directive est à l'origine du "scandale de l'asperge" qui fait sortir Helmut Kohl de ses gonds. Les chômeurs allemands n'ont en effet pas daigné se baisser pour travailler à ce tarif-là, des saisonniers polonais se sont retrouvés à leur tour au chômage, et la récolte d'asperges a été en partie perdue. "Nous ne sommes pas un peuple de mangeurs d'asperges, fulmine le Chancelier au congrès du CDU à Brême, mais il faudrait que les nouveaux emplois que nous créons soient aussi occupés". Dans sa croisade contre le chômage, Helmut Kohl choisit donc de culpabiliser les Allemands, sous-entendant qu'ils vivent au-dessus de leurs moyens, voire qu'ils font preuve d'une fainéantise jusque-là plutôt attribuée à des étrangers abusant de la protection sociale du pays d'accueil. "Il y a 1,5 million d'offres d'emplois non pourvues...Comme les Allemands ne les acceptent pas, ce sont les étrangers qui les prennent", répète-t-il à Bitterfeld (Le Monde, 19/9/98).

Ces piques stigmatisent tout autant le manque de "flexibilité" des partenaires sociaux, et confortent le processus de dérégulation fortement encouragé par les partisans de la performance maximale, à droite comme à gauche. "Celui qui n'accepte pas de servir n'est pas rétribué", disent les proches du ministre-président de la Saxe, M. Kurt Biedenkopf. "Il faut accepter les inégalités" ajoutent-ils ( "les sociaux-démocrates veulent faire "mieux" que la droite", Matthias Greffrath in Le Monde Diplômatique, juin 1998). L'option néo-libérale est appuyée par l'OCDE qui, dans son rapport sur l'Allemagne rendu public en août 1998, préconise la pérénisation des "billigjobs", emplois "légalement au noir" payés moins de 620 DM par mois pour 15 h maximum de travail par semaine. Ces emplois, dont le nombre varie selon les sources de 1,6 à 6 millions, sont exemptés de charges sociales, et concurrencent le travail au noir des immigrés illégaux, même si ces derniers sont souvent décriés pour accepter un salaire horaire de 5 DM. L'OCDE conseille en outre à l'Allemagne d'accentuer les réformes de son système de protection sociale, amorcées par la baisse des remboursements des congés-maladie, la réforme des retraites etc... pour le rendre économiquement viable.

Le droit constitutionnel à l'aide sociale (équivalent amélioré du RMI français), garanti pour tous, est à son tour de plus en plus malmené. La vox populi se retourne alors une fois de plus contre les étrangers avec l'antienne: "nous on a plus rien, et les étrangers continuent à venir exprès pour encaisser les allocations..." Les ténors du CDU et du CSU se réfèrent au principe de la préférence nationale ou européenne pour l'emploi mais aussi pour la sécurité sociale. "Les contribuables ne sont plus prêts à supporter des transferts d'argent importants pour les immigrants étrangers".

La remise en cause de l'aide sociale pour les réfugiés

Dans un premier temps, l'aide sociale pour les réfugiés a été remplacée par une aide en nature comprenant nourriture, hébergement et soins médicaux, aussitôt chiffrée à 5,6 milliards de DM en 1996. Avec les projets discutés au printemps 1998 de réforme de l'"asylbewerberleistungsgesetz", la loi sur les allocations sociales des demandeurs d'asile, il est désormais question de supprimer toute assistance à certaines catégories de demandeurs d'asile, des déboutés aux autres réfugiés provisoirement tolérés sur le sol allemand. Face à la réaction d'indignation à ce projet, qui aurait laissé dans le dénuement total des centaines de milliers de personnes, le parlement a amendé le texte afin de maintenir un filet de protection pour les réfugiés bosniaques.

Autre centre d'intérêt, l'augmentation du travail clandestin sur de grands chantiers comme la reconstruction de Berlin -qui doit accueillir le siège du gouvernement fédéral en 1999, suscite de nouvelles vocations. Afin d'associer les chômeurs de longue durée à la lutte contre les travailleurs clandestins, des "brigades du travail" composées de chômeurs ont été mises en place par l'équivalent de l'ANPE à Berlin-Est. Ces brigades opèrent des descentes-surprises sur les chantiers du bâtiment après une longue planque, contrôlent les papiers de séjour des travailleurs sur place et remettent certains des clandestins au commissariat de police. 20 000 personnes auraient ainsi été contrôlées en 1997, selon LCI (La Chaîne Info), et une personne sur dix aurait été découverte en situation irrégulière. Ce type d'initiative affichant sans complexe l'opposition entre nationaux et immigrés est censé mettre du baume au coeur des quelques 30 000 chômeurs dans le secteur du bâtiment à Berlin. Elle confirme en tout cas que la chasse aux étrangers peut prendre des formes institutionnelles surprenantes, relayant des manifestations publiques aux accents xénophobes comme celles de certains travailleurs du bâtiment qui, sous la bannière de leur syndicat, l'IG Bau, ont pourchassé des travailleurs immigrés sur les chantiers de la Potsdamer Platz au printemps 1997 (voir à ce sujet le film "Die Leere Mitte" de Hito Steyerl 1998 et les reportages multi-diffusés sur LCI du 22 au 27 septembre 1998).

L'accès à la citoyenneté et à la nationalité sans cesse différé.

La fermeté à l'égard des nouveaux arrivants, demandeurs d'asile, immigrants saisonniers ou travailleurs clandestins, a-t-elle un effet bénéfique pour l'intégration des immigrés durablement installés, comme le prétendent certains gouvernants ? Episodiquement évoquée, une nouvelle politique de l'immigration qui reconnaîtrait la permanence du séjour des étrangers résidant en Allemagne, et l'obtention de droits culturels, sociaux et politiques y afférant, a bien du mal à s'affirmer. L'accession à la citoyenneté ou le droit à la double nationalité, maintes fois promis, sont des questions sans cesse remises en cause ou différées. "Si nous cédions face à la Turquie sur la question de la double nationalité, nous aurions rapidement non plus 3 millions, mais 4, 5 ou 6 millions de Turcs dans notre pays" déclare Helmut Kohl fin octobre 1997. Accorder la nationalité allemande aux enfants d'étrangers les libérerait de la menace d'expulsion qui les oblige à se comporter correctement, ajoute Michael Gros, chef du groupe CSU au Bundestag (Libération, 31 octobre 1997). Le contrat de coalition signé en 1994 avec le parti libéral FDP prévoyait pourtant explicitement une réforme du code de la nationalité. Les uns et les autres se sont une fois de plus retractés sur cette question sensible, non sans contradictions: ainsi deux millions d'Allemands, essentiellement les Aussiedler, reçoivent d'emblée la nationalité sans être obligés d'abandonner leur nationalité antérieure (polonaise, russe...). Ils bénéficient donc bel et bien de cette double nationalité qu'on refuse aux deuxième ou troisième génération de Turcs nés en Allemagne.

De même, les Lander de Hambourg ou de Schleswig-Holstein gouvernés par une coalition SPD-Verts ont tenté d'accorder aux étrangers le droit de vote aux élections locales après cinq ans de résidence, mais leur décision a été cassée par la cour constitutionnelle en 1994. Depuis, c'est le laisser-aller sous prétexte que le traité de Maastricht prévoit déjà le droit de vote pour les ressortissants de l'Union européenne.

Pragmatisme aidant, l'intégration malgré tout.

Tout se passe comme si l'Allemagne se refuse à admettre l'échec de sa politique de rotation de la main-d'oeuvre immigrée mise en place dans les années 60. Beaucoup continuent obstinément à définir les immigrés comme des "gastarbeiter" qui rentreront tôt ou tard chez eux, et la confusion entre réfugiés et résidents immigrés semble savamment entretenue comme pour signifier que l'ensemble des étrangers est concerné à terme par les programmes de rapatriements collectifs négociés avec les pays d'origine. Un certain pragmatisme face à la réalité de l'intégration individuelle et collective des immigrés entraîne néanmoins quelques correctifs au statut des résidents étrangers.

Le 1er janvier 1991, l'"Auslandergesetz", une nouvelle loi sur les étrangers organise la limitation des flux migratoires à venir, mais introduit aussi quelques assouplissements aux conditions de séjour des résidents permanents: une carte de séjour après huit ans de résidence protège contre l'expulsion, et la naturalisation des jeunes âgés de moins de 24 ans ainsi que des adultes présents depuis plus de quinze ans devient désormais possible si la nationalité d'origine est abandonnée (cf. "La Nouvelle loi relative au séjour des étrangers, Birgit Harprath in "Hommes et Migrations n° 1152, février-mars 1992). Pour se mettre en conformité avec les textes européens, le droit au regroupement familial est explicité. Par ailleurs, l'acceptation d'une plus grande mobilité sur le marché du travail permet aux immigrés de changer de métier et de statut. Les Turcs créent ainsi 35 000 entreprises et emploient quelques 130 000 personnes.

Dès lors que la flambée de violences racistes du début des années 90 va cibler des familles turques et provoquer la mort de femmes et d'enfants en Allemagne de l'ouest, le pouvoir et le patronat multiplieront les gestes de bonne volonté à l'égard de l'importante communauté turque. Le 4 juin 1993, aux obsèques des cinq victimes de l'incendie criminel de Sölingen, le président de la République Richard von Weizsaecker conclut son vibrant et solennel hommage par un plaidoyer très politique en faveur de la citoyenneté: "les Turcs qui vivent sous les règles de notre Etat n'ont pas le droit d'exercer d'influence. Est-ce que cela doit rester ainsi?"

L'émotion retombée, et sans effets d'annonce médiatiques, de nombreux résidents turcs obtiennent progressivement la nationalité allemande. En 1998, 160 000 électeurs d'origine turque peuvent se rendre aux urnes, et selon les prévisions ils seront 500 000 en l'an 2002. (Note: en 1996, 46 300 Turcs ont obtenu la nationalité allemande. Ils ont été les plus nombreux à bénéficier d'une décision discrétionnaire en leur faveur, avant même les Aussiedler. Globalement, il y a eu 302 000 naturalisations en 1996.)

Les agressions racistes continuent. Les autorités allemandes manifestent moins de sollicitude à l'égard des autres communautés victimes d'agressions racistes, africaines ou vietnamiennes en particulier. Helmut Kohl a répèté que sa "sympathie va aux victimes et pas aux criminels". Mais qu'en est-il lorsque les victimes sont des étrangers, immigrés ou réfugiés? En 1994 à Berlin, Martin Agyaré, un jeune ghanéen défénestré dans un train par un groupe de skinheads, a dû se faire amputé d'une jambe. Quelques mois après sa sortie, il reçoit une facture pour son hospitalisation d'un montant de 51 000 DM et instruction de retourner au Ghana. Son autorisation de séjour ayant expiré, il n'était plus couvert par la sécurité sociale et se retrouvait en situation illégale du fait de son maintien en Allemagne. Il ne doit son salut qu'à la solidarité d'une famille allemande à titre privé (Marc Cheb Sun in Pote à Pote n° 35, septembre 1998, et l'Humanité Hebdo, 17 septembre 1998). "Les autorités et les média s'intéressent aux agresseurs plus qu'à nous autres agressés, tout simplement parce que ce sont des Allemands", commente désabusé Jona Iipeng, un jeune Namibien lui aussi grièvement blessé dans un foyer d'apprentis à Wittenberge, en Allemagne de l'est. "On dit qu'ils sont victimes de l'histoire sociale et politique troublée de ce pays... et on paie même aux jeunes néo-nazis des vacances en Israël ou en Turquie pour leur apprendre à aimer les Juifs et les Turcs."

La tentation néo-nazie est considérée comme une forme de "révolte juvénile" stimulée par le chômage et l'inaction, et les autorités consacrent des sommes importantes à des projets de resocialisation des jeunes allemands. Or ces projets sont détournés par les jeunes qui y confortent leur culture d'extrême-droite. A l'école comme dans les clubs, enseignants, travailleurs sociaux et policiers n'osent pas intervenir et laissent faire au nom d'une pédagogie d'écoute compréhensive.

Par ailleurs, nombre d'"incidents" sont attribués aux étrangers eux-mêmes, accréditant la thèse d'une culture de la violence domestique qui leur serait inhérente. Après l'incendie criminel d'un foyer de réfugiés qui a fait dix morts à Lübeck en janvier 1996, Safwan Eid, réfugié libanais habitant lui-même sur place, est accusé d'avoir mis le feu suite à une querelle familiale et fait sept mois de prison. Il sera acquitté par la justice "au bénéfice du doute", mais des "soupçons sérieux" demeurent. Quatre jeunes allemands connus pour leur engagement à l'extrême-droite, repérés à proximité du foyer au moment du drame, n'ont pas été inquiétés, faute de preuves. "L'absence de justice et l'échec de l'accompagnement social "anti-raciste" des néo-nazis va les pousser à récidiver avec la bénédiction des "stino" (beaufs)" prédit Jona (Raus II, Le Syndrôme de Hoyerswerda, film de Joy Banerjee et Yonas Endrias, production IM'média,1996).

En mai 1998, le ministre fédéral de l'intérieur Manfred Kanther annonce que le nombre d'agressions violentes contre les étrangers est reparti à la hausse, avec près de 800 cas sérieux en 1997. On en parle peu, sous prétexte de ne pas faire de la publicité aux néo-nazis. Et le 22 novembre, Martin Agyaré est de nouveau agressé dans le train reliant Berlin par cinq jeunes Allemands qui, interpellés, ressortent libres...

L'après-Kohl et les nouvelles perspectives européennes.

Le chômage, le coût de la réunification et des réformes pour adapter le modèle allemand aux nouvelles données économiques mondiales ont sans doute eu raison du chancelier Helmut Kohl. Usé par le pouvoir, il s'en va et cède sa place au "nouveau centre" incarné par son challenger social-démocrate Gerhard Schröder. Sur le dossier de l'immigration, la perspective avec la nouvelle équipe d'une inflexion plus libérale reste incertaine. En 1993, le SPD avait finalement voté la loi limitant le droit d'asile. Sur le dossier du chômage et la criminalité des étrangers, le SPD et l'ex-Verts Otto Schily ont rivalisé d'ingéniosité pour admettre qu'il y a bien un "problème" avec les immigrés et qu'ils séviront une fois au pouvoir, promettant d'être plus efficaces encore en matère d'expulsions. Seule modification plausible, la réforme du code de la nationalité en faveur des jeunes de la deuxième ou de la troisième génération ne remettrait cependant pas en cause une gestion de l'immigration comme force de travail étrangère maléable au gré des besoins économiques de l'Allemagne. La construction européenne, jusqu'ici accaparée par le passage à l'euro et l'harmonisation des politiques de contrôle de l'immigration au point de banaliser l'image d'une "forteresse Europe", va reposer très concrètement la question de la liberté de circulation et d'installation pour les ressortissants des pays de l'Est intégrant l'Union à l'aube du XXIème siècle. Gerhard Schröder, "l'homme de Volkswagen", a fait campagne pour repousser à plus tard cette liberté de circulation au nom de la protection des travailleurs allemands. Mais à l'heure où l'Europe politique et sociale devient une nécessité impérieuse, impliquant la définition d'une citoyenneté européenne et l'harmonisation des droits sociaux, on ne pourra continuer à différer indéfiniment les droits des migrants communautaires et extra-communautaires au nom de la seule défense des intérêts immédiats des nationaux. La perspective d'une nouvelle politique de l'immigration digne de ce nom devrait commencer par une rupture avec la culture de la suspiscion à l'égard des immigrés. Dans le contexte de la grande Allemagne et de la "forteresse Europe", c'est là une vraie gageure.

Paris, le 6 octobre 1998.

Mogniss H. Abdallah

agence IM'média