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Origine : http://www.acrimed.org/article1185.html
Europe, rêve(s) d’immigrés ?
Le traitement de l’immigration à la télévision
est souvent décrié pour son côté spectaculaire,
contribuant à criminaliser les "clandestins" et
autres "racailles" aux yeux de l’opinion. Pourtant,
les initiatives ne manquent pas pour tenter de renvoyer des images
plus compréhensives, plus positives, des phénomènes
migratoires et des immigrants. A y regarder de plus près,
chasseurs d’images et commentateurs ont aussi cherché
à promouvoir des regards plus avenants.
"Immigration en Europe. Faites le plein d’informations
avant de vous faire une opinion." Ce placard publicitaire paru
dans la presse annonce la couleur : Canal+ et vingt-cinq chaînes
associées en France et en Europe ont proposé aux téléspectateurs,
consommateurs et citoyens, de "faire le plein" avec une
programmation éclectique et très diversifiée,
à l’occasion de l’opération Les lumiËres
de Brindisi : Europe, rêve(s) d’immigrés. Magazine
spécial, documentaires, courts-métrages, films cinématographiques,
concerts de musique et même recettes de cuisine, difficile
de tout voir mÍme si l’on dispose de tous les abonnements
adéquats [1].
A l’initiative de l’opération, Jorge Semprun,
ancien déporté et résistant, écrivain,
scénariste, ministre de la Culture du gouvernement espagnol
de 1988 à 1991 et membre de l’académie Goncourt
depuis 1996. Il a aussi fait partie du conseil de surveillance du
groupe Canal+ et c’est avec la bénédiction de
Jean-Marie Messier, le sulfureux ex-patron de Vivendi universal,
qu’il a été chargé de proposer des projets
européens. Catherine Lamour, responsable du département
documentaire de Canal+ France, a coordonné le projet un an
durant.
Le nom de code "Les lumières de Brindisi" leur
est venu à l’esprit en référence aux
images de ces nombreux réfugiés albanais refoulés
en 1991, après avoir entrevu du pont de leur bateau le "bonheur"
européen près des côtes italiennes. Habituellement,
les immigrés sont traités sur le mode "rentrez
chez vous". Or, explique Semprun, il faut "retourner la
question : comment faire pour admettre, pour former, pour accueillir,
pour intégrer ces millions d’immigrés dont l’Europe
a besoin pour maintenir son niveau de population, sa force de travail
actuels. Nous avons besoin d’eux, ils ont besoin de nous."
[2] "L’immigration est un sujet sur lequel on dit beaucoup
de choses inspirées par des idées toutes faites, souvent
des idées fausses", ajoute Catherine Lamour : "Il
ne s’agit pas d’être pour ou contre l’immigration,
mais d’être informé, de s’organiser."
[3]
"Dans les coulisses de l’Europe bunker"
Dès les premières images du magazine Dans les coulisses
de l’Europe bunker, qui introduit la soirée spéciale
du 21 octobre 2002 sur Canal+, on ressent un décalage qui
va aller croissant entre l’affirmation initiale du nécessaire
accueil des nouveaux arrivants et la réalité sordide
au quotidien. A l’instar de l’errance filmée
des sans-papiers algÈriens à Marseille et Paris puis
des Noirs-Africains en Espagne, des Iles Canaries à Madrid.
Les reportages se suivent de manière décousue. Avec,
d’un côté des tranches de vie in situ donnant
à voir les petites combines pour se loger, pour travailler
ou pour trouver des (vrais ou faux) papiers, de l’autre des
enquêtes menées au pas de charge sur les réseaux
mafieux de passeurs albanais. Le ton est à la dénonciation
véhémente des "trafics d’humains"
et du "nouveau marché aux esclaves". Exemples à
l’appui, le magazine n’épargne ni les policiers
ni les administrations, qui alternent courses-poursuites et laisser-faire,
ni même certains caritatifs, qui s’adonneraient à
un véritable "business de la solidarité".
Les réfugiés, ne pouvant pas non plus compter sur
les autres sans-papiers, ni sur les immigrés en règle,
se retrouvent totalement livrés à eux-mêmes.
L’intention du propos peut paraître généreuse,
mais le style d’investigation journalistique adopté
et mis en scène le renvoie au second plan. L’attention
est attirée sur des révélations présentées
comme sensationnelles et sur les aventures rocambolesques d’intrépides
journalistes-reporters qui, tels des Tintin, font le spectacle.
C’est à eux que l’on s’attache, les réfugiés
entraperçus étant quant à eux renvoyés
dans l’ombre, dans la clandestinité. On reste d’ailleurs
perplexe devant l’insistance avec laquelle ils sont désignés
comme des "clandestins" tout au long du magazine. Et cela,
jusqu’au moment où Emilie Raffoul, coprésentatrice,
conclut : "Voilà à peu près tout ce que
l’on pouvait dire sur les différentes facettes de l’immigration."
La complexité de l’immigration est ainsi réduite
à la seule situation des clandestins, et avec quelle autosuffisance
!
Pourtant, la participation du journaliste-reporter-d’images
Saïd Bakhtaoui était une occasion en or pour le magazine
d’aborder la question des interférences entre nouveaux
arrivants et Français issus de l’immigration, notamment
algérienne. En effet, lui-même fils d’immigré
ayant grandi dans les bidonvilles et les cités de transit
à Nanterre, Saïd Bakhtaoui s’est mis Dans la peau
d’un sans-papier - titre de son reportage - pour filmer, caméra
miniature cachée dans ses lunettes, les tribulations du clandestin
d’aujourd’hui qui aurait bien pu être son père
hier. Il tient d’ailleurs à lui rendre hommage, ainsi
qu’à "tous les immigrés qui ont débarqué
en France" [4]. Depuis, beaucoup se sont intégrés,
d’autres sont restés dans des cités de transit,
parfois requalifiées HLM. Comment les sans-papiers d’hier
sont-ils devenus les immigrés intégrés, voire
les "Français moyens" d’aujourd’hui
? Le magazine d’investigation de Canal+ passe complètement
à côté de cet aspect, comme si sans-papiers
et immigrés réguliers formaient deux mondes séparés
et étanches. Il préfère bifurquer sur le "contre-champ"
du racisme radical en Suède. Plus tard dans la soirée,
Canal+ offrira "Tolérance, Intolérance",
dernier volet de la série documentaire Frères ennemis,
dont le principe est de mettre en scène la confrontation
directe entre des gens aux antagonismes prononcés (chasseurs/écologistes,
machos/féministes, etc.), avec un parti-pris de mise en spectacle
des moments de conflit. Ici, une famille de Français moyens
d’origine maghrébine accueille chez elle une militante
mégretiste. Le dialogue s’avèrera impossible,
vu la hargne de la militante. Ce sujet poignant de Lorène
Debaisieux a été soufflé à France 2,
qui l’avait déprogrammé fin juillet 2002, officiellement
par peur de poursuites pour "incitation à la haine raciale".
"La photo déchirée"
France Télévision saura-t-elle rendre la politesse
à sa concurrente ? Entre octobre et décembre 2002,
France 3 diffuse, dans son magazine mensuel Chez moi la France,
"Mémoires d’immigrés" de Yamina Benguigui
[5]. Ce documentaire très remarqué, produit et déjà
diffusé par Canal+, inscrit le processus d’implantation
dans le temps de l’Histoire, permettant de mieux saisir sur
deux générations l’évolution des pères,
des mères et des enfants de l’immigration algérienne.
France 2 devrait quant à elle diffuser prochainement "La
photo déchirée", chronique d’une émigration
clandestine. Ce nouveau documentaire de José Vieira tire
un portrait sobre et attachant de ces centaines de milliers de Portugais
passés clandestinement en France dans les années soixante
pour fuir la misère, la guerre coloniale en Afrique et la
répression de Salazar au Portugal. La trame du récit
entremêle souvenirs d’enfance du réalisateur,
images d’archives et témoignages de clandestins aujourd’hui
retraités bons vivants rentrés au pays. Sans héroïsme
démonstratif, mais avec la force d’une expérience
de vie assumée, ces derniers racontent la dangereuse traversée
de la frontière franco-espagnole à pied, les fausses
cartes d’identité, l’omniprésence du passeur
symbolisée par une photo déchirée en deux :
"Il en gardait une moitié et nous on emmenait l’autre
moitié avec nous" raconte un ex-clandestin. "Une
fois arrivé, on envoyait cette moitié à notre
famille pour prouver que l’on était bien arrivé.
Alors la famille payait le passeur."
"Ce que j’ai vécu, d’autres le vivent maintenant,
regrette un autre, en pensant aux réfugiés africains
qui tentent leur chance dans le détroit de Gibraltar. Le
parallèle, mis en évidence par José Vieira,
est saisissant : Paris Match titrait alors sur "Le trafic des
Portugais", la presse multipliait les manchettes sur les "clandestins
interceptés", ces "Portugais désespérés",
"dans un total dénuement", etc. Aujourd’hui,
on sait ce qu’il en est des Albanais, des Kurdes, des Noirs-Africains.
Le documentaire reprend aussi des extraits d’"O Salto"
(Le Saut), un film réalisé par Christian de Chalonge
en 1967, avec des images fortes de fourmis humaines grimpant les
montagnes caillouteuses des Pyrénées, parfois sous
le feu des gardes civils espagnols. Viennent alors à l’esprit
les patrouilles côtières qui tentent de contrôler
le Sud ibérique, mais aussi les images actuelles du fourmillement
de clandestins autour de Sangatte et du tunnel sous la Manche.
Décryptage des "Actualités filmées"
Pathé
Dans le cadre de l’opération "Les lumières
de Brindisi", la chaîne CinéCinéma Classic
a également privilégié la mise en contexte
historique, programmant pour la première fois à la
télévision "O Salto", consacré donc
à l’histoire d’Antonio Ferreira, un jeune menuisier
portugais qui décide, pour échapper au service militaire
dans les colonies africaines et pour fuir la misère, de faire
le grand saut, de passer clandestinement par l’Espagne. Une
fois en France, il retrouve son ami Carlos, devenu "négrier",
qui lui réclame de l’argent pour des papiers, un travail
et un logement. Un scénario toujours tristement d’actualité.
CinéCinéma Classic a aussi confié à
Gilles Dinnematin la réalisation du document Images de l’immigration
à travers les actualités filmées Pathé,
regardées par l’historien Gérard Noiriel. Le
réalisateur de Ménilmontant avait déjà
montré un travail fondé sur le même principe
à propos de la guerre d’Espagne et de la guerre d’Algérie.
Il s’agit ici de décrypter des images et des mots utilisés
au cinéma et à la télévision, pour représenter
l’"Autre" et pour présenter la politique
d’immigration du moment, à partir des archives de Pathé,
société productrice des actualités filmées
d’abord projetées au cinéma, puis diffusées
à la télévision. Les images décortiquées
couvrent une période allant du début du XXe siècle
jusqu’à l’arrêt officiel de l’immigration
en 1973. Au-delà des silences coupables ou des stéréotypes
prévisibles plus ou moins racistes, les actualités
filmées livrent aussi quelques surprises, comme ce reportage
du 27 avril 1957 intitulé "La Vie en France" :
un problème social (celui de l’amélioration
de l’habitat du travailleur algérien)". "On
se fait souvent sur ces hommes des idées fausses", dit
le commentaire d’alors, emphatique. "Il ne faut pas confondre
manque d’adaptation à une vie nouvelle et désoevrement.
Sur un peu plus de 600 000 Nord-Africains résidant en France,
le nombre d’asociaux est infime. La très grande majorité
est venue en métropole pour y travailler, et il faut insister
sur un fait dont les Français n’ont pas toujours conscience
: la France a besoin de la main-d’oeuvre nord-africaine."
Gérard Noiriel commente : "Là, c’est pédagogique,
pour dire aux gens : attention ne soyez pas racistes avec les Arabes,
sinon comment on va faire autrement. Et ce n’est pas un hasard
si c’est dit sur des plans de chantiers du bâtiment,
le BTP qui a remplacé les mines."
Dans "La photo déchirée", un extrait de
la Radiotélévision portugaise rappelle le credo de
l’époque : "Immigrer n’est pas interdit.
Ce qu’il faut combattre c’est l’immigration clandestine,
l’avenir à pile ou face. La création du secrétariat
à l’immigration a permis de réduire le problème".
"Le train 4.044", un autre reportage des actualités
filmées du 2 août 1972 consacré aux immigrants
portugais, présente lui de façon positive le fait
qu’ils viennent, même sans-papiers, "pourvu qu’ils
régularisent leur situation dans un délai d’un
an". Plus avenant encore, le reportage s’attarde avec
complaisance sur "les bonnes fées du 4.044" : de
charmantes hôtesses qui ont pour mission d’accueillir
et de guider une nouvelle main-d’oeuvre bienvenue. En ce début
des années soixante-dix, les actualités filmées
deviennent de plus en plus engagées, dénonçant
en particulier les conditions de logement et la relégation
sociale des immigrés, tout en véhiculant involontairement
des concepts qu’elles condamnent, comme le seuil de tolérance.
Cette évolution est rapprochée à celle d’un
patron emblématique, Francis Bouygues, qui milite pour une
meilleure stabilisation des immigrés en France, parce que
"leur départ entraînerait une crise grave".
A en croire Gérard Noiriel, la vision patronale devient majoritaire
dans la représentation de l’immigration, parfois à
contre-courant des politiques et de l’opinion publique. De
ce point de vue, on comprend mieux l’association entre Jorge
Semprun et Canal+, fleuron de Vivendi universal, dans un contexte
économique et démographique où il y aura sans
doute à nouveau besoin d’une relance de l’immigration.
par Mogniss H. Abdallah agence IM’média
[1] Outre ceux abordés dans cette chronique, signalons :
Canal+ et le film Little Sénégal de Rachid Bouchareb,
ainsi que le concours de courts-métrages amateurs "Je
ne suis pas d’ici" ; CinéCinéma et sa série
"L’Emigrant au cinéma, du mythe à la réalité"
; Planète pour "Transito", de Nino Jacusso ; TV
5 pour Le Piège de Sangatte, d’Alain de Sédouy
et Sylvain Roumette ; Mezzo pour "Enrico l’Andalou",
de Nidam Abdi et Anaïs Prosaïc. Cuisine.TV pour "Paroles
de chefs, rêves d’immigrés" ; et Demain
pour le magazine "Dis-moi oui" consacré au vieillissement
des immigrés en France et pour "Créons",
émission sur les femmes créatrices d’entreprises
issues de l’immigration.
[2] Le Monde Radio-TV, 21 octobre 2002.
[3] Le Figaro, 21 octobre 2002, et Le Nouvel Observateur, 17 octobre
2002.
[4] "Saïd, clandestin clandestin",Télérama,
16 octobre 2002
[5] "L’Immigration : la télé entre mémoires
et Histoire", Hommes & Migrations, n°1210, novembre-d’cembre
1997.
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