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Origine : http://www.vacarme.eu.org/article234.html
« Depuis dix ans, les policiers m’ont nargué
sans cesse, me disant : ce que vous faites pour votre fils, ça
ne sert à rien. Vous ne pouvez rien contre nous. Nous sommes
les plus forts ! »
Mme Kheïra Khaïf, mère de Youssef
Le 28 septembre 2001, la Cour d’assises de Versailles a acquitté
le policier Pascal Hiblot qui, dix ans auparavant, avait tué
Youssef Khaïf, 23 ans, d’une balle dans la nuque, alors
que ce dernier s’éloignait à bord d’une
voiture volée. Prononcé dans un contexte surdéterminé
par la nouvelle hantise de l’« hyperterrorisme islamiste
» et par une surenchère sécuritaire pré-électorale,
ce verdict a cependant suscité une vague d’indignation
au-delà des milieux déjà mobilisés contre
l’impunité policière, notamment sous l’égide
du MIB, le Mouvement de l’immigration et des banlieues [1].
Devant la justice, exit l’égalité de traitement.
À la question « Que vaut la vie de Youssef ? »,
la réponse est sans équivoque : selon qu’il
s’agisse d’un jeune des banlieues ou d’un policier,
une vie ne vaut pas une vie. Rappelons que Saïdi Lhadj, le
jeune homme qui a accidentellement tué une policière,
Marie-Christine Baillet, au même endroit et une demi-heure
plus tôt, a, lui, déjà été condamné
pour ce drame à dix ans de réclusion criminelle. Le
message est compris comme un « permis de tuer pour la police
», selon la formule de Mme Khaïf, la mère de Youssef.
En effet, au vu de l’évidence des faits établis
par l’instruction, les témoins et l’audience
elle-même, la thèse de la légitime défense
a bien été écartée par la Cour. Qu’importe
! En dépit des faits, la Cour a dit NON à la culpabilité
du policier Hiblot.
Pour comprendre un tel déni de justice, il faudra sans doute
se pencher sur les pratiques partisanes de certains magistrats de
Versailles. Mais il est aussi nécessaire d’interpeller
les politiques, qui après avoir stigmatisé Youssef
comme un « voyou » au moment des faits, sont restés
étrangement silencieux pendant le procès, et qui pour
certains distillent depuis l’idée que Youssef et les
« sauvageons » en général se sont placés
eux-mêmes « en situation d’agression ».
En clair, ces « irrécupérables » seraient
responsables de leur propre mort [2] !
Enfin, le rôle des médias comme faiseurs d’opinion
a été déterminant dans la banalisation d’une
version officielle du meurtre de Youssef Khaïf, passé
sur le compte des pertes et profits des nouvelles « violences
urbaines ». Une version intériorisée par beaucoup,
y compris parmi ceux qui ont exprimé leur indignation face
à l’acquittement. Nous nous proposons ici de faire
un essai de décryptage de la couverture médiatique
de l’affaire au moment du procès.
Surdétermination sécuritaire, inversion des rôles
Contrairement à une idée fort répandue, les
procès de policiers comparaissant aux assises pour homicide
avec arme dans l’exercice de leur fonction sont généralement
assez médiatisés. Le cas Hiblot n’a pas dérogé
à la règle. Il s’agit donc plutôt de discuter
de la forme même de cette couverture médiatique et
de ses incidences concrètes sur l’opinion publique,
voire sur la conduite et le résultat des débats judiciaires
eux-mêmes.
Dans leurs rappels des faits, les médias écrits ou
audiovisuels ont évoqué de manière systématique
et répétée un « rodéo »
(Libération parle même d’une « nuit d’émeute
») qui, dans un même mouvement, aurait provoqué
coup sur coup la mort d’une policière, Marie-Christine
Baillet, puis celle de Youssef Khaïf. Deux événements
distincts sont amalgamés, confondus. Le laps de temps entre
la mort de la policière et celle de Youssef est par glissements
progressifs ramené de trente minutes à « quelques
minutes ». Plusieurs journalistes ont même évoqué
le « retour » sur les lieux de voitures volées.
Un adage populaire ne dit-il pas que « le criminel revient
toujours sur le lieu du crime » ?
Ces assertions, répétées sans cesse, provoquent
un réflexe pavlovien : elles sont entérinées
comme allant de soi.
L’image du « rodéo » renvoie elle, irrémédiablement,
à l’idée de confrontation directe entre jeunes
et police, sur le mode de la provocation. Or, en l’espèce,
il s’agit d’une construction médiatique. Ce soir-là,
il n’y avait ni « rodéo » ni « nuit
d’émeute ». Deux groupes distincts de jeunes
avaient volé des voitures, sans concertation, pour circuler.
Le groupe de Youssef Khaïf revenait d’une soirée
dansante, et n’était pas au courant de la mort de la
femme-policier quand, une demi-heure après, il est arrivé
sur les lieux du drame. Les faits, simples, ont été
établis par l’instruction et réaffirmés
par les témoignages des jeunes ou de voisins. Mais il n’y
a personne pour daigner les entendre.
Le MIB aussi les a répétés, argumentaire circonstancié
à l’appui. Il a diffusé un quatre pages format
tabloïd tiré à 50 000 exemplaires, et fourni
un copieux recueil de documents pour la presse, incluant des pièces
tirées du dossier d’instruction. Une conférence
de presse a même été convoquée pour le
rappeler encore une fois, au troisième et dernier jour du
procès. La presse écrite et les télévisions
étaient là. Mais aucun média n’a jugé
utile d’en faire état, à l’exception du
quotidien l’Humanité et de Politis. Comme si cette
parole, cette vérité-là, n’avaient pas
lieu d’être. Cette négation, cette occultation
empêchent toute possibilité de discussion contradictoire
d’une des versions en présence.
La version imaginaire du « rodéo sanglant »
entériné comme un fait accompli insinue l’idée
selon laquelle Youssef Khaïf serait revenu pour foncer sur
le barrage de police. Elle détermine un contexte a priori
favorable au policier Hiblot. De fait, elle est à la base
même de son système de défense. À tel
point que le récit journalistique des événements,
mais aussi leur mise en page, se confond souvent avec la version
de Hiblot.
Le journal Libération du 26 septembre, par exemple, illustre
son premier papier avec une photo qui focalise l’attention
sur la portière défoncée d’une voiture
de police. La légende, d’apparence si factuelle, dit
: « Vers deux heures du matin la nuit du 8 au 9 juin 1991,
après la mort de sa collègue, Pascal Hiblot tuait
Youssef Khaïf. » D’entrée, l’imaginaire
du lecteur est conditionné à l’idée que
le policier a tué sous le choc. Mais qui a relevé
que les pompiers ont eu le temps de venir sur les lieux entre les
deux événements mortels ? Qui a relevé que
le policier sous le choc n’aurait sans doute plus dû
être présent sur les lieux (sur ce point, paradoxalement,
seul l’avocat de Hiblot a évoqué une défaillance
de la hiérarchie policière) ? Même le quotidien
l’Humanité, qui par ailleurs a couvert le procès
avec sérieux sous la plume de Sébastien Homer, présente
Youssef dans son « commentaire » du 1er octobre comme
« un jeune homme qui avait forcé un barrage au volant
d’une voiture volée ». À croire que les
supérieurs hiérarchiques de l’Huma lisent Libé,
pas leur propre journal.
Le décor ainsi dressé permet en outre les dérives
les plus suggestives. Exemple : le Figaro du 26 septembre met en
exergue la citation suivante : « J’ai vraiment eu l’impression
que les jeunes étaient décidés à tuer
des flics. » C’est entre guillemets, mais non explicitement
signé. On devine que c’est Hiblot qui parle, mais pour
ceux qui lisent le journal en diagonale, la cause est entendue.
Encore une fois, le lecteur est amené à faire corps
avec la version du policier accusé. On a affaire à
un « tueur de flics » ! Toujours dans le Figaro du 28
septembre, jour du verdict, Max Clos, responsable de la page Idées
et Opinions, franchit ouvertement un pas supplémentaire.
Il écrit : « Mercredi s’est ouvert devant la
cour d’assises de Versailles le procès du policier
Pascal Hiblot, accusé d’avoir tué en 1991, à
Mantes la Jolie, un jeune Algérien conduisant un véhicule
volé au cours d’un "rodéo", après
qu’il eut renversé et mortellement blessé une
femme policier. » Raccourci saisissant. À lire ces
lignes, Youssef a donc tué Mme Baillet ! Cette allégation
diffamatoire est la conséquence directe des approximations
et de la confusion plus ou moins délibérément
entretenues sur les faits. Et, malheureusement, il semble que ce
soit la version qui se généralise dans l’opinion
publique. Les rôles ainsi inversés, le policier meurtrier
transformé en victime, toute contestation de l’acquittement
est perçu par la vindicte populaire comme une apologie de
« la folie agressive » des « sauvageons ».
Un « viol de justice »
Dans un climat mondial marqué par les attentats du 11 septembre
aux États-Unis et par l’imminence d’une guerre
en Afghanistan, les rédactions sont obnubilées par
les risques d’attentats en France. Des syndicats de policiers
diffusent des communiqués alarmistes, affirmant que «
des appels à une soi-disant Jihad, à l’énoncé
du verdict, sont diffusés dans certains quartiers sensibles
». Aussitôt, les directions des médias commandent
à leurs journalistes des éléments d’information
en ce sens. L’équipe de TF1 traque le moindre indice
d’une sympathie quelconque pour le djihad islamique, et s’attarde
longuement sur les keffiehs palestiniens portés par le public
venu réclamer justice pour Youssef. Le photographe de Libération
a même voulu mettre en scène un gars du MIB, barbu,
portant keffieh et T-shirt avec écrit : « Pas de justice,
pas de paix. » Il a essuyé un refus catégorique,
et fait mine de se demander pourquoi ! Il faut dire que le jour
même, le journal avait publié un petit encadré
intitulé « manifestation devant le tribunal »
dans lequel il est pêle-mêle question de visages dissimulés
dans des keffieh rouges, d’intifada et, sous couvert d’une
citation de l’influent syndicat de police SNPT, de «
remise en cause en permanence », par le MIB, des « institutions
républicaines ». La journaliste, Brigitte Vital-Durand,
tentera de s’en excuser. « C’est une bêtise
de ma part », répondra-t-elle à un représentant
du Syndicat de la Magistrature, ulcéré. Mais le lecteur
lambda de Libération n’en saura rien. Tout comme celui
du Figaro. En effet, Max Clos, encore lui, écrit : «
Une manifestation est organisée devant le tribunal. Les "jeunes"
réclament "justice", c’est-à-dire
une lourde condamnation pour le policier. Schéma classique.
» Puis il fabule : « Mais ils n’en restent pas
là. L’affaire dégénère en démonstration
pro-islamique, au cours de laquelle on acclame les chefs d’États
arabes et l’on conspue les Américains. » À
nouveau, il s’agit d’allégations totalement imaginaires.
En final, on retiendra le « ton des slogans du MIB »
(dixit Libé) comme des vociférations haineuses. «
Pression inadmissible, chantage choquant, qui ont entraîné
le jugement scandaleux », s’étrangle François
Darras, du service politique de l’hebdomadaire Marianne, avant
de conclure : « Une tentative de viol de justice a provoqué
la panne de la justice ! » (Marianne, 8 octobre 2001). Ainsi
donc, la mobilisation publique serait à l’origine de
l’acquittement ; voire intrinsèquement criminogène.
Le principe même de cette mobilisation semble poser problème.
Aucun papier, aucun sujet ne rend compte des débats publics
autour de « la justice coloniale ». C’est là
que les médias alternatifs demeurent irremplaçables
: journaux, radios et télés libres, listes de diffusion
internet, etc. ont couvert l’événement. Encore
faut-il qu’ils montent en puissance pour rendre leur travail
plus largement accessible !
Le droit de critiquer une décision de justice
Reste que plusieurs médias généralistes ont
été sensibles à certains arguments de la campagne
Que vaut la vie de Youssef ?, notamment à ceux d’une
inégalité de traitement programmée d’avance,
et de la dignité bafouée de la famille Khaïf.
France Soir a été parmi les premiers à restituer
cette dignité, publiant une grande et belle photo de Youssef,
et titrant plusieurs jours de suite sur l’attente de justice
exprimée par la famille. Ce journal a su communiquer par
ses articles l’intensité de l’émotion
vécue. Dont acte. Le chroniqueur judiciaire de France 2,
Dominique Verdeilhan, a également sur place fait preuve de
considération pour la partie civile, et on a pu voir ou entendre
dans plusieurs journaux télévisés des appels
à une justice équitable. Mais c’est l’acquittement
pur et simple qui a posé un vrai problème de conscience
à de nombreux journalistes.
A-t-on le droit de critiquer une telle décision ? Certains
passent outre aux précautions d’usage. « Oui,
la justice est pourrie » titre Pierre Marcelle dans Libé,
reprenant le cri de Nadia, la sœur de Youssef. Même Jean-Pierre
Berthet, le chroniqueur judiciaire de TF1, se demande : les jurés
« ont-ils reconnu à l’accusé le bénéfice
de la légitime défense ou ont-ils imaginé pour
la circonstance, pour le cas particulier du policier Hiblot, une
notion différente qui serait la "légitime panique"
? »
Dans son éditorial du 30 septembre 2001 intitulé
« Justice à sens unique », Le Monde constate
: « Une nouvelle fois, justice n’aura pas été
rendue pour les jeunes de banlieue. Leur défiance envers
les institutions se trouve confortée. » Le journal
recevra de nombreuses lettres de protestations. Un lecteur estime
ainsi l’acquittement du policier « dans la logique de
notre temps ». « La société, par jury
d’assises interposé, est contrainte à l’injustice
dès lors qu’elle n’est plus en mesure de permettre
l’exercice normal de mission de sécurité dans
certaines parties du territoire... ». Robert Solé,
le médiateur du Monde, éprouvera la nécessité
de s’expliquer auprès des lecteurs. « Il n’est
pas interdit de critiquer un jugement. L’article 434-25 du
code pénal ne sanctionne que "le fait de chercher à
jeter le discrédit" sur la justice - la justice "comme
institution fondamentale de l’État", a précisé
la Cour de cassation le 7 mars 1988. » (Le Monde, 14-15 octobre
2001). Sur la défensive, il confirme néanmoins la
contestation par son journal de la décision des jurés
des Yvelines. Une attitude méritoire, face à la véritable
offensive de policiers, de magistrats et de politiciens occupant
ostensiblement le terrain pour faire barrage à leurs contempteurs,
sur le mode de l’intimidation [3].
Dans ce contexte, continuer à porter dans les médias
le débat sur l’égalité devant la justice
est un enjeu majeur. Sans toutefois négliger la vigilance,
face à la propension des journalistes, et de tout un chacun,
à intérioriser plus ou moins consciemment les perceptions
sécuritaires ambiantes et les a priori sur les militants
« irresponsables » des banlieues. La manière
dont la plupart des médias a redressé le tir en rendant
compte de l’appel du MIB au calme et à une «
riposte politique autour d’une table » [4] est de ce
point de vue un signe encourageant.
Pour en savoir plus
- L’Echo des cités, le journal du MIB, a publié
plusieurs n° spéciaux consacrés aux affaires Youssef
Khaïf, Aïssa Ihich, etc...
MIB, 26 bis rue Kléber, 93100 Montreuil http://mibmib.free.fr/
- Que vaut la vie de Youssef ? Nous sommes tous Youssef ! Un film
(60 mn) co-produit par l’agence IM’média, Zalea
TV, le MIB. Disponible pour 100 FF + frais de port à l’agence
IM’média, BP 7, 75965 Paris cedex 20.
[1] cf. par ex. la pétition « La Fabrique de la haine
», signée par 250 personnalités. Contact : proces
(at) samizdat.net
[2] cf. lettre ouverte de Jacques Heuclin, député-maire
PS de Pontault-Combault, en réponse à l’article
Jeunes de banlieue, citoyens au rabais, de Pierre Tévanian,
publié dans la page Rebonds de Libération, le 02/11/2001.
[3] cf. par ex. Philippe Bilger, avocat général près
la cour d’appel de Paris, in « Dangereuse faiblesse
», Le Monde, 11/10/2001
[4] cf. France Soir, 01/10/2001
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