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Origine : http://toutesegaux.free.fr/article.php3?id_article=28
Étrange commémoration que celle des vingt ans de
la Marche pour l’égalité et contre le racisme.
Comme une intrusion, presque incongrue, dans une actualité
médiatique dominée par le débat sur le foulard
"islamique", "l’affaire Tariq Ramadan",
la laïcité et la panne supposée du modèle
d’intégration "à la française".
Comme si l’on ne savait pas quelle importance accorder à
l’événement, ni sur quel mode le traiter.
La Marche pour l’égalité, dont l’arrivée
triomphale à Paris le 3 décembre 1983 a marqué
les esprits d’une génération, mérite-t-elle
le statut d’événement historique à restituer
comme tel, ou s’est-il agi d’un mirage médiatique
sans lendemain ? Certains journalistes se targuent d’être
des "historiens de l’instant", mais dans le cas
présent il apparaît que les médias n’ont
pas de mémoire. Et pour cause : la place de l’immigration
et des banlieues dans l’architecture même de ces médias
a toujours été fluctuante, instable, passant invariablement
de la rubrique "faits divers" à "société"
ou "mode de vie". La plupart des journalistes des années
quatre-vingt, parfois très engagés dans la valorisation
d’une nouvelle représentation des générations
issues de l’immigration, sont depuis passés à
autre chose, et n’ont guère transmis au sein de la
profession leur expérience accumulée en la matière.
Elle reste donc sans grande "traçabilité"
[1]. On est alors tenté de se tourner vers les médias
spécialisés, en particulier vers ceux qui existaient
alors et qui ont survécu. Là aussi, surprise : des
radios communautaires très impliquées dans la couverture,
voire l’organisation même de la Marche, telle Radio
Gazelle à Marseille ou Beur FM (ex-Radio Beur à Paris),
n’ont pas plus de mémoire de leur propre implication.
Les anciens ont pris du recul, ou ont disparu. Les archives sonores
n’ont pas été conservées, et les équipes
successives se retrouvent à reconstituer sans cesse le carnet
d’adresses des personnes ressources qui peu ou prou ont continué
à cultiver leur "devoir de mémoire".
Le remue-mémoire des acteurs de la Marche
Pour traiter de l’expérience de la Marche, il reste
donc à s’adresser à ces personnes ressources,
acteurs militants ou chercheurs. On s’attendait d’ailleurs
à de multiples initiatives de leur part, tant la référence
à la Marche est constante, à gauche et de plus en
plus à droite, comme un moment fondateur : celui de la reconnaissance
publique des "beurs" et plus largement des populations
issues de l’immigration, comme éléments constitutifs
de la société française.
"Plutôt que de commémorer le grand show médiatique
du 3 décembre, ne faudrait-il pas célébrer
l’événement anonyme du départ de la marche
?", s’interroge Ahmed Boubeker, sociologue et acteur
de l’épopée beur [2]. Le lendemain à
Marseille, le Cidim (Centre d’information et de documentation
sur l’immigration et le Maghreb) organise un rassemblement
symbolique sur le Vieux Port pour commémorer le départ
de la Marche, partie dans l’indifférence quasi-générale
il y a vingt ans. Pour les initiateurs, il s’agissait d’un
nouveau départ : celui d’un remue-mémoire destiné
à ressusciter la mémoire, à la cultiver comme
une matière vivante, afin de la restituer aussi bien aux
acteurs oublieux de leur propre expérience que pour la transmettre
aux nouvelles générations qui ignorent cette belle
page d’histoire écrite par leurs aînés,
ainsi qu’à l’ensemble de la société.
Les acteurs de l’époque, d’abord réticents
à l’idée d’évoquer leur expérience,
parce que comme l’affirme Marilaure, ex-marcheuse, "tout
a déjà été dit", se libèrent
progressivement à l’écoute des souvenirs des
autres. "La mémoire me revient", dira Yasmina,
animatrice de l’association Femmes maghrébines en action,
qui avait organisé un forum justice en hommage aux jeunes
tués avant la Marche, puis elle se décide à
prendre le micro. L’envie de reparler de ses expériences
passées renaît, ainsi que celle de lui donner des suites,
au-delà d’une commémoration ponctuelle. Mais
il faut aussi se méfier d’une mémoire qui s’emmêle.
Les exemples sont nombreux, tel celui de cet animateur de la Caravane
des quartiers convaincu contre l’évidence des faits
que les affrontements raciaux entre grévistes immigrés
et non-grévistes à l’usine Talbot-Poissy ont
eu lieu avant la Marche, et non après [3]. Il se livre ainsi
à une relecture bien optimiste de l’histoire, qui colle
à l’idée qu’avant, c’était
l’exploitation des travailleurs immigrés, et qu’aujourd’hui,
nous vivons l’aventure interculturelle avec les nouvelles
générations. Une vision d’autant plus étonnante
qu’il travaillait comme carrossier à l’usine
au moment des faits ! Madjyd Cherfy, parolier du groupe Zebda, se
livre à un anachronisme similaire lorsqu’il déclare
que "Touche pas à mon pote nous organise la Marche,
nous prend en charge, mais on n’aime pas la façon dont
on est récupéré" [4]. Ce poète
sincère laisse à penser que SOS Racisme et sa petite
main jaune existaient au moment de la Marche de 1983. Or elle n’est
apparue qu’un an après, à l’arrivée
de Convergence 84. La mémoire subjective se distingue ici
par son caractère aléatoire de l’approche historique.
Encore faut-il que cette approche, censée être plus
exigeante au regard des faits et de leurs interprétations,
ne cède pas à son tour aux formes de révisionnisme
ambiant. De ce point de vue, malheureusement, nombreux sont les
"experts" qui reproduisent l’idée que la
Marche a été orchestrée par SOS Racisme et
ses ouailles, parmi lesquels les très médiatiques
Harlem Désir, Malek Boutih et aujourd’hui Fadela Amara,
l’égérie de Ni putes, ni soumises - qui se pose
elle carrément en héritière directe.
Une communauté d’expérience non réductible
au vocable "beur"
La seule évocation du passé en terme de souvenirs
ne suffit donc pas. Il y a besoin, au regard de l’évolution
des vingt dernières années, de revenir sur la dynamique
de la Marche et de l’après marche pour réfléchir
sur les acquis et les limites, l’errance politique et le sentiment
des acteurs d’avoir été dépassés
par leur propre image publique et par l’institutionnalisation
des enjeux de l’intégration. Des associations autonomes
issues de l’immigration, réunies le 14 novembre par
le MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues) dans
le cadre du Forum social européen (FSE) de Saint-Denis, se
sont livrés à cet exercice afin de valoriser une mémoire
des luttes dont ils n’entendent pas être dépossédés.
Le jour anniversaire de l’arrivée de la Marche, plusieurs
rencontres ont été organisées localement. À
Roubaix, l’association Vidéorème a fait le plein
autour de la projection du film Douce France, la saga du mouvement
beur, ailleurs des gens ont pu voir La Mémoire en marche,
un document inachevé d’Abdellali Hajjat, étudiant
des Minguettes âgé d’un an en 1983. Aux Minguettes,
justement, des jeunes ont aussi organisé une commémoration,
après avoir refusé celle envisagée par des
édiles locaux. À chaque rencontre, le public a réclamé
plus d’information sur le déroulement des faits, et
sur des questions comme la tension entre ouverture interculturelle
et repli communautaire, l’émergence de la revendication
identitaire musulmane, la place des femmes dans le mouvement "beur",
les façons de faire en politique, etc. Seul regret majeur,
toutes ces initiatives sont restées locales, sans relais
dans les médias nationaux. Or le désir des uns et
des autres était de se retrouver pour ensuite converger au
niveau national, en vue de faire renaître le fantastique élan
du 3 décembre 1983 qui, au-delà de l’imagerie
idyllique de la main tendue aux valeurs de la République,
a surtout signifié l’adhésion à une nouvelle
communauté d’expérience, pleine d’espérance
et d’inventivité collective. Les marcheurs avaient
déjà caressé l’espoir d’une coordination
nationale pour donner un prolongement à leur folle épopée.
Mais depuis les ressorts ont été cassés, et
les héritiers les plus persévérants n’arrivent
pas à se dépêtrer d’une tendance de plus
en plus accentuée au repli sur le local, voire le microlocal.
Et ils se sont laissés enfermer, souvent malgré eux,
dans le particularisme "beur", alors qu’ils ambitionnaient
de s’adresser à toute la société. De
ce point de vue, l’insistance maladive à réduire
la Marche à "la marche des beurs" est symptomatique.
Vers une nouvelle "mobilisation positive" ?
La commémoration au niveau national se fera donc sans la
plupart des acteurs de la Marche et de l’éphémère
mouvement "beur". On a même crû un moment
qu’il n’y aurait pas de commémoration du tout.
Mais voilà que le gouvernement Raffarin décide d’en
faire une actualité politique, réveillant des médias
et des milieux associatifs démotivés. Matignon a en
effet annoncé son intention d’inviter une centaine
de personnes symboles des talents et de la réussite des enfants
d’immigrés, ainsi que les représentants institutionnels
de la nouvelle "politique d’égalité"
que le Premier ministre veut mettre en place. Cette réception
officielle marque, à travers l’hommage au travail passé,
la continuité de l’État dans sa volonté
de réaffirmer la diversité de la société
française, mais Raffarin entend aussi signifier qu’"aujourd’hui,
nous avons sous les yeux les échecs de l’intégration".
Sous-entendu : la gauche a beaucoup promis, mais elle a laissé
se développer chômage, discriminations, ghettos urbains,
replis identitaires, religieux, et tentation de la marginalité.
Son bilan : une terrible régression. "La droite, qui
n’avait rien promis, a récupéré les beurs.
Lesquels ont retenu des deux décennies que le salut est moins
à chercher dans le collectif, en politique, que dans la réussite
individuelle, réelle chez quelques trop rares", écrit
Libération [5]. Le Monde se complaît lui aussi dans
les "désillusions face à la gauche", et
enquête sur "les beurs séduits par la droite"
[6] et ses avances pour une meilleure représentation politique.
Des "beurs de droite" ont d’ailleurs organisé
à l’Assemblée nationale un débat sur
le thème : "La Marche, quelles perspectives ? Postures
et impostures." Ils ont pris soin de convier des intervenants
de tous bords.
Les médias n’accorderont finalement qu’un intérêt
distrait aux vingt ans de l’arrivée de la marche. Certes,
il y aura bien quelques entretiens avec la figure convenue, Christian
Delorme, alias le "curé des Minguettes", ou avec
des marcheurs comme Djamel Attalah et Farid Lhaoua, et l’on
aura droit à une "séquence souvenirs", avec
les photos et images de télévision diffusées
jadis, archivées à l’Ina. Mais le cœur
n’y est pas. Libération changera même sa une,
pour y inclure dans sa deuxième édition du 3 décembre
une photo sur les inondations dans le Sud-Est. Hiérarchie
de l’information oblige, une actualité chasse l’autre.
On aimerait voir le même argument appliqué au "voile
islamique", qui sature littéralement l’espace
médiatique français. Peine perdue : c’est désormais
la figure du "musulman" qui fascine, entre défi
et menace. Exit donc les petits "beurs". En revanche,
la presse s’intéresse aussi à l’émergence
d’une classe moyenne issue de l’immigration de culture
musulmane, qui pourrait servir de relais laïc à la lutte
annoncée contre la menace communautariste. C’est d’abord
à son intention qu’est adressée l’idée
de "discrimination positive" avancée par Nicolas
Sarkozy.
Classes moyennes : mirages et réalités
À l’arrivée de la Marche en 1983, Serge July
estimait déjà dans un éditorial remarqué
[7] "qu’en ces temps où l’on vit la CRISE
avec cynisme, il est parfois bon de prendre le cynisme au mot. Les
beurs sont en effet un formidable ’atout’ culturel pour
la France, pour autant qu’on s’en serve. Le scénario
: budgétairement on met le paquet dans les ghettos. Les meilleurs
professeurs dans toutes les disciplines sont mobilisés pour
former des cadres supérieurs, des ingénieurs, des
dentistes, des pilotes, des fonctionnaires de tous calibres, sans
oublier les inévitables cancres de haut niveau, les imbéciles
spécialisés, les saltimbanques, les poètes
et les journalistes. C’est uniquement à cette condition
que parier sur les beurs sera vraiment payant." July pense
à la tête des dirigeants japonais ou américains
se retrouvant en concurrence sur les marchés économiques
"avec l’agressivité et l’efficacité
de nos ’beurs’. Naturellement, on retrouverait des franco-arabes
dans toutes les institutions hexagonales. Dans l’enseignement
comme dans la santé. Dans les médias aussi, dans les
radios comme dans les télés nationales. Il faut faire
confiance à la jeunesse franco-arabe. Et le prouver."
Un jeune journaliste "beur" ayant fait ses premières
armes au journal Sans frontière, fait aussitôt acte
de candidature à Libération. En 1983, il s’était
déjà présenté au départ de la
Marche pour proposer une chronique régulière, sous
forme de carnet de bord. On l’avait regardé de haut,
lui signifiant que cette Marche était d’un intérêt
quelconque. Fort du final en fanfare, et l’édito de
July en main, il pensait bien cette fois-ci que c’était
dans la poche. Que neni. Il a été à nouveau
rabroué. Comme quoi, il ne faut pas confondre effet d’affichage
et réalité au sein du "quatrième pouvoir".
Pour couvrir la deuxième marche, Convergence 84, c’est
un journaliste maison, Eric Favereau, qui avait repris l’idée
d’un carnet de bord. Un autre journaliste issu du mouvement
"beur", associé lui à la brève aventure
de l’édition lyonnaise du même journal, en garde
un souvenir amer depuis ce jour où un responsable de l’équipe
a dit que les ventes périclitaient parce qu’on parlait
trop des Arabes !
Abdel Aïssou, lui, a participé à l’épopée
politicomédiatique des années quatre-vingt, d’abord
comme animateur à Radio Beur et membre du mouvement des beurs
civiques (MBC). "Sentant qu’il s’était installé
dans un ghetto doré", il prend ses distances, prépare
l’Ena à Sciences-Po pour se "réinscrire
dans une histoire républicaine, aller plus loin". Énarque,
il sera nommé sous-préfet à Nice, où
il représente l’État sur les questions liées
au culte musulman [8]. Avec son air affable et serein, il apparaît
désormais dans les grands médias comme une icône
idéale du militant des marches qui, "loin de toute relation
plaintive à la nation", demeure fidèle au sens
de son engagement initial. "En servant l’État,
je me sens davantage comme un éclaireur que comme l’arbre
qui cache la forêt. J’ai l’impression de militer
davantage, en montrant que c’est possible." [9] On y
croirait bien, à ce conte de fée. À condition
d’exonérer le gouvernement du jour de toute critique
sur sa gestion sociale et sécuritaire actuelle. Mais alors
là, c’est une tout autre histoire !
[1] Cf. sur "la crise des modes de traitement" et "les
cadres médiatiques trop fluctuants", Ahmed Boubeker,
in Représentations publiques, Mscope n° 4, avril 1993.
[2] "Beurs et acteurs de l’histoire", Libération,
14 octobre 2003. cf. aussi Ahmed Boubeker in Les Mondes de l’ethnicité,
la communauté d’expérience des héritiers
de l’immigration maghrébine, éd. Balland, Paris,
2003.
[3] Voir le documentaire Douce France, la saga du mouvement beur,
de Mogniss H. Abdallah et Ken Fero, 1993, production agence IM’média.
[4] Génération beurs, français à part
entière, éditions Autrement, Paris, décembre
2003.
[5] Jean-Michel Thénard, éditorial de Libération,
3 décembre 2003.
[6] Le Monde, 3 décembre 2003.
[7] "Faire le pari des ’beurs’", Libération,
5 décembre 1983.
[8] Portrait tracé par Nora Barsali in Génération
beurs, français à part entière, op. cit.
[9] Libération, 3 décembre 2003.
Répondre à cet article
Forum de l'article
*
> La Marche pour l’égalité, une mémoire
à restaurer
4 avril 2005, par valles
Je voudrais ajouter, car j’ai participé à convergence
84, que l’instrumentalisation par le PS et les verts qui osèrent
sortir quelques mois plus tard, lors de ce simulacre de refondation
à gauche que fut le congrès de la "FGA",
un article qui s’appellait du"Beur dans les épinards",
ne survint qu’à la fin du parcours à Paris.
Nous ne nous sommes pas forcement laissés piéger même
si nous n’avions pas la maturité et même si pour
moi qui avait 19 ans à l’époque j’y ai
surtout vécu un bonheur personnel indicible et que je n’ai
pas forcement été capable de mesurer les enjeux. J’ajoute
et je le lui dirai volontiers en face aujourd’hui, or à
l’époque je pense ne pas l’avoir comprise que
je n’ai gardé comme souvenir marquant et qui a pour
la première fois orienté ma réflexion sur le
colonialisme de gauche la très belle lettre de Farida Belghoul
qui s’appellait "lettre aux gens convaincus". Quelles
que soient les critiques qui pourraient lui être opposées
au jour d’aujourd’hui cette lettre a été
publiquement lue et a secoué cette vieille gauche institutionnelle
jacobine et dame patronesse.
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