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La Marche pour l’égalité, une mémoire à restaurer
Publié le 25 février 2004 par Mogniss H. Abdallah.

Origine : http://toutesegaux.free.fr/article.php3?id_article=28

Étrange commémoration que celle des vingt ans de la Marche pour l’égalité et contre le racisme. Comme une intrusion, presque incongrue, dans une actualité médiatique dominée par le débat sur le foulard "islamique", "l’affaire Tariq Ramadan", la laïcité et la panne supposée du modèle d’intégration "à la française". Comme si l’on ne savait pas quelle importance accorder à l’événement, ni sur quel mode le traiter.

La Marche pour l’égalité, dont l’arrivée triomphale à Paris le 3 décembre 1983 a marqué les esprits d’une génération, mérite-t-elle le statut d’événement historique à restituer comme tel, ou s’est-il agi d’un mirage médiatique sans lendemain ? Certains journalistes se targuent d’être des "historiens de l’instant", mais dans le cas présent il apparaît que les médias n’ont pas de mémoire. Et pour cause : la place de l’immigration et des banlieues dans l’architecture même de ces médias a toujours été fluctuante, instable, passant invariablement de la rubrique "faits divers" à "société" ou "mode de vie". La plupart des journalistes des années quatre-vingt, parfois très engagés dans la valorisation d’une nouvelle représentation des générations issues de l’immigration, sont depuis passés à autre chose, et n’ont guère transmis au sein de la profession leur expérience accumulée en la matière. Elle reste donc sans grande "traçabilité" [1]. On est alors tenté de se tourner vers les médias spécialisés, en particulier vers ceux qui existaient alors et qui ont survécu. Là aussi, surprise : des radios communautaires très impliquées dans la couverture, voire l’organisation même de la Marche, telle Radio Gazelle à Marseille ou Beur FM (ex-Radio Beur à Paris), n’ont pas plus de mémoire de leur propre implication. Les anciens ont pris du recul, ou ont disparu. Les archives sonores n’ont pas été conservées, et les équipes successives se retrouvent à reconstituer sans cesse le carnet d’adresses des personnes ressources qui peu ou prou ont continué à cultiver leur "devoir de mémoire".

Le remue-mémoire des acteurs de la Marche

Pour traiter de l’expérience de la Marche, il reste donc à s’adresser à ces personnes ressources, acteurs militants ou chercheurs. On s’attendait d’ailleurs à de multiples initiatives de leur part, tant la référence à la Marche est constante, à gauche et de plus en plus à droite, comme un moment fondateur : celui de la reconnaissance publique des "beurs" et plus largement des populations issues de l’immigration, comme éléments constitutifs de la société française.

"Plutôt que de commémorer le grand show médiatique du 3 décembre, ne faudrait-il pas célébrer l’événement anonyme du départ de la marche ?", s’interroge Ahmed Boubeker, sociologue et acteur de l’épopée beur [2]. Le lendemain à Marseille, le Cidim (Centre d’information et de documentation sur l’immigration et le Maghreb) organise un rassemblement symbolique sur le Vieux Port pour commémorer le départ de la Marche, partie dans l’indifférence quasi-générale il y a vingt ans. Pour les initiateurs, il s’agissait d’un nouveau départ : celui d’un remue-mémoire destiné à ressusciter la mémoire, à la cultiver comme une matière vivante, afin de la restituer aussi bien aux acteurs oublieux de leur propre expérience que pour la transmettre aux nouvelles générations qui ignorent cette belle page d’histoire écrite par leurs aînés, ainsi qu’à l’ensemble de la société. Les acteurs de l’époque, d’abord réticents à l’idée d’évoquer leur expérience, parce que comme l’affirme Marilaure, ex-marcheuse, "tout a déjà été dit", se libèrent progressivement à l’écoute des souvenirs des autres. "La mémoire me revient", dira Yasmina, animatrice de l’association Femmes maghrébines en action, qui avait organisé un forum justice en hommage aux jeunes tués avant la Marche, puis elle se décide à prendre le micro. L’envie de reparler de ses expériences passées renaît, ainsi que celle de lui donner des suites, au-delà d’une commémoration ponctuelle. Mais il faut aussi se méfier d’une mémoire qui s’emmêle. Les exemples sont nombreux, tel celui de cet animateur de la Caravane des quartiers convaincu contre l’évidence des faits que les affrontements raciaux entre grévistes immigrés et non-grévistes à l’usine Talbot-Poissy ont eu lieu avant la Marche, et non après [3]. Il se livre ainsi à une relecture bien optimiste de l’histoire, qui colle à l’idée qu’avant, c’était l’exploitation des travailleurs immigrés, et qu’aujourd’hui, nous vivons l’aventure interculturelle avec les nouvelles générations. Une vision d’autant plus étonnante qu’il travaillait comme carrossier à l’usine au moment des faits ! Madjyd Cherfy, parolier du groupe Zebda, se livre à un anachronisme similaire lorsqu’il déclare que "Touche pas à mon pote nous organise la Marche, nous prend en charge, mais on n’aime pas la façon dont on est récupéré" [4]. Ce poète sincère laisse à penser que SOS Racisme et sa petite main jaune existaient au moment de la Marche de 1983. Or elle n’est apparue qu’un an après, à l’arrivée de Convergence 84. La mémoire subjective se distingue ici par son caractère aléatoire de l’approche historique. Encore faut-il que cette approche, censée être plus exigeante au regard des faits et de leurs interprétations, ne cède pas à son tour aux formes de révisionnisme ambiant. De ce point de vue, malheureusement, nombreux sont les "experts" qui reproduisent l’idée que la Marche a été orchestrée par SOS Racisme et ses ouailles, parmi lesquels les très médiatiques Harlem Désir, Malek Boutih et aujourd’hui Fadela Amara, l’égérie de Ni putes, ni soumises - qui se pose elle carrément en héritière directe.

Une communauté d’expérience non réductible au vocable "beur"

La seule évocation du passé en terme de souvenirs ne suffit donc pas. Il y a besoin, au regard de l’évolution des vingt dernières années, de revenir sur la dynamique de la Marche et de l’après marche pour réfléchir sur les acquis et les limites, l’errance politique et le sentiment des acteurs d’avoir été dépassés par leur propre image publique et par l’institutionnalisation des enjeux de l’intégration. Des associations autonomes issues de l’immigration, réunies le 14 novembre par le MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues) dans le cadre du Forum social européen (FSE) de Saint-Denis, se sont livrés à cet exercice afin de valoriser une mémoire des luttes dont ils n’entendent pas être dépossédés. Le jour anniversaire de l’arrivée de la Marche, plusieurs rencontres ont été organisées localement. À Roubaix, l’association Vidéorème a fait le plein autour de la projection du film Douce France, la saga du mouvement beur, ailleurs des gens ont pu voir La Mémoire en marche, un document inachevé d’Abdellali Hajjat, étudiant des Minguettes âgé d’un an en 1983. Aux Minguettes, justement, des jeunes ont aussi organisé une commémoration, après avoir refusé celle envisagée par des édiles locaux. À chaque rencontre, le public a réclamé plus d’information sur le déroulement des faits, et sur des questions comme la tension entre ouverture interculturelle et repli communautaire, l’émergence de la revendication identitaire musulmane, la place des femmes dans le mouvement "beur", les façons de faire en politique, etc. Seul regret majeur, toutes ces initiatives sont restées locales, sans relais dans les médias nationaux. Or le désir des uns et des autres était de se retrouver pour ensuite converger au niveau national, en vue de faire renaître le fantastique élan du 3 décembre 1983 qui, au-delà de l’imagerie idyllique de la main tendue aux valeurs de la République, a surtout signifié l’adhésion à une nouvelle communauté d’expérience, pleine d’espérance et d’inventivité collective. Les marcheurs avaient déjà caressé l’espoir d’une coordination nationale pour donner un prolongement à leur folle épopée. Mais depuis les ressorts ont été cassés, et les héritiers les plus persévérants n’arrivent pas à se dépêtrer d’une tendance de plus en plus accentuée au repli sur le local, voire le microlocal. Et ils se sont laissés enfermer, souvent malgré eux, dans le particularisme "beur", alors qu’ils ambitionnaient de s’adresser à toute la société. De ce point de vue, l’insistance maladive à réduire la Marche à "la marche des beurs" est symptomatique.

Vers une nouvelle "mobilisation positive" ?

La commémoration au niveau national se fera donc sans la plupart des acteurs de la Marche et de l’éphémère mouvement "beur". On a même crû un moment qu’il n’y aurait pas de commémoration du tout. Mais voilà que le gouvernement Raffarin décide d’en faire une actualité politique, réveillant des médias et des milieux associatifs démotivés. Matignon a en effet annoncé son intention d’inviter une centaine de personnes symboles des talents et de la réussite des enfants d’immigrés, ainsi que les représentants institutionnels de la nouvelle "politique d’égalité" que le Premier ministre veut mettre en place. Cette réception officielle marque, à travers l’hommage au travail passé, la continuité de l’État dans sa volonté de réaffirmer la diversité de la société française, mais Raffarin entend aussi signifier qu’"aujourd’hui, nous avons sous les yeux les échecs de l’intégration". Sous-entendu : la gauche a beaucoup promis, mais elle a laissé se développer chômage, discriminations, ghettos urbains, replis identitaires, religieux, et tentation de la marginalité. Son bilan : une terrible régression. "La droite, qui n’avait rien promis, a récupéré les beurs. Lesquels ont retenu des deux décennies que le salut est moins à chercher dans le collectif, en politique, que dans la réussite individuelle, réelle chez quelques trop rares", écrit Libération [5]. Le Monde se complaît lui aussi dans les "désillusions face à la gauche", et enquête sur "les beurs séduits par la droite" [6] et ses avances pour une meilleure représentation politique. Des "beurs de droite" ont d’ailleurs organisé à l’Assemblée nationale un débat sur le thème : "La Marche, quelles perspectives ? Postures et impostures." Ils ont pris soin de convier des intervenants de tous bords.

Les médias n’accorderont finalement qu’un intérêt distrait aux vingt ans de l’arrivée de la marche. Certes, il y aura bien quelques entretiens avec la figure convenue, Christian Delorme, alias le "curé des Minguettes", ou avec des marcheurs comme Djamel Attalah et Farid Lhaoua, et l’on aura droit à une "séquence souvenirs", avec les photos et images de télévision diffusées jadis, archivées à l’Ina. Mais le cœur n’y est pas. Libération changera même sa une, pour y inclure dans sa deuxième édition du 3 décembre une photo sur les inondations dans le Sud-Est. Hiérarchie de l’information oblige, une actualité chasse l’autre. On aimerait voir le même argument appliqué au "voile islamique", qui sature littéralement l’espace médiatique français. Peine perdue : c’est désormais la figure du "musulman" qui fascine, entre défi et menace. Exit donc les petits "beurs". En revanche, la presse s’intéresse aussi à l’émergence d’une classe moyenne issue de l’immigration de culture musulmane, qui pourrait servir de relais laïc à la lutte annoncée contre la menace communautariste. C’est d’abord à son intention qu’est adressée l’idée de "discrimination positive" avancée par Nicolas Sarkozy.

Classes moyennes : mirages et réalités

À l’arrivée de la Marche en 1983, Serge July estimait déjà dans un éditorial remarqué [7] "qu’en ces temps où l’on vit la CRISE avec cynisme, il est parfois bon de prendre le cynisme au mot. Les beurs sont en effet un formidable ’atout’ culturel pour la France, pour autant qu’on s’en serve. Le scénario : budgétairement on met le paquet dans les ghettos. Les meilleurs professeurs dans toutes les disciplines sont mobilisés pour former des cadres supérieurs, des ingénieurs, des dentistes, des pilotes, des fonctionnaires de tous calibres, sans oublier les inévitables cancres de haut niveau, les imbéciles spécialisés, les saltimbanques, les poètes et les journalistes. C’est uniquement à cette condition que parier sur les beurs sera vraiment payant." July pense à la tête des dirigeants japonais ou américains se retrouvant en concurrence sur les marchés économiques "avec l’agressivité et l’efficacité de nos ’beurs’. Naturellement, on retrouverait des franco-arabes dans toutes les institutions hexagonales. Dans l’enseignement comme dans la santé. Dans les médias aussi, dans les radios comme dans les télés nationales. Il faut faire confiance à la jeunesse franco-arabe. Et le prouver."

Un jeune journaliste "beur" ayant fait ses premières armes au journal Sans frontière, fait aussitôt acte de candidature à Libération. En 1983, il s’était déjà présenté au départ de la Marche pour proposer une chronique régulière, sous forme de carnet de bord. On l’avait regardé de haut, lui signifiant que cette Marche était d’un intérêt quelconque. Fort du final en fanfare, et l’édito de July en main, il pensait bien cette fois-ci que c’était dans la poche. Que neni. Il a été à nouveau rabroué. Comme quoi, il ne faut pas confondre effet d’affichage et réalité au sein du "quatrième pouvoir". Pour couvrir la deuxième marche, Convergence 84, c’est un journaliste maison, Eric Favereau, qui avait repris l’idée d’un carnet de bord. Un autre journaliste issu du mouvement "beur", associé lui à la brève aventure de l’édition lyonnaise du même journal, en garde un souvenir amer depuis ce jour où un responsable de l’équipe a dit que les ventes périclitaient parce qu’on parlait trop des Arabes !

Abdel Aïssou, lui, a participé à l’épopée politicomédiatique des années quatre-vingt, d’abord comme animateur à Radio Beur et membre du mouvement des beurs civiques (MBC). "Sentant qu’il s’était installé dans un ghetto doré", il prend ses distances, prépare l’Ena à Sciences-Po pour se "réinscrire dans une histoire républicaine, aller plus loin". Énarque, il sera nommé sous-préfet à Nice, où il représente l’État sur les questions liées au culte musulman [8]. Avec son air affable et serein, il apparaît désormais dans les grands médias comme une icône idéale du militant des marches qui, "loin de toute relation plaintive à la nation", demeure fidèle au sens de son engagement initial. "En servant l’État, je me sens davantage comme un éclaireur que comme l’arbre qui cache la forêt. J’ai l’impression de militer davantage, en montrant que c’est possible." [9] On y croirait bien, à ce conte de fée. À condition d’exonérer le gouvernement du jour de toute critique sur sa gestion sociale et sécuritaire actuelle. Mais alors là, c’est une tout autre histoire !


[1] Cf. sur "la crise des modes de traitement" et "les cadres médiatiques trop fluctuants", Ahmed Boubeker, in Représentations publiques, Mscope n° 4, avril 1993.

[2] "Beurs et acteurs de l’histoire", Libération, 14 octobre 2003. cf. aussi Ahmed Boubeker in Les Mondes de l’ethnicité, la communauté d’expérience des héritiers de l’immigration maghrébine, éd. Balland, Paris, 2003.

[3] Voir le documentaire Douce France, la saga du mouvement beur, de Mogniss H. Abdallah et Ken Fero, 1993, production agence IM’média.

[4] Génération beurs, français à part entière, éditions Autrement, Paris, décembre 2003.

[5] Jean-Michel Thénard, éditorial de Libération, 3 décembre 2003.

[6] Le Monde, 3 décembre 2003.

[7] "Faire le pari des ’beurs’", Libération, 5 décembre 1983.

[8] Portrait tracé par Nora Barsali in Génération beurs, français à part entière, op. cit.

[9] Libération, 3 décembre 2003.


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Forum de l'article

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> La Marche pour l’égalité, une mémoire à restaurer
4 avril 2005, par valles

Je voudrais ajouter, car j’ai participé à convergence 84, que l’instrumentalisation par le PS et les verts qui osèrent sortir quelques mois plus tard, lors de ce simulacre de refondation à gauche que fut le congrès de la "FGA", un article qui s’appellait du"Beur dans les épinards", ne survint qu’à la fin du parcours à Paris. Nous ne nous sommes pas forcement laissés piéger même si nous n’avions pas la maturité et même si pour moi qui avait 19 ans à l’époque j’y ai surtout vécu un bonheur personnel indicible et que je n’ai pas forcement été capable de mesurer les enjeux. J’ajoute et je le lui dirai volontiers en face aujourd’hui, or à l’époque je pense ne pas l’avoir comprise que je n’ai gardé comme souvenir marquant et qui a pour la première fois orienté ma réflexion sur le colonialisme de gauche la très belle lettre de Farida Belghoul qui s’appellait "lettre aux gens convaincus". Quelles que soient les critiques qui pourraient lui être opposées au jour d’aujourd’hui cette lettre a été publiquement lue et a secoué cette vieille gauche institutionnelle jacobine et dame patronesse.