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Origine : http://www.acrimed.org/article803.html
Article paru dans la revue "Hommes et Migrations", septembre-octobre
2002, publié ici avec l’autorisation de l’auteur
: Mogniss H. Abdallah (agence IM’média).(Acrimed)
La fin de "Saga-Cités", magazine hebdomadaire
de la ville et des banlieues sur France 3, a suscité une
certaine émotion publique, d’autant que les médias
s’interrogent depuis le 21 avril sur leur rôle dans
la surenchère sécuritaire actuelle. Mais la chaîne
affirme vouloir faire encore mieux, avec plus de moyens. Cependant,
les premiers concernés ne sont ni associés, ni même
consultés.
"C’est une ville, Vaulx-en-Velin. Pourquoi on dit que
c’est une cité ? On a une mairie, une poste, et même
une église. C’est une ville, bordel !" Cette exclamation
d’un jeune vaudais devant la caméra pourrait résumer
l’état d’esprit qui a prévalu à
Saga-Cités, le "magazine de la ville et des banlieues"
diffusé sur France 3 durant plus de dix ans. [1] Mais voila,
la direction de la chaîne publique dédiée à
la proximité et aux régions a annoncé par voie
de presse sa décision unilatérale de supprimer l’émission.
Le 22 juin 2002, Saga-Cités se termine donc avec "la
der des der", un florilège de témoignages d’habitants
des banlieues recueillis durant toutes ces années. L’ensemble
est habillé avec des images graves mais néanmoins
festives des manifestations géantes de l’entre-deux
tours des présidentielles, pour rappeler que des centaines
de milliers d’hommes et de femmes ont alors exprimé
"leur refus du racisme et de la haine", "leur attachement
à une France multiculturelle" et à la devise
de la République : "liberté - égalité
- fraternité". Regroupés par thèmes ("L’image
des quartiers" ; "Tous égaux ?" ; "La
politique et les jeunes"), les propos sont livrés à
l’état brut, sans intercession autre que celle des
responsables du magazine qui en guise d’adieux s’autorisent
dans un commentaire succint "un brin d’immodestie"
: "Nous avons le sentiment d’avoir donné chaque
semaine la parole à cette fameuse France d’en bas,
comme disent ceux qui aujourd’hui la regardent d’en
haut et font mine de la redécouvrir".
La responsabilité des médias
Alors, mission accomplie ? A égrener les récriminations
cinglantes des différents habitants de la ville et des banlieues,
"la der des der" suggère plutôt un abandon
contraint au beau milieu d’un chantier télévisuel
inachevé, pourtant si vital afin de ne pas voir "la
France d’en bas" sombrer dans la "morbidité"
ou l’instrumentalisation fanatique. Et cela au moment où
la plupart des médias, dans la foulées des récentes
joutes électorales, versent dans la surenchère sécuritaire
et diffusent une image trop négative des banlieues. "Médias
manipulation", "Il faut que ça change" : les
banderoles des manifestations captées à l’écran
relaient l’invitation à parler de la banlieue autrement
à la télévision.
Dans un style plus direct, une pétition émanant de
l’équipe de Saga-Cités adressée à
la direction de France 3 a été signée par plus
de trois mille personnes, parmi lesquelles des militants associatifs,
des journalistes et autres professionnels des médias, ainsi
que des ex-ministres de gauche ou de droite (Martine Aubry, Eric
Raoult, Claude Bartolone, Alain Madelin) . Les signataires considèrent
que, "dans le contexte actuel, alors que le Front National
s’est largement exprimé dans les urnes et que la responsabilité
des médias est invoquée, il parait indispensable de
préserver un espace d’expression et de réflexion
comme Saga-Cités qui n’a jamais versé dans le
discours sécuritaire." [2]
Repenser et renouveler les programmes
Bertrand Mosca, directeur des programmes de France 3, a eu l’insigne
honneur de leur répondre de manière circonstanciée
par courrier électronique, dès le 13 juin 2002.
"Chère Madame, Cher Monsieur, vous avez signé
la pétition pour " la survie de Saga-Cités "(...)
Après dix ans d’existence, il fallait repenser et renouveler
la façon d’aborder la lutte contre les discriminations
et les questions urbaines. L’équipe des Programmes
de France 3 souhaite non seulement amplifier la portée de
tels sujets, mais surtout leur accorder des moyens financiers plus
conséquents et les exposer à des horaires de meilleure
écoute. Tout comme vous, France 3 est attachée à
sa mission de service public : entre autres, faire partager à
un vaste public, la vie quotidienne des populations d’origine
étrangère et rendre compte de la richesse et de la
diversité des cultures constitutives de la société
française. Dès la rentrée, un rendez-vous alternera
documentaires et reportages de 52 minutes. Nous continuerons aussi
à développer des magazines en ce sens dans notre offre
régionale telle que Télé-Cité. De plus,
nous comptons mobiliser une semaine par an, l’ensemble de
nos programmes autour du combat contre les discriminations, de quelques
natures qu’elles soient.
En outre, au travers des fictions, France 3 désire refléter
plus nettement la réalité pluriculturelle française
tant pour le choix des acteurs que pour celui des thèmes.
Par ailleurs, avec le FASILD (Fonds d’Action et de Soutien
à l’Intégration et de Lutte contre les Discriminations),
France 3 met en place des liens institutionnels qui permettent de
sensibiliser plus régulièrement l’ensemble de
nos équipes de programmes à ces questions (séminaire
annuel commun, comité éditorial, poste relais.).
Enfin, France 3 étudie un projet de magazine quotidien qui
se ferait l’écho des initiatives citoyennes d’associations
capables d’améliorer les conditions du " vivre
ensemble ".
Comme vous, France 3 est fière d’avoir programmé
pendant plus de dix ans le magazine Saga-Cités. C’est
une originalité de France 3 qui remonte assez loin, puisque
Saga-Cités avait succédé à Premier Service
et Mosaïque.
La mission de France 3 est de contribuer à changer les mentalités,
d’offrir une vision positive des banlieues mais aussi des
Français d’origine immigrée. Il nous a semblé
qu’il fallait amplifier notre effort et aller au-delà
des seules obligations légales inscrites à notre cahier
des charges." [3]
Avec une telle réponse, inattendue, qui se veut à
la fois cordiale et manifestement exhaustive, la direction de France
3 entend sans doute couper l’herbe sous les pieds de ses détracteurs.
Démentant d’entrée l’argument des pétitionnaires
selon lequel "rien n’a été prévu
pour remplacer Saga-Cités", France 3 affiche au contraire
une politique de programmation plus ambitieuse et, surtout, une
impressionnante cohérence d’ensemble.
Navigation à vue
Le problème, c’est qu’on reste dans le registre
des déclarations d’intention d’ordre général,
sans contenus ni partenaires précis. Quand bien même
elle mettrait effectivement en oeuvre tout ou partie des projets
annoncés, France 3 ne ferait que se conformer aux directives
maintes fois réitérées par le Conseil supérieur
de l’audiovisuel (CSA) [4] et aux recommandations d’organismes
comme la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance
(ECRI), qui déplorent "le manque d’émissions
illustrant l’apport réel des communautés minoritaires
au patrimoine culturel national." [5]
Dans la pratique, France 3 semble davantage naviguer à vue.
Ainsi, Vincent Meslet, directeur-adjoint des programmes, avait annoncé
qu’une case documentaire mensuelle après le Soir 3
pourrait s’appeler Black-Blanc-Beur pour valoriser l’apport
de l’immigration. [6] Qu’en est-il advenu ? Il est vrai
que cette symbolique de "la France qui gagne" a perdu
de sa pertinence depuis la désastreuse campagne des footballeurs
tricolores en Asie. Les images de Zidane le nez dans le gazon et
les manchettes des journaux sur "la France sans but" hantent
encore les esprits. [7] Mais peut-être France 3 saura-t-elle
nous épater à la rentrée en allant à
contre-courant du regain de pessimisme ambiant. En attendant, elle
nous annonce déjà "une nouvelle vitrine pour
les régions", prévue en remplacement de l’émission
Un jour en France. A partir de septembre, C’est mieux ensemble
sera proposée les jours de semaine à 8h45. Il s’agira
en 26 mn de "faire l’éloge du collectif contre
le chacun pour soi" et de mettre en avant "le bonheur
de vivre". L’émission reprendrait ainsi certaines
prérogatives de Saga-Cités. "Du reste, même
si ce sont ses capacités professionnelles qui ont prévalu,
c’est une journaliste française d’origine kabyle,
Nadjette Maouche, âgée de 32 ans, qui assurera la présentation",
commente de manière fort alambiquée le Parisien du
25 juillet 2002.
Les banlieues, entre "reconquête" et "décodage"
Une autre question d’importance reste pour l’instant
sans réponse : qui a été associé aux
nouveaux projets annoncés ? Hormis le FASILD (ex-FAS), dont
on peut regretter le silence en matière de communication
sur le sujet alors qu’il y consacre des financements importants,
il est surtout question de recours à des prestataires extérieurs.
Ce faisant, la chaîne poursuit aussi son objectif d’externalisation
de la production de ses magazines. "Elle vit le fantasme de
l’usine sans ouvriers", dit Roger Télo, ex-rédacteur
en chef avec Bernard Loche de Saga-Cités. [8]
Les "ouvriers" de Saga-Cités sont amers. Ils s’énorgueillissent
d’une expérience qui a su se dégager des contingences
de l’actualité brûlante, en se donnant davantage
de temps avec les habitants et les associations pour construire
une image plus complexe des banlieues. Ils ne prétendent
certes pas au monopole de l’expertise, mais se prévalent
d’un savoir-faire nécessaire qu’ils auraient
aimé valoriser, proposant eux-mêmes des améliorations.
Non seulement ils n’ont pas été écoutés,
mais on leur fait savoir par des propos peu amènes que "l’émission
a fait le tour de sa formule". [9] Et ils s’offusquent
de ne pas avoir été consultés sur les nouveaux
projets, bien qu’ils fassent statutairement partie de France
3. Pourtant, en interne, les rédactions régionales
ou nationale discutent en ce moment beaucoup de comment travailler
en banlieue. D’un côté, il y a ceux qui intériorisent
le discours de la reconquête [10] et qui n’hésitent
pas à emboîter le pas aux spectaculaires opérations
de police mises en place sous l’égide du ministère
de l’intérieur. De l’autre, il y a ceux qui souhaiteraient
une meilleure formation pour "décoder" la banlieue,
et quelques bonnes volontés individuelles bien esseulées.
Ainsi, après l’agression contre la journaliste Marianne
Buisson lors d’un tournage, la rédaction de France
3 Paris-Ile-de-France a-t-elle réuni un groupe de réflexion,
dont une des pistes compréhensives serait de "prendre
appui sur le maillage institutionnel et les associations de quartier"
pour "tisser des liens de confiance". Une formule qui
ne brille guère par son originalité. Elle était
même à l’origine de l’émission Saga-Cités.
En effet, afin de restaurer dialogue et confiance entre les jeunes
et les médias après la mort de Djamel Chetou, tué
le 26 mars 1991 à la cité des Indes - Sartrouville,
Yvelines -, Patrick Damien, journaliste de la rédaction Ile-de-France
de FR 3 avait lancé Vivacités, une association qui
aspirait à rassembler journalistes et habitants des cités
en vue d’engager un travail de réflexion sur les relations
médias-ville, et de mener des projets audiovisuels communs.
Ce projet s’est perdu en cours de route, au profit de Saga-Cités.
Depuis, habitants et associations ont fourni beaucoup de matière
première, ils ont longuement pu témoigner, mais l’émission
a aussi pris une tournure plus institutionnelle, proche des préoccupations
de la DIV (délégation interministérielle à
la ville).
Les résidents étrangers privés d’expression
sur France Télévision
Partout, le droit de regard des associations - et des téléspectateurs
- sur les contenus et les choix éditoriaux va en s’amenuisant.
Certains se souviennent encore du débarquement mouvementé
de Mosaïque en 1987. L’arrêt de cette émission
destinée aux communautés immigrées avait au
moins été précédé d’un
débat public. Associations et professionnels avaient ainsi
été associés aux travaux qui ont débouché
sur le bilan et les propositions du rapport Gaspard, qui ont contribué
à redessiner le paysage culturel issu de l’immigration.
[11] Rien de tel aujourd’hui. L’audiovisuel reste un
des derniers domaines réservés où les usagers
ne peuvent s’exprimer bien que, comme le rappelle l’association
Les Pieds dans le PAF (paysage audiovisuel français), la
création d’un " Conseil consultatif des programmes
" au sein de France Télévision composé
de téléspectateurs soit prévue dans l’art.
46 de la loi sur l’audiovisuel du 1er août 2000. Cette
situation est d’autant plus préjudiciable que de nouvelles
discriminations risquent si l’on n’y prend garde de
se banaliser : ainsi, les résidents étrangers, grands
consommateurs de la petite lucarne payant leur redevance comme les
autres, se voient-ils exclure toute expression régulière
par le service public de télévision. [12] Inexorablement,
ils sont poussés vers des lots de consolation sur le câble
ou le satellite, où ils peuvent certes toujours accéder
aux programmes des chaînes publiques des pays d’origine
ou aux projets communautaires privés. Mais dès lors,
à quoi bon leur parler d’"égalité
de traitement" et d’"intégration" ?
[1] Saga-Cités, créée en 1991, était
diffusée le mardi à 16h et le samedi à 9h et
obtenait une moyenne, pour 2002, de 7,8% de part d’audience
(chiffre Médiamétrie cité par la chaîne).
[2] cf. http://abribus.lautre.net/petition
[3] cf. le site de l’association ACRIMED (Action-critique-médias)
: http:/acrimed.samizdat.net
[4] cf. la lettre du CSA, n° 129, juin 2000
[5] ECRI, rapport sur la France 1999, http://www.coe.int/ecri/
[6] Le Monde, 8 juin 2002
[7] A propos de l’effet Mondial 1998 sur les médias
écrits et audiovisuels, cf. Mogniss H. Abdallah, "La
télévision citoyenne à l’épreuve
de la discrimination cathodique", Hommes & Migrations n°1224,
mars-avril 2000, et "La presse populaire au diapason de la
France Black-blanc-beur", Hommes & Migrations n° 1226,
juillet-août 2000
[8] Libération, 22 juin 2002.
[9] Vincent Meslet, Le Monde, 8 juin 2002
[10] cf. "La banlieue, un terrain à reconquérir
pour la télévision", La Croix, 26 juin 2002.
Tewfik Farès (ex-Mosaïque) y déclare : "Il
existe des petits caïds dont les cités sont devenues
le territoire, et qui refusent d’être filmés.
Cela relève de la truanderie. Il est inadmissible qu’il
faille demander un passeport pour y pénétrer".
[11] Françoise Gaspard, "L’information et l’expression
culturelle des communautés immigrées en France",
Ministère de la solidarité nationale, 1983.
[12] A cet égard, les inexactitudes et confusions du directeur
des programmes de France 3 sont révélatrices : Saga-Cités,
qui était une émission sur la ville et les banlieues
et non pas spécifique aux "Français issus de
l’immigration" ou aux "populations d’origine
étrangère", n’a pas "succédé
à Premier Service ", une émission quotidienne
matinale de F 3 proposée par le FAS et le Point du Jour diffusée...
en 1993 ; ni à Mosaïque, spécifiquement destinées
aux communautés immigrées en majorité de nationalité
étrangère.
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