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"L'EFFET ZIDANE" , OU LE RÊVE EVEILLÉ
par Mogniss H. Abdallah, agence IM'média

Origine : http://www.hommes-et-migrations.fr/articles/1226/1226p1.html

DE L'INTÉGRATION PAR LE SPORT

Le 12 juillet 1998, la victorieuse et multicolore équipe de France rivait leur clou à la fois aux adversaires du ballon rond et au Front national. On louait les vertus "intégrationnistes" du sport et Zinedine Zidane devenait le héros de la République, soudain ravie de se découvrir multiraciale. Un héros discret dont les rares déclarations sont aussitôt reprises comme autant d'arguments en faveur de l'intégration républicaine au mérite. Le parcours du champion attire du même coup l'attention sur l'envers du décor, moins reluisant, avec ses agents indélicats, véritables maquignons qui font commerce des surdoués des banlieues et des jeunes joueurs africains.

"Zidane président !" Ce slogan, projeté sur l'Arc de triomphe le soir de la folle communion fusionnelle qui a réuni sur les Champs-Élysées une foule sans précédent depuis la Libération, après le coup de sifflet final consacrant la victoire de l'équipe de France au Mondial 1998, retentira à nouveau lors de la traditionnelle garden-party de l'Élysée donnée pour la fête nationale du 14 juillet. Le président de la République Jacques Chirac, beau joueur, acceptera avec le sourire cette nouvelle forme de cohabitation politico-sportive dictée par l'événement. La France "tricolore et multicolore" championne du monde, comment bouder son plaisir ? Avec ce raccourci saisissant, le monde des médias, des lettres et de la politique s'empare de la métaphore sportive pour chanter la portée universelle du modèle français d'intégration qui gagne. "La France est multiraciale, et elle le restera. Le Forézien Jacquet, le Kabyle Zidane, le Guadeloupéen Thuram, le Pyrénéen Barthez, l'Africain Desailly [...] À quoi bon passer tous nos merveilleux champions au fil de leur lignage ? C'est une fierté française qu'ils nous ont rendue, qu'ils nous ont offerte en modèle à l'univers", s'extasie Alain Peyrefitte dans son éditorial du Figaro(1).


Plus de trois milliards de personnes ont assisté par télévision interposée au sacre des "Blacks-Blancs-Beurs", "ce qui en a fait l'événement le plus regardé de toute l'histoire de l'humanité"(2). Pascal Boniface, directeur de l'Institut des relations internationales et stratégiques, en rajoute dans l'emphase : le ballon serait devenu un élément majeur de la diplomatie mondiale, "comme si la définition d'un État ne se limitait plus aux trois éléments traditionnels (territoire, peuple, gouvernement), mais qu'il faille en ajouter un quatrième : une équipe de football"(3). Un exemple : le match Iran-USA, annoncé comme une rencontre explosive qui allait "bipolariser" les haines sur et hors les gradins du stade, s'est au contraire transformé en opération de séduction réciproque à même de relancer les relations diplomatiques entre les deux pays. Il a aussi permis de révéler au monde l'irruption des femmes iraniennes dans les stades, jusque-là réservés aux hommes. Comme par ricochet, on verra une spectaculaire féminisation du public des stades de football français lors du Mondial.

LE FOOTBALL ET "L'EXCEPTION FRANÇAISE"

Dans l'euphorie ambiante, le football-ambassadeur est convoqué pour alimenter le délire de grandeur de la France : "Zidane va-t-il participer au rayonnement du pays comme le firent les philosophes du siècle des Lumières, nos écrivains du XIXe ou les grands intellectuels du XXe ?", ose encore Pascal Boniface. En tout cas, Zidane et ses coéquipiers ont bien mérité leur Légion d'honneur ! Outre-Rhin, après la piètre prestation d'une bien pâle équipe allemande, on s'interroge déjà pour savoir si le "modèle allemand, qui demande à l'étranger de faire tout l'effort d'intégration, n'est pas suicidaire à la longue. Ne serait-ce pas une bonne chose pour l'intégration si des jeunes d'origine turque pouvaient applaudir des footballeurs d'origine turque devenus allemands ? Pour l'équipe nationale, cela aurait pu être utile."(4)

L'intelligensia "anti-foot", encore prépondérante avant le Mondial, se délite devant l'unanimisme national et l'admiration internationale. Certains, après avoir tenté d'incarner "les empêcheurs de tourner en rond"(5), se convertiront même à l'apologie du football. Ainsi l'écrivain Dan Franck vire-t-il sa cuti pour se faire hagiographe avec Zidane, le roman d'une victoire (6). Ils se plieront à la force de l'évidence : le Mondial a marqué une véritable prise de conscience collective ; la confiance retrouvée, c'est aussi le signal d'un changement de mentalités et le déclin du Front national. Le stade n'apparaît plus comme l'apanage exclusif d'un chauvinisme outrancier et raciste. Il peut aussi se métamorphoser en lieu festif où s'inventerait une "partisanerie"(7) stimulant de nouveaux modes d'identification plurielle à une citoyenneté "footballistique" encore incarnée par l'équipe nationale.

Youssef Zénaf, Saint-Chamonais d'origine algérienne, champion du monde de boxe américaine dans les années quatre-vingt.© IM'Média.

Un des faits les plus marquants de l'adhésion des "Blancs", des "Blacks" et des "Beurs" à l'équipe de France réside sans doute dans son caractère libre et volontaire. Ce phénomène, en soi, n'est pas nouveau. À plusieurs reprises dans l'histoire sportive, des champions de France étaient étrangers sans le savoir, tels le cycliste provençal Paul Néri, de nationalité italienne, révélé à la fin des années quarante, ou le kick-boxeur Youssef Zénaf, Algérien de Saint-Chamond (début des années quatre-vingt). Lors des Coupes du monde de foot de 1982 et 1986, les immigrés algériens ont été de fervents supporters de l'équipe de France. Enfin, il faut rappeler que les jeunes d'origine maghrébine ou noire africaine s'intègrent plus spontanément dans l'équipe locale (quartier, ville, etc.) alors qu'Arméniens, Portugais, Antillais ou Italiens jouent davantage dans des équipes communautaires.

ZIDANE, UN SYMBOLE IDÉAL D'INTÉGRATION

Les hommes politiques de droite ont été quasi unanimes à en convenir. "La grande majorité de ceux qui tournaient autour de la mairie avec des drapeaux français était des Beurs et des Blacks. C'était à la fois surprenant et agréable", se réjouit Thierry Mariani, député maire RPR de Valréas (Vaucluse), plus connu pour ses diatribes contre l'immigration. "Quand j'ai entendu le stade entier scander 'Zizou, Zizou', j'ai été très ému", affirme Patrick Devidjian, député gaulliste des Hauts-de-Seine, avant d'enfoncer le clou : "Même si l'intégration ne se fait pas facilement, un événement comme celui-là fait reculer le racisme. L'idée que l'intégration est possible va avancer au sein d'une droite qui jusque-là en doutaitÉ Il y en a un qui a vraiment l'air d'un con, c'est Le Pen", se réjouit-il(8).

Effectivement, le chef du FN, qui vilipendait cette équipe pas vraiment française et ces joueurs d'origine étrangère ne chantant pas la Marseillaise, a eu tout faux. "Le tricolore est arraché à Le Pen", titre la presse internationale(9). Cet objectif cher à la gauche républicaine semble donc atteint de façon inattendue. "Zidane a fait plus par ses déhanchements que dix ou quinze ans de politique d'intégration", confirme l'universitaire Sami Naïr(10), alors conseiller de Jean-Pierre Chevènement. À travers cette saturation de déclarations dithyrambiques, on aura compris le message : jusque-là, la sélection en équipe de France des Raymond Kopa, Marius Trésor, Luis Fernandez ou Michel Platini avait déjà une valeur exemplaire.

La famille, le travail et le sens de l'effort personnel, la discipline et l'obéissance,la modestie, la fidélité et la solidarité : les valeurs somme toute fort traditionnelles véhiculées par Zidane semblent tout droit sorties d'un manuel d'instruction civique.

Aujourd'hui, la victoire au Mondial constituerait une preuve en soi d'immigration-intégration réussie. En 1983 déjà, la victoire de Yannick Noah aux Internationaux de tennis de Roland Garros avait provoqué le même type d'engouement pour la France multiraciale. Cependant, le tennis reste perçu comme un sport élitiste et individuel.

Par ailleurs, les origines sociales avaient été peu mises en valeur, au profit du caractère symbolique de la victoire d'un Yannick Noah qui a su garder une grande popularité grâce à ses talents complémentaires d'amuseur public. Aujourd'hui, par ces multiples tours de passe-passe où sport et politique s'entremêlent, la déification des champions du monde rendrait le modèle français d'intégration indiscutable, voire invulnérable.

Sollicité à tout bout de champ pour donner son avis sur tout, le héros du Mondial et Ballon d'or 1998 Zinedine Zidane détonne par son mutisme. Il refuse de se mettre lui-même en avant comme un modèle d'intégration. "Moi, je n'ai pas de message", répète-t-il, se méfiant de ceux qui sont à l'affût de la moindre affirmation politique ou identitaire.

Ses silences seraient un indicateur d'une conscience intérieure plus complexe, qui ne saurait être réduite à l'enchantement du temps présent, où les Français semblent avoir découvert l'amour de leur prochain. Mais Zidane n'est pas du genre à désenchanter son monde.

Sa timidité, feinte ou réelle, qui le rend paraît-il encore plus populaire, arrange finalement bien tous ceux qui ont besoin de "héros muets" pour continuer à surfer sur la vague consensuelle de l'après-Mondial.

ÉMULATION FAMILIALE ET INTÉGRATION AU MÉRITE

Cette posture publique contraste, à cet égard, avec l'engagement de ses coéquipiers : Bernard Lama, qui parraine des écoles en Afrique et célèbre l'abolition de l'esclavage, Lilian Thuram, qui combat le racisme sur les gradins du stade, ou encore Youri Djorkaeff, qui dénonce le génocide arménien. Basile Boli, auteur du but qui avait fait de l'Olympique de Marseille le champion d'Europe en 1993, dédiait sa victoire aux sans-papiers victimes des lois Pasqua. Zidane, lui, est étroitement contrôlé par ses agents, qui rejettent tout enfermement communautaire de l'image de leur poulain, au point de refuser la mise en vente d'un CD de musique raï concocté par trois "cheb" en hommage au "meilleur joueur du monde"(11). Et, lorsque Zidane se laisse aller à dire, dans un livre avec son copain Dugarry, que sa victoire, "c'est aussi celle de [son] père, celle de tous les Algériens fiers de leur drapeau qui ont fait des sacrifices pour leur famille mais qui n'ont jamais abandonné leur propre culture", ces propos sont supprimés dans la deuxième édition(12).

Par dépit, les journalistes se rabattent sur sa famille, à la cité La Castellane à Marseille. "Il y a trop de requins autour de Zinedine, déplore son frère Nordine, trop de gens qui veulent l'utiliser pour faire passer des idées politiques."(13) Pour lui, le modèle français d'intégration n'est pour rien dans le parcours exceptionnel de son frère. Et quand on demande à Zidane ce qu'il doit à la France, il finit par s'énerver : "Ce que je suis, je le dois à mon père et à ma mère. Je leur dois tout, parce qu'ils m'ont appris très jeune à garder la tête froide, à travailler, à être respectueux envers les autres."(14)

Zidane parle de ses parents algériens d'origine modeste et de ses amis du quartier avec une humilité qui force le respect. Impossible de passer outre à l'émotion suscitée par l'évocation des racines. Mais là encore, il n'en tire pas avantage pour discourir sur l'immigration et les difficultés sociales et culturelles rencontrées. Tout au plus concède-t-il que "pour faire sa place, un étranger doit se battre deux fois plus"(15). Et parmi les événements qui l'ont le plus marqué, il cite le passage aux 35 heures. Évoquant la vie d'efforts au travail de son père, il souhaiterait même qu'on en vienne à 32 heures.

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1)- Edition du 13 juillet 1998.

2)- David Martin-Castlenau, "Les cinq leçons du Mondial", Libération, 12 juillet 1999

3)-In Géopolitique du football

4)- Extrait du quotidien Süddeutsche Zeitung, 11 juillet 1998

5)- Titre d'une équipe sponsorisée par la Fnac, dans laquelle on trouvait, entre autres, Jeanne Moreau, Marek Halter et Karl Zero.

6)- Robert Laffont/Plon, Paris, 1999

7)- Cf. Christian Bromberger, Le match de football, éd. de la Maison des sciences de l'homme, Paris, 1995

8)- In Libération, 16 juillet 1998.

9)- La Stampa, citée par Libération, 14 juillet 1998.

10)- Le Nouvel Observateur, 24 Décembre 1998.

11)- Libération, 5 juin 1998.

12)- Mes copains d'abord, éd. Mango sports, 1999.

13)- Le Nouvel Observateur, 24 décembre 1998.

14)- Ibid.

15)- Cf. Zinedine Zidane, Dan Franck, Zidane, le roman d'une victoire, Laffont-Plon, Paris, 1999.