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[médias] L’islam et les musulmans dans l’imaginaire télévisuel français
Mogniss H. Abdallah
Agence IM'média

Origine : http://www.alterites.com/cache/center_media/id_1119.php

“Penser l’altérité dans les médias, la place du culturel et du religieux dans l’espace médiatique en France”. Cet intitulé d’un colloque tenu à l’EHESS en mai dernier résume les termes d’un débat relancé depuis l’image plutôt positive renvoyée par les musulmans appelant à la libération des otages français en Irak, il y a un an. Certes, les attentats de cet été à Londres ont ramené au premier plan la figure de “l’ennemi intime”, et la crainte de nouveaux attentats en France ressurgit, mais les médias semblent désormais soucieux d’éviter la “diabolisation”de l’islam et s’efforcent de montrer des sujets “positifs”. Dans son dernier ouvrage, Thomas Deltombe décrypte “l’islam imaginaire” des journaux et magazines de la télévision, de 1975 à 2005, et interroge sa vision binaire qui oppose “bons” et “mauvais” musulmans.

Avec les attentats de Londres cet été, le retour de “l’ennemi intime” et des “kamikazes maison”

Deux mois après les meurtriers attentats à Londres des 7 et 21 juillet 2005, David Pujadas, le présentateur vedette du journal télévisé du 20h sur France 2 revient sur cet événement dramatique qui a replongé le monde occidental dans la peur de “l’ennemi invisible” et du “kamikaze maison”. Pourtant, les milliers de caméras de vidéo-surveillance qui filment les faits et gestes quotidiens des britanniques dans la rue, le métro et autres lieux publics sont plébiscitées pour leur efficience : elles ont servi à identifier les auteurs présumés des attentats et à les faire arrêter. Mieux encore, elles ont permis aux enquêteurs de démontrer que “les kamikazes ont planifié leurs attentats à l’avance”. “Voici la preuve par l’image”, dit le commentaire sur des images tournées par ces caméras de contrôle, où on les voit repérer les lieux une semaine auparavant. Le journal télévisé donne à voir une vidéo tournée par un des terroristes, qui déclare plein cadre face à la caméra : “Nous sommes en guerre et je suis un soldat”. Un porte-parole de la section anti-terroriste de Scotland Yard, la police britannique, souligne à son tour que ces images prouvent que les attentats ont été “planifiés de manière méticuleuse” et qu’on est en face de “méthodes caractéristiques des groupes terroristes”. Jusqu’ici, tout cela ressemble à du déjà vu. Sans doute s’agit-il d’une piqûre de rappel, quelques jours avant que ne s’engage en France un débat public autour d’un nouveau projet de loi antiterroriste dont le ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy a présenté les lignes directrices lors de l’émission “Pièces à conviction” le 26 septembre sur France 3. Parmi les mesures phares, les médias parient sur l’adoption à grande échelle de la “vidéo antiterroriste” dans les espaces publics français.

L’image insolite de Mohammed Afzal Khan, musulman pratiquant, bon citoyenet nouveau lord-maire de Manchester

Poursuivant son dossier, David Pujadas change soudain de registre. “La Grande-Bretagne s’interroge sur son modèle d’intégration. La communauté pakistanaise craint d’être montrée du doigt. Mais il y a aussi des signes positifs. Pour la première, fois cette année 2005 a vu un citoyen britannique d’origine pakistanaise, un musulman pratiquant, devenir maire d’une grande ville, Manchester”. Apparaissent alors des images insolites de Mohammed Afzal Khan, le nouveau lord-maire, enfilant un lourd collier en or, symbole de “sa prestigieuse fonction”, remis à la ville par la reine Victoria, ou encore en pleine prière sous les fastueux lambris de la mairie. “Il n’y a pas de contradiction entre être musulman et être un bon citoyen”, affirme le maire, qui fustige sans détours les auteurs des attentats. “Ces individus sont des criminels”. Elu à l’unanimité par ses pairs, “tous anglicans”, précise le commentaire, Mohammed Afzal Khan peut certes atteindre des communautés qui auraient tendance à se sentir à l’écart, mais il habite dans un quartier bourgeois de la ville. Parti de rien, il est un exemple de réussite, dira sa femme, qui porte d’élégants foulards à la maison comme lors des cérémonies officielles en mairie où ils se retrouvent souvent tous deux les seuls représentants de leur communauté d’origine. L’envoyée spéciale de France 2 termine son reportage devant la cathédrale de Manchester ou le lord-maire s’est marié en présence des représentants des différentes religions. Une belle histoire qui “prouve qu’une intégration parfaitement réussie est possible”, conclut-elle tout sourire.

“L’islam imaginaire”, ou le décryptage d’une vision binaire de l’islam à la télévision

Le dispositif de ce dossier du journal télévisé de France 2 confirme le regard porté par Thomas Deltombe sur le traitement de l’islam à la télévision française dans son livre L’islam imaginaire, la construction médiatique de l’islamophobie en France, 1975-2005, publié aux éditions La Découverte. Décryptant “l’islam télévisé, fait de mots et d’images, miroirs d’imaginaires qui traversent la société française”, l’auteur s’attarde d’ailleurs à plusieurs reprises sur le cas de David Pujadas, “pur produit des chaînes Bouygues (TF1 et LCI) pour lesquelles il a travaillé de 1988 à 2001”, avant de passer à France 2. Il rappelle ainsi la philosophie de “l’objectivité” du présentateur défendue face à une téléspectatrice l’accusant d’entretenir une mauvaise image de la religion musulmane, lors d’une émission du médiateur de la chaîne publique, le 30 mars 2002. Il renvoie alors son interlocutrice aux sujets “positifs”: le portrait d’un rappeur converti à l’islam et à l’ordre social, la couverture du ramadan, etc...“Si vous regardez globalement le journal, je pense qu’on donne une image assez équilibrée.” Entend-t-il alors la réponse : “Vous ne vous rendez pas compte, David Pujadas, du poids des mots avec l’impact des images”?

Or, c’est bien la mise en scène de figures rassurantes, celles de musulmans “modérés”, dans le cadre d’une vision binaire de l’islam, qu’interroge Thomas Deltombe. En reprenant à leur compte la dénonciation de l’islamisme, synonyme d’intégrisme voire de fascisme, ces “modérés” contribuent selon lui à rendre plus acceptable l’expression télévisuelle d’une inquiétude ancienne à l’égard d’un Islam perçu comme une menace pour l’“identité française”.

La phobie de l’Islam, un avatar de la “fracture coloniale”

L’auteur insiste sur le rôle non négligeable de David Pujadas dans l’installation du thème de “l’islamisme radical” dans le paysage télévisuel, notamment avec l’émission Le droit de savoir, animée par Charles Villeneuve, un proche de Charles Pasqua spécialiste du terrorisme à TF1. Le présentateur est même soupçonné d’avoir peu ou prou participé à la mise en scène d’un hypothétique prosélytisme islamiste en banlieue pour les besoins d’émissions aux titres accrocheurs ( “l ‘intégration en perdition” du 20 octobre 1993, “le dévoilement des complots” du 3 octobre 1994, etc). Il aurait été aidé par des “amis” beurs des Hauts-de-Seine aux accointances de droite, comme Rachid Kaci, Nouari Khiari ou encore Amirouche Laïdi. Ce dernier, animant aujourd’hui le Cercle Averroès, a encore l’oreille des médias qui le consulte autour des questions de diversité à l’écran.

Une fois distillée l’idée d’un réel danger, le paysage audiovisuel tout entier s’interroge, et pour longtemps, sur le lien entre islam et intégrisme : “Faut-il avoir peur de l’islam ?” (titre de l’émission de débat Mots croisés sur France 2, animée par Arlette Chabot, le 2 décembre 2002),“Est-ce que l’islam peut se fondre dans la République ?”, “S’agit-il d’islamiser la République ?”. Thomas Deltombe relève que la forme interrogative, gage formel d’objectivité, est le prélude à une télévision qui prend des accents républicains pour donner des leçons sur la nécessaire “réforme” de l’islam, voire pour “édicter le vrai islam”. En 1989 déjà, l’animateur Paul Amar clamait aux Dossiers de l’écran d’Antenne 2: “C’est l’islam qui a un problème et c’est l’occident qui a la solution : la séparation de l’église et de l’Etat.” Entre défense agressive de la laïcité et recours implicites à la théorie du “choc des civilisations”, l’auteur décèle dans cette posture, maintes fois adoptée à l’occasion de la dernière campagne surmédiatisée sur le foulard à l’école, les signes d’une “fracture coloniale”persistante. Pour autant, la situation ne lui semble pas désespérée. Des développements positifs se dessinent à l’antenne avec un traitement plus respectueux des musulmans, et la télévision elle-même met parfois en garde contre la “diabolisation de l’islam”(Daniel Schneidermann, Arrêt sur images, la Cinquième, 6 avril 1997) ou contre la perpétuation d’un “imaginaire anti-musulman”(Henri Tincq , Le regard des médias, France 2, 10 septembre 2000). Encore faut-il que cette évolution se retrouve aussi en prime-time, et que l’on parle de l’islam et des musulmans en dehors du seul prisme des situations de crise.

Mogniss H. Abdallah
Agence IM'média
[02/10/2005]