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[publicité] La tentation du marketing ethnique
Mogniss H. Abdallah
Agence IM'média

Origine : http://www.alterites.com/cache/center_media/id_1080.php

La publicité française, encore frileuse devant la diversité des origines, s’ouvre peu à peu. Au-delà d’un marketing du mixage multicolore, des publicistes attirent l’attention sur le potentiel inexploité des “minorités visibles”, considérées comme des consommateurs, et donc comme des cibles. A la conquête des nouveaux marchés ethniques, ils initient des enquêtes consommateurs incluant des informations par auto-déclaration sur les origines. Les médias communautaires se montrent intéressés, et certains lorgnent vers l’émergence de formes de consommation communautaire plus éthiques en lançant des produits alternatifs ou “engagés”. Dans leur quête d’affirmation identitaire, les populations issues de l’immigration imprégnées de “culture pub” protestent cependant contre l’agressivité publicitaire “porno chic”, ou contre les stéréotypes coloniaux illustré par le retour du fameux “Y’a bon Banania”.

Le charme du mixage multicolore à la française

“Lorsque des individus sont identifiés comme des cibles marketing, cette même cible est acceptée par la société”. Pour les publicistes, exister dans la pub, c’est exister socialement. Ils ont le sens de la formule percutante, et s’attribuent facilement un rôle d’avant-garde, en lieu et place des révolutionnaires d’antan. Depuis quelque temps, certains d’entre eux appellent à ouvrir les yeux sur la diversité de la France et à donner toute leur place aux “minorités visibles” dans la publicité. En l’occurrence, il s’agit ici de la diversité culturelle ou ethnique, non de la diversité sociale.

Ils partent du constat de la frilosité du milieu des annonceurs qui, à l’instar des médias aux “écrans désespérément pâles”, n’osent guère afficher des personnages centraux trop typés ( à l’exception notoire de quelques stars sportives ou du show biz ) de peur de faire fuir le client “européen” ou “caucasien” (pour reprendre une classification nord-américaine). Or, rappellent-ils, les “minorités visibles” constituent un potentiel sous-estimé de consommateurs, voire de “surconsommateurs”. Il est donc nécessaire de commencer par changer le regard, pour en finir avec les préjugés et la représentation de ces consommateurs “qui ne sont plus de passage”, comme le souligne Constant Nemale, de l’agence Etnium. Cette agence de marketing ethnique pilote la ligne de vêtements M. Dia, du nom d’un jeune de Sarcelles qui a fait une percée remarquée sur le marché du vêtement de sport. “Je ne compare pas ma communication à Benetton, dit Mohamed Dia, mais je veux que mes vêtements soient portés aussi bien par les Blancs que par les Jaunes, par les Blacks, par tout le monde. C’est l’image de la marque.” (cité par Anne Sengès dans Ethnik ! Le marketing de la différence). Ce positionnement reste peu ou prou en conformité avec le modèle de melting-pot à la française, qui prône un marketing de mixage, consistant par exemple à mélanger sur un visuel des gens de couleurs différentes, ou encore à mettre en avant d’exotiques mannequins métisses, à l’origine indéterminée mais à la beauté époustouflante.

Des enquêtes de marché, incluant des questions sur les origines…

Sopi Communication (sopi : “changement” en wolof), une autre agence créée en 2003 par des transfuges de Publicis, entend dépasser cette façon homogène de s’adresser à différentes composantes ethniques de la population que son directeur, Jean-Christophe Despres, qualifie de “marketing de la diversité”. Son objectif à lui est bien de partir à la conquête de nouveaux marchés en dénichant des cibles de consommateurs ethniques peu ou pas exploitées. Il veut ainsi oeuvrer “pour la prise en compte des origines dans la définition des identités ». Quitte à se frotter aux tabous de “l’universalisme incantatoire” français, et à assumer une approche segmentée du marché. De fait, cette segmentation existe déjà, et nombre d’entreprises pratiquent le marketing ethnique sans le dire. Les laiteries Bridel, par exemple, vendent à destination des populations maghrébines le lait Laban, et ce sans aucune campagne publicitaire. De grandes marques françaises s’intéressent désormais au marché de la viande halal ou aux produits cosmétiques pour peaux brunes. Et d’autres marchés, comme les transferts d’argent à l’international ou la téléphonie attisent les convoitises. C’est dans ce contexte que l’agence Sopi a lancé sur son site internet une enquête sur “la France de la diversité” intégrant deux questions sur l’origine de l’enquêté ou de ses parents et sur son groupe d’identification (caucasien/blanc, eurasien, noir africain, métis, afro-caribéen, berbère, arabe, indien/pakistanais ou asiatique). Pour contourner l’interdiction de recueillir des informations liées aux origines, qui explique par ailleurs l’absence de statistiques officielles dans ce domaine, l’agence Sopi demande l’accord express des intéressés, une procédure d’auto-déclaration, possible selon elle en vertu de l’article 31 de la loi Informatique et libertés. Anticipant les inévitables polémiques sur les tentations d’un consumérisme communautariste à l’américaine, l'agence espère faire ressortir “une demande latente qui ne trouve pas d’offre à sa mesure”, et met en garde : si les entreprises ne tiennent pas compte des consommateurs identitaires “modernes et exigeants”, il ne faudra pas s’étonner que ces derniers s’auto-organisent pour satisfaire leurs besoins spécifiques.

Sopi, l'agence de la diversité
pour mieux étudier le portefeuille des “minorités visibles”

Sous ses airs engagés pour la bonne cause, le discours de l’agence Sopi reste cependant entrepreneurial avant tout. L’affirmation identitaire est aussi pour elle un appel aux entreprises pour réaliser de bonnes affaires, tout en monnayant sa propre expertise, qui consiste à mieux étudier le portefeuille des “minorités visibles”. Sans états d’âme. Le programme de la conférence “Le marketing des tribus et des nouvelles communautés”, co-organisé avec le magazine Stratégies du 27 au 29 septembre 2005 à Paris, est à cet égard éloquent. Dans un des ateliers prévus, il est question de “tirer parti des outils d’expression communautaires pour en faire un lieu privilégié pour votre marque” ou encore de “créer un lien émotionnel entre votre marque et la communauté pour légitimer votre marque”. Sollicités, les médias dits communautaires, radios, télévisions (câble ou satellite) et sites internet se montrent intéressés : dans une logique gagnant-gagnant, le site Grioo.com s’est associé avec Sopi communication pour effectuer en ligne une étude de marché sur les “grioonautes”. Le site Afrik.com tente lui d’aguicher les annonceurs en se présentant sous un jour avantageux : un demi-million de visites par mois, dont 76% de CSP + entre 25 et 49 ans, 14% d’étudiants, etc. Autant de “bonnes raisons”pour faire des affaires ensemble.

Sur fond de “culture pub”, l’émergence d’un marché communautaire aux prétentions “éthiques” ou “engagées”

Le milieu associatif se retrouve partagé, entre attraction et répulsion. Le sentiment de “récupération” pour des histoires de gros sous est latent, comme en témoignent plusieurs internautes sur Grioo.com, mais il s’y manifeste aussi une fascination plus ou moins avouée pour l’efficacité entrepreneuriale caressant dans le sens du poil les rêves de promotion sociale et identitaire véhiculée par la pub communautaire. Indéniablement, la “culture pub” a essaimé dans quasiment tous les milieux. On a beaucoup glosé sur la quête identitaire des jeunes des cités qui surinvestissent dans les marques au risque d’une aliénation forcenée. Mais ceux qui empruntent les voies d’un ressourcement identitaire choisi ne sont pas épargnés. L’image des musulmans portant barbe et survêtement siglé, ou celle de filles portant foulard islamique “chic” et baskets de marque, révèlent combien s’accommodent affirmation identitaire et aspirations consuméristes. Cependant, il y a là un grand espace pour des modes alternatives. Des entrepreneurs identitaires l’ont bien compris : que ce soit dans les travées des rencontres annuelles de l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) au Bourget transformées en une immense foire à la mode musulmane, ou sur les sites musulmans comme SaphirNet.info, de nouvelles marques font leur publicité. Leurs formes de communication tentent de rivaliser avec les plus grands, en jouant sur un “plus” éthique. Ce créneau a déjà été exploité avec retentissement dans le domaine des boissons gazeuses. “Ne buvez plus idiot, buvez engagé !” proclame Mecca-Cola, dont les bouteilles sont apparues fin 2002. L’étiquette indique que 10% des bénéfices de la vente ira aux enfants palestiniens, et 10% supplémentaires à des œuvres humanitaires. Le créateur de la marque, Taoufik Mathlouthi, précise sur son site internet qu’il s’est inspiré du charity business pour mettre “l’économie au service de l’idéologie”. L’idée d’une consommation “politique”, avec pour toile de fond le boycott de marques américaines, rejoint ici la consommation communautaire éthique, en offrant un produit engagé de consommation de masse. Une première, paraît-il.

“Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur.
Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France”.

L’engagement “militant” des publicistes et des entrepreneurs communautaires, aussi spectaculaire ou “tendance” soit-il, ne doit pas occulter un autre phénomène, celui de la critique de la publicité et de son agressivité sans cesse renouvelée. Après les “Casseurs de pub”, les habitants des quartiers populaires dénoncent à leur tour les affiches “porno-trash” placardées au vu des enfants déjà imprégnés du sexisme ambiant. Si certains ricanent sous cape en imputant cette fronde à des familles musulmanes à la culture réputée trop prude, plusieurs chefs d’agence prennent la question au sérieux et incitent la profession, en accord avec le Bureau de vérification de la publicité (BVP), à prendre des mesures pour satisfaire les aspirations des populations concernées. Mais de là à “afficher dans les banlieues les pubs que nous adaptons pour les pays arabes”, il y a un pas que l’incontournable Jacques Séguéla ne veut pas franchir (cf. “Ces publicités porno-trash qui choquent la banlieue”, in Le Journal du dimanche, 20 avril 2003). La Palestine aussi est un sujet sensible. En avril dernier, un cafetier algérien a failli s’étrangler d’indignation lorsqu’il a vu apposer sur sa vitrine une affiche publicitaire clamant :“J’aime Israël”. Vérification faite, cette affiche figurait sur plus de 2 000 panneaux du réseau Insert communication, installés dans des lieux fréquentés par des milieux populaires (cafés, boulangeries, lavomatiques, etc.). Un regroupement de cafetiers a alors protesté auprès de la société, dont la devise est “Mettre le piéton sous pression”. Pour faire amende honorable, cette dernière a accepté sur une partie de son réseau un affichage autour d’une campagne culturelle intitulée “Bienvenue la Palestine”.

1915-2005 : que d'évolutions!

Grioo.com

Par ci par là le dialogue s’instaure donc, laissant présager une meilleure prise en compte de la diversité des publics. Mais l’évolution des mentalités reste lente, et l’on assiste par moments à de brusques retours en arrière. Ainsi, c’est avec stupéfaction que l’on découvre la relance par Banania du bon vieux stéréotype des Noirs, grands enfants naïfs, souriants les yeux écarquillés. Ses promoteurs eux ne voient vraiment pas où est le mal. Pour les personnes offensées par ce cliché colonial relooké, revient alors à la mémoire les vers de Léopold S. Senghor écrits en 1946 :

“Vous n’êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur
Mais je déchirerai les rires banania sur tous les murs de France”.

Mogniss H. Abdallah
Agence IM'média
[20/06/2005]