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Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2003-02-14/2003-02-14-258203
Jean-Pierre Le Goff, philosophe de formation, est sociologue. Il
préside le club Politique autrement, qui explore les conditions
d’un renouveau de la démocratie dans les sociétés
" développées ". Invité des rencontres
philosophiques organisées par Espaces Marx et parrainées
par l’Humanité et Regards, il a exposé sa position
sur ce qu’il nomme " l’idéologie de la modernisation
". Dans son introduction, Jérôme-Alexandre Nielsberg
a rappelé qu’" aucun discours politique ne dit
le vrai sur le vrai.
Tout simplement parce que le réel n’est pas transparent
". Prétendre le contraire, c’est s’inscrire
délibérément dans la pire des idéologies
: celle de " la mort des idéologies ". L’auteur
de la Barbarie douce (1) et de la Démocratie post-totalitaire
(2) a entrepris de critiquer, à partir de l’étude
des phénomènes sociaux eux-mêmes, certains mots
passe-partout comme " autonomie ", " transparence
" et " confusion ", qui mettent le discours sur la
modernisation au diapason de la pratique " libérale
" du pouvoir : " Je suis le pouvoir tout en ne l’étant
pas, et vous comme nous sommes embarqués dans le même
bateau. Soyez donc autonomes, transparents et responsables.
" Dès 1984, selon Jean-Pierre Le Goff, le pouvoir (de
gauche, à l’époque) veut mobiliser la société
dans une optique de modernisation. Qui pourrait être contre
? Mais personne ne répond aux questions : " pour quoi
faire ? " et " comment faire ? ". En contrepartie,
se développe une vision du monde et de ses évolutions
extrêmement chaotique. Crise de perspectives. Il devient difficile
de définir quoi que ce soit de positif. S’ajoute à
cette interprétation toute une batterie de " boîtes
à outils " visant à " gérer la complexité
". Le changement est érigé en norme du discours.
Comment, dans ces conditions, en être acteur et responsable
? L’idéologie de la modernisation s’empare de
l’évolution réelle : celle des nouvelles technologies.
Le langage tend alors à s’aligner sur ce qu’on
appelle la " com " ou la " pub ".
Enfin, ce discours se développe dans une logique de la survie
et de l’urgence, aussi déstabilisatrice que paradoxale.
Cela vaut aussi bien pour le " management " que pour la
culture ou l’école. Arrivé à ce point,
Jean-Pierre Le Goff se réfère à Hannah Arendt
: " Il ne saurait y avoir de civilisation en dehors de l’instauration
d’un certain cadre stable à l’intérieur
duquel vient s’inscrire le changement. " L’invité
ne méprise pas pour autant " la sagesse du plus grand
nombre ". Pour lui, ce n’est pas parce que les gens sont
en situation de stress permanent et de désarroi qu’ils
collaborent tous à l’idéologie de la modernisation.
Il fait sienne une formule de Castoriadis : " On est passé
de la pensée dure à la pensée chewing-gum.
" " Il s’agit d’une domination très
particulière qui frise l’auto-servitude. " Pendant
ce temps-là, la modernisation réelle tourne à
vide et l’autonomie ne sait plus contre quel pouvoir se déclarer.
Le problème, pour l’auteur de cette " barbarie
douce ", est de reconstruire un " ethos " démocratique
sur le terrain. Comment retisser une vision de l’histoire
? Comment redonner à l’héritage sa dimension
tragique ? Cela sera long, et en plus cela ne se décrète
pas.
La tonalité jugée par trop " culturelle ",
par certains, de cette conférence, a provoqué de nombreuses
interventions. Le conférencier s’est efforcé
de montrer qu’avec l’actuelle vision " pénitentielle
" du passé, il n’y a plus de possibilité
individuelle " d’exister " au présent. La
question de la citoyenneté déborde aujourd’hui,
pour lui, l’analyse en termes de classes sociales.
Arnaud Spire
(1) La Modernisation aveugle des entreprises et de l’école.
Éditions La Découverte, 1999.
(2) Éditions La Découverte, 2002. 204 pages, 14,50
euros.
Article paru dans l'édition de l’Humanité du
14 février 2003.
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