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  Jean-Claude Milner : "Le salaire de l'idéal."
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Liste Multitudes 9 Octobre 2003

Jean-Claude Milner : "Le salaire de l'idéal."

"Le fait qu'un nombre croissant de sujets soient reconnus comme des bourgeois ou, plus précisément, qu'un nombre croissant de non-bourgeois deviennent bourgeois, c'est ce qu'on appelle volontiers le progrès social. À la fois, progrès de la société tout entière et progrès de la bourgeoisie elle-même. Par contraste, le devenir prolétariat d'un grand nombre de non-prolétaires est perçu comme une régression de la société tout entière (régression sociale). La notion de progrès social est donc l'autre face de la démocratie moderne, entendue comme articulation du pouvoir et des grands nombres.

On comprend que les deux notions se combinent. Prises ensemble, elles ne disent en général rien d'autre que l'accroissement en nombre et en pouvoir de la bourgeoisie. Comme cet accroissement dépend matériellement de l'accroissement en nombre et en pouvoir de la bourgeoisie rémunérée, et comme le moteur de l'accroissement de la bourgeoisie rémunérée est la bourgeoisie salariée, la paire du démocratique et du social ne dit rien d'autre que l'accroissement en nombre et en pouvoir de la bourgeoisie salariée. Une société plus démocratique, plus juste, plus égale, plus respectueuse des droits de la majorité, plus tolérante, plus prospère, plus généreuse, etc., c'est simplement une société où il y a toujours davantage de bourgeois salariés. L'horizon réel du bonheur sur terre, c'est le sursalaire.
Bien que des notions usuelles aujourd'hui trouvent là leur fondement.

Tout" projet de société" se ramène à la question : "quel plan pour accélérer la généralisation du sursalaire ?" ou ralentir sa raréfaction, version triste). Le langage de l'intégration, dépouillé de ses beautés progressistes, se laisse déchiffrer comme une injonction adressée aux bourgeois salariés : "ne laissez rien faire obstacle à l'embourgeoisement de personne." Tout progrès reconnu pour tel fait écho à la caisse enregistreuse : "un bourgeois salarié de plus.". La proposition "maintenir pour le travail un prix élevé" permet de présenter comme cas particulier d'une loi générale le fait, à la fois décisif et dissimulé, que quelque travail bourgeois doive être payé plus qu'il ne vaut. Dans le nom même de social-démocratie, se retrouve à nu le couple fondamental : définition strictement numérique de la domination et programme d'accroissement numérique de la classe dominante.

La social-démocratie est de ce fait l'idéologie naturelle de tout bourgeois salarié, pour peu qu'il ait choisi d'espérer. Mais il arrive que la crainte, soeur siamoise de l'espérance, l'emporte ; la demande devient alors : "empêcher que les bourgeois salariés ne diminuent trop en nombre". Éviter que ne diminue trop vite le nombre des bourgeois salariés, cela peut signifier des mesures de soutien de type divers ; éviter qu'augmente trop vite le nombre des non-bourgeois relativement au nombre des bourgeois, cela peut signifier des mesures de restriction numérique : interdictions professionnelles, expulsions, limitation des naissances pauvres, eugénisme, etc. La social-démocratie préfère être associée aux premières, mais ne laisse pas de recourir aux secondes. Où l'on reconnaît l'ombre noire qui, des cygnes immaculés, tombe toujours.

L'horizon nécessaire de la crainte bourgeoise est une société où il n'y a plus un seul bourgeois salarié, soit qu'existent seulement des bourgeois propriétaires (enfer balzacien), soit qu’existent seulement des salariés non bourgeois (enfer soviétique). L'horizon nécessaire de l'espérance bourgeoise est une société où il n'y a plus rien, sinon des bourgeois salariés ; ce qu'implique à la fois qu'il n'y ait pas un seul bourgeois propriétaire et qu'il n'y ait pas un seule salarié non bourgeois, sans pour autant que soient abandonnés ni le droit de propriété ni la règle du capital. Cela se résume en quelques mots appropriés : acquis sociaux et société de loisir, c'est-à-dire sur-rénumération et surtemps pour tous. Voilà pourquoi les pays sociaux démocrates et, parmi eux, la sacro-sainte Suède sont une terre promise à tous ceux qui espèrent.

La structure occidentale.

Il y a des traits communs qui se retrouveront dans tous les dispositifs de l'Occident moderne.
Parce qu'elle se veut intrinsèquement nombreuse et numériquement croissante, la bourgeoisie doit devenir une classe intégrative, à la différence de la noblesse ou de la paysannerie. Il est aux yeux des paysans (ou des nobles), impossible en droit de devenir paysan (ou noble) si l'on n'est pas né tel de parents qui étaient tels.

L'ancestralité est essentielle. En revanche, il doit être possible d'être reconnu bourgeois en étant né de parents qui n'étaient pas tels ; non seulement cela doit être possible en fait, mais cette possibilité doit fonder en droit la définition distinctive de la bourgeoisie. Cette évidence structurale peut être obscurcie par les comportements sociologiques (cascade de mépris, refus occasionnel des mariages mixtes, etc.) mais elle demeure : une société bourgeoise est fondée sur l'intégration et il n'y a d'intégration à une société quelconque que par la bourgeoisie (quand il y en a une ) La question de l'intégration ayant été ramenée à la question "comment devenir bourgeois?", il faut qu'il y ait des voies d'accès et qu'elles soient non seulement évidentes mais faciles. Quand la bourgeoisie était propriétaire, la question était : "comment devenir propriétaire, quand on ne l'est pas ?". La réponse n'était ni évidente ni facile à mettre en oeuvre. Les maximes générales du type "enrichissez-vous" ne font que reporter le problème, et l'héritage, par définition, est aléatoire. Le salariat est infiniment plus facile.

Cela étant admis, l'existence de la bourgeoisie salariée n'a aucun fondement économique et représente au contraire un poste de dépense non productive.

Dire qu'il s'agit de politique, c'est dire qu'il s'agit de domination. L'existence du sursalaire doit assurer la perpétuation de la domination politique de la bourgeoisie. Le critère réel de sa répartition réside donc dans une certaine évaluation des moyens de cette domination.
Mais quand la politique en vient à poser sa question de fond : "Qui domine sur qui?", elle a le plus grand intérêt à épaissir les ténèbres. C'est bien pourquoi il lui est si souhaitable de s'adosser à un système institutionnel suffisamment visible, quand bien même elle ne se sent pas tenue de le respecter.

Qu'à cette fin, l'on recoure aux institutions du travail intellectuel, cela est fort naturel. Que ces institutions soient le plus immémoriales possibles, cela est fort commode. Or l'Occident en possède au moins une, que lui a léguée l'histoire. On la nomme l'école. "
Pour le reste : République, laïcité, la culture, la liberté, etc lire la suite.

Conclusion : "La bourgeoisie salariée se souvient alors qu'elle est par excellence la classe de l'idéal. En butte aux rudes nécessités de l'économie, elle proclame qu'il est des missions plus hautes ; sauver l'humanité et la civilisation ".

Didier Py