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Subject: La jungle des militants prophètes , Cristopher Pollmann
Date: 26 Août 2003
La jungle des militants-prophètes
Une rétrospective de dix années d'activités militantes
en RFA et en France
« Monsieur le nouveau est préoccupé depuis quelque
temps par l'état de l'environnement. Il cherche à joindre
le groupe local des Amis de la terre par téléphone aux
heures indiquées. Ce n'est qu'après de multiples tentatives
que quelqu'un décroche et lui explique les détails de
la prochaine réunion et le chemin pour trouver la salle. le grand
jour arrive.
On lui avait dit que les gens viendraient à 19h30 pour boire
une tasse de thé ensemble, puis commencer la réunion à
20 heures.
Puisqu'il ne veut pas être en retard pour sa première activité,
M. le nouveau arrive un peu avant 19h30. Une fois la porte trouvée
dans la plus complète obscurité, il frappe, timidement
d'abord et puis assez fort.
Personne ne lui ouvre.
À huit heures moins le quart, une femme arrive, ouvre la porte
et lui offre du thé pour l'abandonner aussitôt. Puis, M
le nouveau voit d'autres gens entrer. IIs lui font un vague sourire
comme s'ils devaient le reconnaître.
Certains murmurent un bonsoir. Il se sent déplacé et va
au stand de brochures pour attendre le début de la réunion,
vers 20h30.
Au cours de celle-ci, il est un peu perdu : plusieurs personnes parlent
de choses dont il ne comprend rien. D'autres font d'interminables discours
pour dire ce qu'il pense pouvoir exprimer en deux phrases. La plupart
des participants semblent se connaître entre eux, et la discussion
commence à devenir exclusive.
M. le nouveau s'ennuie de plus en plus. Puis un sujet l'intéresse.
Il se déclare prêt à travailler dessus, à
condition qu'un militant plus expérimenté l'aide. Personne
d'autre se manifeste, mais quelqu'un note son nom sur une rognure de
papier. La réunion se traîne vers sa fin.
En rentrant chez lui, M. le nouveau se dit qu'il n'est pas le genre
de personne à changer le monde. »*
La maladie de Hambourg
Le trait le plus universel c'est, à quelques exceptions près**,
le fait que les réunions et les assemblées commencent
avec beaucoup de retard.
L'attente est d'autant plus longue que le nombre de participants attendus
est élevé et qu'il s'agit d'une séance matinale
un jour férié. C'est risqué de se donner rendez-vous
le matin, puisque les réunions de la veille, ayant commencées
en retard, se sont terminées tard.
Une des premières places dans la course aux retards revient
sans doute à la Grün-Alternative Liste de Hambourg. Pendant
la première moitié es années 80, pas une seule
de ses assemblées générales n'a commencé
avec moins d'une heure de retard. Cette persistance a été
honorée par un important article dans le très sérieux
hebdomadaire Die Zeit sous le titre « la maladie de Hambourg »
!
Certains trouveront cette dénonciation des retards et des autres
vices de formes trop formaliste et sérieuse. Ils ne se rendent
peut-être pas compte des implications. Le retard fonctionne comme
un moyen d'exclusion de certaines catégories de personnes, notamment
des salariés ne souhaitant pas se coucher trop tard le soir.
Mais sont également touchés tous ceux qui viennent pour
la première ou la deuxième fois. Ils ne connaissent pas
encore assez de gens parmi les militants pour meubler l'attente. Par
contre, les militants, eux, ont toujours quelque chose à se dire
entre eux, des documents à se transmettre, etc. et ne s'ennuient
donc pas.
La réunion doit commencer à midi dans une salle à
part d'un restaurant.
Nous arrivons un peu en avance. Plusieurs militants se sont déjà
installés autour d'une seule table pour manger et boire. Nous
allons occuper les dernières chaises libres de leur table. Les
autres participants arrivent peu à peu et se dispersent en de
petits groupes pour s'asseoir autour des autres tables séparées
[Réunion de l'aile gauche des Grünen en Bavière,
le 23.2.1986]
D'autres types de comportements renforcent l'exclusion. Lorsque les
premiers arrivant pour une réunion s'installent sans se faire
de soucis quant aux conditions de communication et donc au positionnement
des chaises et des tables, certaines personnes resteront à l'écart.
Vu les difficultés de contact non-verbal qui en résultent,
l'ambiance sera plutôt froide ou frustrée et la discussion
se déroulera de façon hachée.
La jungle
Il peut certes être plus sympathique de parler sans président
de séance, ni tour de parole. Mais qu'est-ce que cela veut dire
dans un groupe qui dépasse six à dix personnes ? Les militants
qui se connaissent déjà et qui peuvent aussi communiquer
entre eux par gestes et regards n'auront pas trop de difficulté
à prendre la parole, à utiliser une pause d'une demi-seconde
pour glisser une observation dans le débat. Par contre, les personnes
qui se sentent un peu faibles ou timides ne l'oseront pas toujours.
Car prendre la parole dans ces circonstances revient à forcer
l'attention et à s'imposer ce qui n'est pas du naturel de tout
le monde.
L'absence de tour de parole favorise les plus forts d'un groupe et
exclut de fait les nouveaux ainsi qu'un certain nombre de travailleurs,
de femmes, de jeunes et d'étrangers.
Il y a une trentaine de personnes dans la salle, beaucoup plus que d'habitude,
parce que Bernard Langlois, directeur de « Politis », est
venu nous expliquer la situation de l'hebdomadaire. Peut après
le début de la réunion, le président de séance
s'efface. Désormais personne ne donne la parole. Celui qui a
quelque chose à dire parle quand il peut.
Lorsque je réussis à saisir une petite pause pour prendre
la parole, j'exprime en une seule fois tout ce qui s'était accumulé
comme questions et observations. Je parle un bon bout de temps, trop
longtemps. Ce n'est qu'après coup que je me rends compte que
la peur de ne plus avoir la parole plus tard m'a poussé à
la garder précieusement [assemblée publique d'une antenne
locale de l'Association des Amis de Politis, le 28.11.1988]
Quelques lecteurs et lectrices voient peut-être du paternalisme
dans mes observations. Ce n'est pas du tout mon intention. Mon propos
consiste simplement à analyser pourquoi les absences de règles
de comportement ne signifient pas plus de démocratie, mais crée
au contraire une jungle dans laquelle les inégalités sociales
et culturelles jouent à plein.
Poursuivons encore l'étude des phénomènes. Le langage
est souvent exclusif aussi, notamment en RFA où la culture dite
alternative, la « scène », a généré
des modes de comportement et de communication spécifique. Par
exemple : une grande familiarité dans les paroles, quel que soit
l'interlocuteur ; parfois une indifférence des militants entre
eux et à l'égard d'autres personnes, ce qui donnent à
celles-ci l'impression d'isolement.
Mon groupe de quartier des Verts avait déjà bien avancé
dans la préparation d'une conférence-débat à
l'occasion du sommet à Bonn des sept pays « les plus riches
» du monde. Aujourd'hui, je suis venu présenter notre projet
a Comité directeur des Verts de Hambourg. Quand j'entre dans
la salle et jusqu'au début de la réunion, je suis frappé
par la froideur de l'atmosphère : les militants se disent à
peine bonjour et ils me remarquent bien moins encore. [comité
directeur de la Grün-Alternative Liste de Hambourg, le 4.4.1985}
Lorsqu'un des leurs se comporte de façon gênante ou ne
répond pas à leurs attentes, la passivité des militants
est totale : j'ai rarement entendu des militants se faire une critique
constructive de leurs comportements et prestations. (J'ose espérer
que mes propres critiques, réunies dans ce texte, sont constructives).
Enfin et surtout en RFA, un jargon bourré d'abréviations
et d'expression ad hoc crée une frontière par rapport
aux non-initiés.
Harmonie plutôt qu'action
L'absence de règles de comportement devient tragi-comique lorsqu'il
s'agit de conclure un sujet et de prendre une décision. Bien
souvent, il n'y a pas de décision, parce qu'on n'a pas désigné
de président et que personne n'y veille. Cela arrive surtout
quand il n'y a pas urgence d'agir. L'absence de règles aboutit
donc à ce que les initiatives et les projets à long terme
du groupe soit repoussés en faveur des seules réactions
à l'actualité, imposée par les forces dominantes
de la société. Et changer le monde dans tout ça
?
Si toutefois une décision conclut un sujet à l'ordre
du jour, elle n'est pas forcément démocratique. Par peur
de briser l'harmonie tant recherchée, on n'a pas défini
de mode de décision : on ne vote pas et on ne cherche pas à
connaître l'avis des personnes silencieuses par d'autres moyens.
La décision est alors prise par un consensus mou des quelques
personnes qui se sont exprimées ou qui ont autrement signalé
leur accord. Il et évident que ce genre de décision n'attire
pas l'enthousiasme des foules. Bien souvent, elle n'est donc pas suivie
d'effet.
Cette auto-amputation nous amène à quelques phénomènes
supplémentaires qui, s'ils n'opèrent pas d'exclusion,
réduisent néanmoins, eux aussi, l'effectivité du
groupe. Il n'y a pas toujours d'ordre du jour et s'il y en a, on en
diverge volontiers. De plus, on n'aime pas tellement les responsabilités,
même déterminées collectivement. Sans doute, des
tâches précises rappellent trop le boulot. Secrètement,
les militants espèrent peut-être que par une magie naturelle,
chaque tâche trouvera son responsable dévoué et
efficace.
Se pose la question s'il faut désigner une personne pour une
interview à la radio. Quelqu'un répond et clôt ainsi
le débat : « Il est fini le temps des portes-paroles »
[un groupe local de l'Association des Amis de Politis, le 20.10.1988]
Philip critique le principe d'un conseil des délégués
des groupes écologistes de Hambourg, parce qu'il incarne, à
ses yeux, des structures de domination [assemblée du comité
de citoyens (AXU) de Hambourg-Niendorf, le 1.4.1980]
Malgré tous ces obstacles, on maintient quand même des
objectifs élevés et lointains. Mieux, plus les difficultés
de fonctionnement du groupe sont grandes et ses moyens limités,
plus les projets seront mirobolants. Alors, on passe son temps à
gémir sur sa propre misère. C'est, bien entendu, la voie
la plus sûre pour torpiller tout ce qui reste encore de bonne
volonté.
Car vouloir charger les faibles moyens d'ambitions trop lourdes revient
à décourager les militants qui se rendent compte, tôt
ou tard, de l'impossibilité de satisfaire ces projets. On perçoit
là une certaine incapacité de penser des actions adaptées
à la réalité.
En dehors des réunions, on n'est pas à l'abri des problèmes
: combien de rendez-vous manqués, de documents perdus, de matériels
oubliés Parfois certains militants ne lisent même pas la
convocation qui leur est envoyée.
La faute à la planche à voile
Il ne suffit pas de constater les phénomènes, encore faut-il
les expliquer.
Leur effet le plus commun a été décrit comme une
exclusion de plusieurs catégories de personnes, en particuliers
les « nouveaux ». À l'observation, on peut dire que
les militants constituent et agissent dans une intimité d'initiés.
Ils recherchent l'occasion de s'exprimer librement, sans formalités
ni contraintes, d'échanger, d'être à l'aise dans
une communauté qui se manifeste à travers des idées
partagées et parfois des signes extérieurs (vêtements,
langage). En un mot, ils sont en quête de convivialité.
En même temps, beaucoup des comportements analysés ci-dessus
font preuve d'un individualisme poussé. On récuse les
contraintes visibles et on s'envisage comme un être autonome,
maître des conditions de son existence.
La valeur première c'est l'épanouissement personnel comme
en témoigne le développement souvent décrit dans
les sports individuels : ski, planche à voile, jogging ***
Pour prévenir les malentendus, disons ici que l'individualisme
a tout autant d'aspects positifs, voire indispensables pour la transformation
pour une société plus libre. On pourrait les résumer
sous le terme « individualité ». Je crois que l'autogestion
n'est imaginable que comme réalisation entière de l'individualité.
Mon propos dans cet article consiste à analyser les éléments
de l'individualisme qui apparaissent comme de l'insouciance envers les
autres.
L'esprit de groupe et l'individualisme sont à la fois contradictoires
et liés. Contradictoires parce que l'individualisme tue la communauté
(c.f. l'absence de critique solidaire évoquée ci-dessus).
Liés, car malgré tout, l'humain est un être social.
Plus les humains sont isolés entre eux, dans la vie de tous les
jours, plus ils éprouvent le besoin de se regrouper.
Avec l'éclatement de la famille, ils cherchent ailleurs la compagnie.
Le couple intimité - individualisme, premier niveau d'explication
des comportements décrits, renvoît donc à un deuxième
niveau, socio-économique, où il est question des couches
moyennes.
La chasse aux contraintes
Les couches moyennes, dont sont issues la majorité des militants
alternatifs (y compris l'auteur), ce sont ici les employés, les
cadres, les fonctionnaires, les enseignants, les étudiants, et
quelques professions libérales. La plupart de ces personnes travaillent
dans un cadre beaucoup moins contraignant que les ouvriers. Dans les
bureaux, la confrontation être le chef et le subordonné
est en général moins directe que dans les usines. Il y
a moins de règles contraignantes, visibles, et plus d'autonomie
de l'individu.
Cette différence est amplifiée par le fait que les couches
moyennes disposent d'une formation scolaire et professionnelle plus
élevée que les ouvriers. Elles leur permet de s'opposer
verbalement aux manifestations trop brutales d'autorité ou, au
moins, de rationaliser et de légitimer intérieurement
leur devoir d'obéir. Les ouvriers comptent davantage sur leur
nombre pour contrer la domination du chef.
Il en résulte qu'à la différence des ouvriers,
les couches moyennes éprouvent peu le besoin de se regrouper
pour défendre leurs intérêts et font rarement l'expérience
concrète de l'utilité d'une solidarité collective.
Voilà l'individualisme décrit tout à l'heure. (Ceci
peut expliquer pourquoi il y a en RFA, depuis dix ans, 100.000 enseignants
au chômage sans qu'il y ait beaucoup de résistance audible.)
On peut alors comprendre pourquoi des militants appartenant aux couches
moyennes refusent de se soumettre aux règles de comportement
et aux autorités visibles et donc contraignantes (telles qu'un
tour de parole ou un mode de décision).
Bien qu'il aient fixé un ordre du jour, les militants ne parviennent
pas à conclure sur un sujet. Il y a toujours quelqu'un pour aborder
un autre point. Ainsi, la discussion élude hâtivement l'ordre
du jour. Finalement, elle se cristallise sur la question d'une éventuelle
activité publique du groupe. Diverses propositions sont faites.
Des militants en ajoutent d'autres, sans se référer aux
idées déjà émises. Personne ne formule une
synthèse, et les gens ne cherchent pas non plus à trancher
[réunion d'un groupe local d'Arc-en-ciel, le 14.9.1987] Ultérieurement,
on retiendra l'idée d'une rencontre-débat sur le chômage.
Quelqu'un estime arbitrairement que cela nous coûtera au moins
1000f, alors que nos caisses sont vides. La conférence n'aura
jamais lieu ; le groupe et le mouvement Arc-en-ciel n'existent plus.
Besoins relationnels
Les couches moyennes sont plongées dans une situation fragile.
Tiraillés entre la classe ouvrière et les élites
dirigeantes, elles ont recours tantôt à l'autoritarisme,
tantôt à la démocratisation individualiste. De plus
leur niveau intellectuel les poussent à remettre en cause des
certitudes anciennes et à ressentir les dangers multiples qui
pèsent sur eux et sur le monde actuel. Enfin le mode de production
et les conditions de vie moderne isolent les individus les uns des autres
et tendent à ôter tout sens non-pécuniaire à
leur vie professionnelle, alors même qu'ils cherchent de plus
en plus à s'épanouir.
Ces traits ont, jusqu'à récemment, surtout imprégné
les couches moyennes.
La classe ouvrière les a moins ressentis, peut-être parce
que la confrontation plus vive d'intérêts immédiats
avec l'employeur l'incitait à laisser de coté la qualité
« immatérielle » de la vie. On peut penser que les
restructuration en cours de la production et les différenciations
de la classe ouvrière qui s'ensuivent contribuent à ce
que les jeunes ouvriers éprouvent de plus en plus les même
besoin relationnels que les couches moyennes.
Le besoin du groupe est d'autant plus fort que les idées alternatives
sont peu répandues et souvent mal considérées par
la majorité de la population.
En outre, le nombre des étudiants parmi les militants accroit
encore l'aspiration à la communauté et en même temps
son émiettement, car la situation de l'étudiant est souvent
incertaine et déracinée.
Tous ces facteurs font qu'à coté des intérêts
matériels (volonté de défendre la nature, le Tiers-Monde,
la paix ), un certain nombre de besoins relationnels motive le militantisme
alternatif. Il s'agit avant tout de la recherche d'une communauté,
du besoin de disposer d'une identité, de la quête d'un
sens à la vie, parfois du désir de se faire valoir.
Priorité à la pensée
Les militants alternatifs constituent donc des communautés de
comportements et d'esprit. Le milieu alternatif confère ainsi
- mais inconsciemment, la théorie étant proclamée
superflue - une grande importance à l'attitude personnelle et
au monde des idées en général. C'est le troisième
niveau d'explication.
Sur le plan philosophique et politique, cela se traduit par l'incapacité
de saisir les rapports entre l'idée et la matière : alors
que le marxisme dominant les présente de façon économiste
et manichéenne, les alternatifs ont tendance à travailler
avec une vision peut soucieuse de la réalité.
Voici quelques manifestations : on élabore un traité
de paix pour la RFA et croit que ce texte contribuera à la paix
; on prétend - du moins implicitement - que les alternatifs seraient
moins corruptibles que les autres humains ; on se flatte de faire disparaître
ses problèmes tels que les rapports entre les Grünen et
le SPD en évitant d'en débattre.
Dominer ne veut pas dire déterminer
Je ne veux pas développer en détail cette question
philosophique. Je crois simplement qu'au lieu de penser les rapports
entre l'idée et la matière à sens unique, il conviendrait
de cerner leurs liens réciproques en distinguant entre détermination
et domination. D'un coté, il y a détermination (et on
pas déterminisme !) de l'évolution sociale et des idées
par les relations des humains à la nature et entre eux. De l'autre,
ces relations ne sont pas visibles en tant que telles. Elles n'existent
qu'à travers certaines idées et forme sociales dominantes.
Toute idée érige alors, pour la perception des humains,
les conditions et l'armature d'existence de l'objet qu'elle désigne.
L'idée n'est pas une simple adjonction plus ou moins idéologique
à une réalité qui serait déjà là
avant, comme disent beaucoup de marxistes. Toutefois, elle ne détermine
pas non plus le cours des choses, comme laissent entendre certains alternatifs.
La réunion se tient dans une salle de classe avec des rangées
de bureaux.
Les militants arrivent progressivement, saluent vaguement, se regroupent
en petits noyaux dispersés dans la salle et ne bougent plus.
Certain d'entre eux se trouvent à l'arrière des autres
dont ils sont sensés deviner la communication non-verbale à
travers leurs dos L'organisation d'une assemblée générale
est décidée sur proposition de quelques-uns, soutenue
par un silence affirmatif de quelques autres. La plupart des présents
ne s'expriment pas. [une coordination régionale d'ex-Comités
Juquin, le 8.11.1988]
Démocrates ou libéralistes ?
Sur le plan des comportements analysés ici, la priorité
donné à la pensée et l'aspiration à l'harmonie
font que les militants ne se rendent pas toujours compte des divergences
d'intérêts et d'opinion présentes dans le groupe.
c'est peut-être pour cela que fixer un mode de décision,
puis prendre une décision s'apparente souvent à une course
d'obstacles : puisque tout le monde est sensé partager la même
approche, chacun attend que la synthèse naisse toute seule, par
magie du consensus.
La prédominance de la pensée explique aussi bon nombre
des autres phénomènes observés : on n'accorde peu
d'importance à la ponctualité, au positionnement des chaises,
au tour de paroles, etc. parce que l'on méconnaît l'impact
de ces facteurs et de ces structures matériels sur les capacités
de réflexion et d'action. Autrement dit : parce que l'on surestime
les possibilités de la volonté individuelle de faire face
aux conditions matérielles défavorables. On néglige
fatigue, lassitude, manque de temps, multitude d'intérêts
et de préoccupations, frustration, timidité, etc. chez
les gens, chez nous tous. Finalement, le mouvement alternatif, dans
ses comportements, est profondément libéraliste. Car on
laisse à chacun le choix de se forcer son chemin et, par là,
on sous-entend une égalité de fait entre les humains.
Bien que chacun ait connaissance des nombreuses inégalités
dans la société, il n'en est pas tenu compte dans les
relation de groupe. Pour parer à ces inégalités
« culturelles » et pour assurer des structures démocratiques,
il faudrait au contraire faire des efforts conscients de structuration.
Je ne veux pas faire croire que des règles et des structures
à elles seules suffisent pour garantir un fonctionnement démocratique.
Au contraire, elles peuvent aussi servir à asseoir une domination,
comme le montre le formalisme que l'on trouve dans les religions, les
entreprises, la bureaucratie, le PCF Mais à la limite, on peut
mieux se défendre lorsqu'un président de séance
vous refuse explicitement la parole que quand on ne l'a pas, parce qu'on
devrait couper la parole à sa voisine !
Ttémoigner
Si l'on considère que la forme ne peut être qu'une
expression du fond, nous ne devons pas arrêter nos interrogations
en constatant, un peu étonnés, que certains militants
alternatifs sabotent apparemment leurs projets par leurs propres comportements.
Il nous faut poser une question fort provocatrice: ces militants veulent-ils
atteindre les objectifs affichés, veulent-ils les changements
de la société envisagés ?
On revient ici à l'analyse des couches moyennes. La plupart
des militants alternatifs vivent, semblent-il, dans un confort matériel
satisfaisant, d'autant plus que leur niveau culturel leur permet de
se passer de certains objets de consommation. Or certains ne craignent-ils
pas, inconsciemment, que les transformations sociales qu'appelle leur
engagement militant puissent remettre en cause leurs acquis matériels
? Une telle peur n'est pas complètement infondée, car
les révolutions et autres bouleversements de notre histoire se
sont souvent déroulés dans le sang et la destruction.
(On s'aperçoit cependant que plus les humains sont passifs à
l'égard des problèmes de société, plus les
transformations inévitables seront violentes.)
La forme révèle alors le fond : l'hypothèse est
que certains militants n'ont pas comme intérêts, outre
la satisfaction de leurs besoins relationnels, de changer le monde et
d'intervenir concrètement dans la société, mais
d'exprimer un témoignage, d'être prophétiques. Si
le mode de fonctionnement des groupes paraît contreproductif pour
l'intervention sociale, il est en revanche suffisant pour manifester
une attitude.
« Celui qui veut assurer le contact avec la presse le fait tout
simplement, on a pas besoin de désigner une personne »
[entendu dans une réunion locale d'ex-Comité Juquin, le
19.10.1988]
Composer avec nos désirs et nos limites
Aussi critique que je sois, il ne faut pas croire que je pencherais
vers l'abandon de la voie de l'« alternative ». Je ne rêve
ni de la vieille classe ouvrière, ni d'un parti léniniste.
Cependant, le projet alternatif tirerait profit de plus de modestie.
Dans ce sens, si mon propos sur la relation entre l'idée et la
matière est correct, je ne peux pas espérer être
largement entendu par ceux à qui je m'adresse et dont je fais
partie moi-même. Éventuellement, une petite prise de conscience
surgira ici et là.
Mais, modestie oblige, des formes d'activités militantes plus
effectives ne viendront probablement que d'une transformation des manières
de travailler et de vivre : nous permettant la satisfaction de nos aspirations
à la fois à l'individualité et à la convivialité,
en n'occultant plus nos intérêts profonds.
À ce moment-là, nous ne chercherons plus de façon
plus ou moins implicite à dépasser vainement les limites
que nous imposent « la matière » et notre environnement
social. Nous ne bannirons plus la poursuite de nos intérêts
dans l'inconscient. Au contraire, nous assumerons pleinement nos intérêts
et nos limites et saurons composer avec.
Cristopher Pollmann
* Neiladri, « Faire de meilleures réunions », Norfolk
Friends of the earth, Newletter, décembre 1988 (raccourci et
traduit par C.P.)
** On m'a signalé que les réunions du Mouvement pour
une alternative non-violente (MAN) à Montpellier commencent 5
min. maximum après l'heure annoncée.
*** À cet égard et pour l'ensemble de cette problématique
on lira avec profit : Antoine Maurice, Le surfeur et le militant. Valeurs
et sensibilités politiques des jeunes, en france et en Allemagne,
des années 60 aux années 90, éd. Autrement 1987
J'ai remplacé partout homme par humain [le gestionnaire du site
philippe Coutant]