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Origine : http://www.caute.lautre.net/article.php3?id_article=1427
http://www.scribd.com/doc/49021057/Soumission-a-l-Autorite-Experience-de-Milgram-Lecomte-1997
Henri Verneuil, I comme Icare
Des gens ordinaires peuvent aisément se transformer en bourreaux.
C'est ce qu'a mis en évidence Soumission à l'autorité
(1974) de Stanley Milgram. Certainement l'ouvrage de psychologie
expérimentale le plus connu et qui a suscité le plus
de controverses.
Imaginez l'expérience suivante: à la suite d'une
petite annonce, deux personnes se présentent à un
laboratoire de psychologie effectuant des recherches sur la mémoire,
L'expérimentateur explique que l'une d'elles va jouer le
rôle de « maître » et l’autre celui
d'« élève », Le maître va soumettre
des associations de mots à l'élève, et à
chaque fois que celui-ci se trompera, il devra le sanctionner par
une décharge électrique, Devant le maître, on
attache l’élève sur une chaise et on fixe des
électrodes à ses poignets, Puis on introduit le maître
dans une autre pièce et on le place devant un impressionnant
stimulateur de chocs composé d'une trentaine de manettes
allant de 15 à 450 volts, Figurent également des mentions
allant de « Choc léger » à « Attention:
choc dangereux! ». Quant aux deux dernières manettes,
elles sont simplement accompagnées d'une étiquette
xx,
L'expérience commence, et à chaque nouvelle erreur
de l’élève, le maître doit infliger une
décharge d'une intensité supérieure à
la précédente, Le maître est rapidement amené
à des intensités importantes, A 75 volts, l'élève
gémit A 150 volts, il supplie qu'on arrête l'expérience,
A 270 volts, sa réaction est un véritable cri d'agonie,
Mais après 330 volts, on n'entend plus rien, l'élève
est complètement silencieux, Si, pendant l'expérience,
le maître désire arrêter, l'expérimentateur
l'incite à poursuivre, avec une pression de plus en plus
forte, Mais après quatre refus de la part du maître,
il n'insiste plus et l'expérience est terminée,
Si vous découvrez cette expérience pour la première
fois, vous êtes certainement horrifié(e) en estimant
que vous auriez rapidement arrêté d’appuyer sur
les boutons, C'est d'ailleurs la réaction qu'ont eue de nombreux
Américains à qui l'expérience a été
présentée.
Mais rassurons le lecteur, ces expériences ont effectivement
existé (dans les années 60), mais dans des conditions
très particulières , L'élève était
en fait un comédien professionnel qui simulait la douleur;
le stimulateur de chocs, les sangles et les électrodes n'étaient
que des artifices destinés à tromper le maître
qui, lui, était le véritable sujet de l'expérience,
Car celle-là ne visait pas à contrôler la capacité
de mémorisation, mais le niveau de soumission à l'autorité.
Or, les résultats sont impressionnants: sur 40 personnes,
26, soit 65% sont allées jusqu'à 450 volts! Rappelons
que dès 330 volts, l'élève ne répond
plus, et que des maîtres ont cru qu'il était mort,
mais ont néanmoins continué,
Stanley Milgram, l'auteur de cette étude, pose la question
suivante: « Comment un individu honnête et bienveillant
par nature peut-il faire preuve d'une telle cruauté envers
un inconnu ? » Selon lui, « il y est amené parce
que sa conscience, qui contrôle d'ordinaire ses pulsions agressives,
est systématiquement mise en veilleuse quand il entre dans
une structure hiérarchique»,
Des personnes ordinaires agents de destruction
S, Milgram a effectué de multiples variantes de cette expérience,
avec plus d'un millier de sujets, afin de repérer les situations
les plus propices à l'obéissance ou au refus, Prenons
en deux, représentatives de ces réactions divergentes,
Lorsque le maître pouvait choisir lui-même le niveau
de choc (expérience n° 1 du tableau p 4), une seule personne
est montée jusqu'à 450 volts, une autre jusqu'à
375, toutes les autres se sont contentées des chocs les plus
bas, Ce qui montre bien que la douleur infligée n'est pas
le reflet d'une personnalité sadique, mais la conséquence
de la soumission à une autorité supérieure
considérée comme compétente, S. Milgram cite
d'ailleurs des réactions significatives: transpiration, tremblements,
bégaiements, mouvements et rires nerveux, Précisons
que tous les participants ont été ensuite informés
de la véritable nature de l'expérience,
La variante qui a entraîné inversement le plus fort
taux d'obéissance est celle-ci : le sujet accomplit des actions
secondaires indispensables au déroulement de l'expérience,
mais ce n'est plus lui qui administre les chocs, un autre participant
s'en chargeant, complice de l'expérience (expérience
n° 5 du tableau), Sur 40 personnes, 37 sont allées jusqu'au
choc maximum de 450 volts, soit 92,5 %, Le concept théorique
central proposé par S. Milgram est l' « état
agentique », « condition de l'individu qui se considère
comme l'agent exécutif d'une volonté étrangère,
par opposition à l'état autonome dans lequel il estime
être l'auteur de ses actes. […] Le changement agentique
a pour conséquence la plus grave que l'individu estime être
engagé vis-à-vis de l'autorité dirigeante,
mais ne se sent pas responsable du contenu des actes que celle-là
lui prescrit, Le sens moral ne disparaît pas, c' est son point
de mire qui est différent: le subordonné éprouve
humiliation ou fierté selon la façon dont il a accompli
la tâche exigée de lui » Ainsi, « des gens
ordinaires, dépourvus de toute hostilité peuvent,
en s'acquittant simplement de leur tâche, devenir les agents
d'un atroce processus de destruction ».
Les expériences de S. Milgram ont été reproduites
à plusieurs reprises avec des résultats généralement
sensiblement équivalents, et elle a donné lieu à
de multiples commentaires, Il s'agit surtout de critiques d'ordre
méthodologique ou éthique, et d'analogies avec des
situations historiques .
La critique méthodologique la plus importante a été
formulée par Martin Orne, professeur de psychologie à
l'université de Pennsylvanie , Selon M, Orne, le sujet d'expérience
est curieux, il souhaite être efficace et utile, et il est
donc motivé pour interpréter le véritable projet
de l'expérimentateur, Or, dans l'expérience de S.
Milgram, le comportement de l'expérimentateur est très
inattendu, Son impassibilité devant la souffrance de l'élève
constitue un signal indiquant au sujet la situation véritable,
à savoir qu'en fait, l'élève ne souffre pas,
il y a alors un « pacte d'ignorance », les sujets préférant
ne pas révéler au chercheur qu'ils ont compris la
situation, pour ne pas l'embarrasser, Pour asseoir son argumentation,
M, Orne fait état d'une recherche qu'il a menée et
au cours de laquelle on prescrit à des sujets volontaires
de lancer du vitriol ou un serpent au visage d'un inconnu, La plupart
obéissent pratiquement sans hésiter, Interrogés
après l'expérimentation, ils déclarent avoir
agi ainsi parce qu'ils étaient dans un laboratoire de psychologie
expérimentale et qu'ils pensaient qu'il y avait un truquage
, S, Milgram a notamment répondu à cet argument en
soulignant l'état de stress intense ressenti par les sujets,
évident sur des enregistrements filmés des expériences,
Quant à la controverse éthique, elle a porté
essentiellement sur deux aspects: le mensonge imposé aux
sujets sur l'objectif réel de la recherche, et surtout l'impact
psychologique négatif sur les sujets. S. Milgram y a répondu
en déclarant que les sujets se sont félicités
d’avoir participé à l'expérience, une
fois qu'en a été expliquée sa véritable
teneur,
La « banalité du mal »...
Mais la majeure partie des réflexions suscitées par
les travaux de S, Milgram concerne l'analogie avec les atrocités
des régimes totalitaires, en particulier l'Allemagne nazie,
S Milgram lui-même a repris à son compte la thèse
de la «banalité du mal» formulée par Hannah
Arendt , Journaliste au procès d'Adolf Eichmann en 1961,
elle soutint, à l'inverse de ses collègues, que cet
homme n'était pas un monstre, et n'était pas fondamentalement
différent des autres gens, C'était, au plus, un fonctionnaire
zélé,
De la même manière, Henry V. Dicks, président
du Collège royal britannique de psychiatrie, a longuement
rencontré des criminels nazis en prison , Selon lui, ces
personnes auraient pu passer pour des gens normaux dans un contexte
anodin, et sont d'ailleurs devenus en prison « les détenus
les plus faciles qui soient» (selon les gardiens) en raison
de leur soumission exemplaire, Christopher R. Browning, professeur
d'histoire à l'université luthérienne de Tacoma,
à Washington, a étudié, pour sa part, l'action
meurtrière du 101e bataillon de réserve de la police
allemande en Pologne entre juillet 1942 et novembre 1943 , Ces hommes
portent la responsabilité, directe ou indirecte, de la mort
de 83000 Juifs et de quelques centaines de civils polonais, dans
des conditions qui s'apparentent à de «l'abattage»,
il affirme que 80 à 90 % des policiers ont tué, «
bien que presque tous aient, au moins au début, été
horrifiés et écœurés par ce qu'ils faisaient
».
C, Browning affirme que ce comportement constitue « une confirmation
vivante» des travaux de S, Milgram il estime cependant que
le conformisme a joué un rôle encore plus important,
Refuser de tuer revenait à « commettre une action asociale
à l'égard de ses propres camarades, Ceux qui ne tiraient
pas risquaient l'isolement, le rejet, l'ostracisme, [...] Seuls
les êtres d’exception sont restés indifférents
au mépris qui frappait les "faiblards" .»
Mais tout le monde ne partage pas cette approche de la banalité
du mal, Ainsi, Daniel .Jonah Goldhagen, professeur de sciences politiques
à l'université Harvard, a récemment critiqué
le livre de C. Browning, en dénonçant la tendance
de cet auteur à minimiser les capacités critiques
des acteurs de l'Holocauste, à les rendre moins autonomes
et responsables personnellement qu'ils ne le furent, Selon lui,
le peuple allemand dans son ensemble était porteur d'un antisémitisme
séculaire qui a conduit à l'Holo¬causte , il considère
par ailleurs que l'on ne peut aucunement transposer les travaux
de S, Milgram à ce drame historique,
... et «l'ordinaire de la bonté »
De fait, un enjeu essentiel des travaux de S, Milgram concerne
l'origine des actes meurtriers: les psychologues sociaux soutiennent
généralement que c'est essentiellement le contexte
dans lequel est plongé l'individu qui joue un rôle,
Mais quelle est, malgré tout, la part de l'individu ? ,
En fait, S, Milgram lui-même a tenté, avec son collègue
Alan C, Elms, de repérer des différences individuelles,
en faisant passer divers tests de personnalité à 20
sujets obéissants et à 20 autres qui s'étaient
rebellés, il n'a pas observé de différences
significatives en termes de psychopathologie, mais a constaté
une tendance significativement plus élevée à
l'autoritarisme chez les sujets obéissants, La « personnalité
autoritaire » est notamment caractérisée par
l'adhésion rigide à des valeurs traditionalistes,
l'intolérance vis-à-vis de comportements marginaux,
la tendance à penser en termes stéréotypés,
Cette corrélation entre obéissance et autoritarisme
a été retrouvée dans des études menées
par d'autres chercheurs.
Une autre différence a été mise en évidence
par Lawrence Kohlberg, le principal théoricien de la psychologie
morale, collègue de S.Milgram à l'université
Yale, Un postulat central de sa théorie est que les gens
passent par des stades de plus en plus sophistiqués de développement
moral, au fil de leur maturation; du stade 1 (obéissance
par crainte de la punition) au stade 6 (adoption de principes éthiques
universels). Ce stade 6 n'est atteint que par une minorité
d'individus, Or, dans une étude menée par ce chercheur,
75 % des individus du niveau 6 ont quitté l'expérience
contre seulement 13 % des membres des niveaux inférieurs.
On serait tenté de tirer des conclusions pessimistes sur
l'être humain à partir des travaux de S. Milgram, Mais
une autre approche est également possible.
Ainsi, François Rochat et André Modigliani, respectivement
chercheur en psychologie et professeur de sociologie à l'université
du Michigan, ont comparé les réactions des personnes
ayant désobéi à l'expérimentateur, et
les comportements des habitants d'un village cévenol ayant
participé au sauvetage de milliers de Juifs entre 1940 et
1944 . Ils concluent que les sauveteurs étaient des gens
ordinaires, ni des héros, ni des saints, Selon F. Rochat
et A. Modigliani, «l'ordinaire de la bonté »
est une réalité humaine aussi tangible que la banalité
du mal,
Une autre enquête menée auprès du même
groupe humain souligne, de plus, le fait suivant : bien que des
motivations individuelles fortes aient été présentes
chez les initiateurs de l'action, la réussite de celle-là
a surtout été due à l'action collective basée
sur un soutien social , S. Milgram lui-même avait remarqué
que « la résistance à l'autorité malveillante
doit être enracinée dans l'action collective si elle
veut être véritablement efficace ». En effet,
constatant que la rébellion des pairs a pour effet de saper
l'autorité de l'expérimentateur (expérience
n° 2 du tableau), il conclut que «quand un individu veut
se dresser contre l'autorité, le meilleur moyen pour lui
d'y parvenir est de s'appuyer sur le groupe auquel il appartient:
la solidarité reste notre rempart le plus efficace contre
les excès de l'autorité».
JACQUES LECOMTE, Sciences humaines, n°72, mai 1997
L’ABSENCE DE VISIBILITE DU POUVOIR ACCROIT SON EFFICACE
: LE DISPOSITIF PANOPTIQUE (PANOPTICON) DE J. BENTHAM.
« A la périphérie, un bâtiment en anneau
; au centre, une tour ; celle-ci est percée de larges fenêtres
qui ouvrent sur la face intérieure de l'anneau ; le bâtiment
périphérique est divisé en cellules, dont chacune
traverse toute l'épaisseur du bâtiment ; elles ont
deux fenêtres, l'une vers l'intérieur, correspondant
aux fenêtres de la tour ; l'autre, donnant sur l'extérieur,
permet à la lumière de traverser la cellule de part
en part. Il suffit alors de placer un surveillant dans la tour centrale,
et dans chaque cellule d'enfermer un fou, un malade, un condamné,
un ouvrier ou un écolier. Par l'effet du contre-jour, on
peut saisir de la tour, se découpant exactement sur la lumière,
les petites silhouettes captives dans les cellules de la périphérie.
Autant de cages, autant de petits théâtres, où
chaque acteur est seul, parfaitement individualisé et constamment
visible. Le dispositif panoptique aménage des unités
spatiales qui permettent de voir sans arrêt et de reconnaître
aussitôt. En somme, on inverse le principe du cachot ; ou
plutôt de ses trois fonctions - enfermer, priver de lumière
et cacher - on ne garde que la première et on supprime les
deux autres. La pleine lumière et le regard d'un surveillant
captent mieux que l'ombre, qui finalement protégeait. La
visibilité est un piège. »
La visibilité est un piège, en ce sens que, en installant
persiennes et chicanes dans la tour centrale, l'individu enfermé
dans la cellule est vu, mais il ne voit jamais. Précisément,
qu'il soit sans cesse surveillé importe peu, l'essentiel
est qu'il sache qu'il peut toujours l'être ; en quelque sorte,
tout « calcul de probabilités » lui est interdit.
C'est bien cela, l'ingéniosité extrême du Panoptique
: « induire chez le détenu un état conscient
et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique
du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets,
même si elle est discontinue dans son action ; que la perfection
du pouvoir tende à rendre inutile l'actualité de son
exercice ; que cet appareil architectural soit une machine à
créer et à soutenir un rapport de pouvoir indépendant
de celui qui l'exerce ; bref que les détenus soient pris
dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les
porteurs. »
Pour aller plus loin, vous pouvez lire :
Gilles Deleuze, « Contrôle et devenir » et «
Post-scriptum sur les sociétés de contrôle »,
in Pourparlers, Minuit, 1990
Foucault, Surveiller et punir, Gallimard
G. Orwell, 1984, Gallimard, Folio,
F. Brune, Sous le soleil de Big Brother, L’Harmattan, 2000
Ph. Rivière, « Contrôle.com », Le Monde
Diplomatique,Juin 2000
M. Raffoul, « A la reconquête du client perdu »,
Le Monde Dipomatique, Février 2000
Jeremy Bentham, Panoptique, Mille et une nuits,
2002
Bernard Dantier, “Organisation sociale et dépendance
hiérarchique : Stanley Milgram, Soumission à l'autorité.”
Extrait de: Edward Stanley Milgram, Soumission à l'autorité.
Paris, Calmann-Lévy, Éditeur, 1974, pp. 169-190.
Disponible sur ce site : http://classiques.uqac.ca/collection_methodologie/milgram_stanley/milgram_stanley.html
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