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La soumission à l'autorité
Laurent Bègue

origine : http://www.pourlascience.fr/ewb_pages/f/fiche-article-la-soumission-a-l-autorite-24662.php?chap=1

Des expériences fondatrices de la psychologie, réalisées au début des années 1960, avaient révélé que de nombreux individus acceptent de torturer plutôt que de désobéir et de se rebeller contre l'autorité. Une récente émission de téléréalité le confirme.

Laurent Bègue, Jean-Léon Beauvois, Didier Courbet et Dominique Oberlé

France 2 – Christophe Russeil

Dans le cadre d’une émission de téléréalité, les expériences fondatrices de Stanley Milgram ont été reproduites. L’objectif était de voir quelle décharge un sujet était prêt à administrer à un autre individu quand on lui enjoignait d’appliquer ces chocs électriques. Le sujet de l’expérience pouvait ajuster l’intensité du choc administré au moyen de manettes. En fait, l’expérience était truquée : le sujet supposé recevoir les chocs électriques – un acteur – faisait croire qu’il souffrait. Mais certains sujets n’hésitaient pas à administrer des chocs indiqués comme dangereux, voire mortels.

L'auteur

Laurent Bègue est membre de l’Institut universitaire de France et professeur de psychologie sociale à l’Université de Grenoble 2, où il dirige le Laboratoire interuniversitaire de psychologie (ea 4145).

Jean-Léon Beauvois est professeur de psychologie sociale à l’Université de Nice-Sophia-Antipolis.

Didier Courbet est professeur de sciences de l’information et de la communication à l’Université de la Méditerranée, à Aix-Marseille, et chercheur à l’Institut de recherche en sciences de l’information et de la communication.

Dominique Oberlé est professeure de psychologie sociale à l’Université de Paris 10.

Pour en savoir plus

J.-L. Beauvois et al., Milgram à la télévision : une transposition du paradigme d'obéissance (soumis).

L. Bègue, Soumission à l'autorité, in Dictionnaire historique et critique du racisme, sous la direction de P. Taguieff et A. Policar, Presses Universitaires de France, à paraître.

L. Bègue, Variables individuelles et soumission à l'autorité, Laboratoire interuniversitaire de psychologie, Université de Grenoble 2, 2010.

C. Nick et M. Eltchaninoff, L'expérience extrême, Don Quichotte éditions, 2010.

S. Milgram, Soumission à l'autorité, Calmann Lévy (ière édition 1974).


D’abou Ghraib en Irak au massacre de My Lai au Vietnam, de la guerre d’Algérie aux horreurs de l’ex-Yougoslavie, les violences entre groupes sont universelles. Dans certains cas, on explique ces actes par la soumission des individus aux ordres d’une autorité et non par des tendances individuelles ou l’expression d’un fanatisme idéologique avéré. Par exemple, Paul Tibbets, pilote de l’Enola Gay qui a largué le 6 août 1945 la première bombe atomique sur la ville d’Hiroshima était un homme comme un autre et non un déséquilibré. C’était aussi le cas d’Adolf Eichman, organisateur de la solution finale de l’Allemagne hitlérienne.

Est-il possible que les circonstances puissent transformer une personne ordinaire en un agent de destruction ? En décrivant Eichman, directement responsable de l’organisation de l’extermination de millions de juifs, gitans, communistes et homosexuels, comme un individu « ordinaire » (c’est-à-dire manifestement dénué de toute marque de psychopathie, peu enclin au sadisme, et sans convictions idéologiques susceptibles d’expliquer l’extrémité de ses actes), la philosophe Hannah Arendt a proposé une définition de la destructivité humaine qui, après le traumatisme de la guerre et l’horreur de l’holocauste, a stimulé un intense débat philosophique et scientifique sur la responsabilité humaine. Selon elle (et d’autres chercheurs à sa suite), les tortionnaires nazis n’étaient peut-être pas des êtres à part. Divers tests utilisés par les psychologues ont montré qu’il était impossible de distinguer les anciens ss des autres personnes. Au point que la fiabilité des méthodes utilisées a été contestée.

Sous l’emprise de la situation

Or la thèse d’Hannah Arendt a trouvé dans les travaux du psychologue social Stanley Milgram, de l’Université Yale, une confirmation empirique spectaculaire. Selon la conception de Milgram, ce qui détermine l’action de l’être humain, c’est moins le type d’individu qu’il représente que le type de situation auquel il est confronté. En se référant de façon explicite à la théorie d’Hannah Arendt – les tortionnaires nazis étaient « comme tout le monde » –, Milgram a cherché à apporter un éclairage nouveau à l’holocauste à travers ses expériences sur la soumission à l’autorité. Il a élaboré des expériences au cours desquelles il a montré que des volontaires participant à une expérience présentée comme une recherche sur l’apprentissage étaient susceptibles d’électrocuter une personne innocente. Les recherches initiales de Milgram ont été réalisées il y a plus de 50 ans aux États-Unis, et ont été reproduites depuis auprès d’environ 3 000 personnes dans 12 pays différents. Ces résultats, que l’on a des difficultés à admettre, sont-ils valables en France aujourd’hui ? Outre l’influence qu’exerce le contexte, peut-on identifier des « forces individuelles » qui poussent un sujet à désobéir à un ordre jugé absurde, voire inacceptable ? Après une présentation brève des travaux de Milgram, nous exposerons les résultats d’une récente transposition en France de l’expérience modèle de la soumission à l’autorité, et ce dans le contexte d’un jeu télévisé. Enfin, nous examinerons le rôle des variables individuelles : certaines d’entre elles sont-elles liées à la soumission à l’autorité ?

Les expériences initiales

Au début des années 1960, Milgram a mené des recherches sur la soumission à l’autorité. De 1960 à 1963, il a conçu 18 protocoles expérimentaux. Dans la première étude, 40 volontaires issus de la population générale âgés de 20 à 50 ans ont été recrutés et rémunérés 4,5 dollars pour prendre part à une étude présentée comme une recherche scientifique sur la mémoire et l’apprentissage. À leur arrivée au laboratoire, les sujets rencontraient deux personnes : un expérimentateur de 31 ans revêtu d’une blouse grise et une personne âgée de 47 ans (en réalité, un acteur de mèche avec les expérimentateurs) avec laquelle ils participaient à un tirage au sort (truqué) : il s’agissait de déterminer qui endosserait le rôle de l’enseignant, qui celui de l’élève. Les expérimentateurs s’arrangeaient pour que les participants à l’étude jouent toujours le rôle d’un enseignant devant apprendre des associations de mots à son élève. À chaque erreur, l’élève recevait une décharge électrique au moyen d’un générateur de chocs allant jusqu’à 450 volts, par sauts de 15 volts. L’« enseignant » avait des informations concernant l’intensité du choc électrique délivré : « choc léger », « choc moyen », « choc fort », « choc très fort », « choc intense », « choc extrêmement intense », « danger », « danger, choc sévère », pour terminer par plusieurs boutons marqués « xxx ».

On expliquait aux participants comment fonctionnait le générateur de chocs, puis ils recevaient eux-mêmes une décharge de 45 volts afin de se représenter l’effet produit par une telle décharge électrique. L’élève était attaché sur une chaise, et une électrode était fixée à son poignet droit. Bien sûr l’acteur-élève ne recevait aucun choc, mais faisait croire qu’il avait mal, très mal, que la douleur devenait insupportable, etc. Durant l’expérience, lorsque le sujet-enseignant se tournait vers l’expérimentateur pour savoir ce qu’il devait faire ou pour manifester sa réticence à poursuivre, il ne recevait qu’une réponse standardisée incitant le participant à poursuivre l’expérience, même si l’élève martelait le sol avec ses pieds pour demander que l’on arrête, voire qu’il ne répondait plus. L’expérimentateur devait ignorer les réticences et le malaise patent des participants.

Les résultats ont indiqué que tous les participants, souvent dans un état de stress intense, sont allés jusqu’à administrer l’équivalent de 285 volts, 12,5 pour cent jusqu’à 300 volts, 20 pour cent entre 315 et 360 volts, un sujet a arrêté entre 375 et 420 volts, et... les 65 pour cent restants sont allés jusqu’au maximum, 450 volts !
Lorsque l’expérimentateur n’incitait pas le sujet à poursuivre, 80 pour cent des participants restaient en deçà de 120 volts. Ces résultats ont connu un retentissement considérable, unique dans l’histoire de la psychologie scientifique, notamment après la publication, en 1974, du livre de Milgram, Obedience to Authority (Soumission à l’autorité). Dans cet ouvrage, Milgram imagine plusieurs variations importantes par rapport à l’expérience originale, visant à étudier divers déterminants de la soumission à l’autorité. Ainsi, pour évaluer l’effet de la proximité de la victime, il imagina quatre conditions : dans la première dite sans feed-back, il n’y avait aucun contact entre l’expérimentateur et la victime, qui se trouvaient dans deux salles différentes. Dans la condition dite de feed-back audio, les sujets pouvaient entendre la victime protester selon un protocole préétabli (ses cris étaient de plus en plus forts, puis elle suppliait pour que cela s’arrête, pleurait, et enfin on n’entendait plus aucune réaction). Dans la condition dite de proximité, élève et professeur se trouvaient dans la même pièce à 50 centimètres l’un de l’autre ; la victime protestait de la même façon que dans la condition feed-back audio. Enfin, la dernière condition dite de contact reprenait les caractéristiques de la condition de proximité en ajoutant un événement : le professeur devait remettre une sangle à l’élève qui était parvenu à libérer son bras en tentant de quitter la chaise pour arrêter l’expérience à 150 volts. Enjoint par l’expérimentateur, le participant devait se lever et sangler la victime, ayant donc un court contact physique avec elle.

Les résultats ont montré qu’en condition sans feed-back, 66 pour cent des participants administraient la décharge maximale de 450 volts. C’était le cas de 62,5 pour cent des sujets en condition de feed-back vocal, de 40 pour cent en condition de proximité et de 30 pour cent en condition de contact. Ainsi, les actes barbares seraient plus fréquents quand le bourreau n’est pas en contact direct avec sa victime.

Dans une autre étude, on a évalué l’importance de la proximité, non plus de la victime, mais de l’autorité (l’expérimentateur). On a constaté que lorsque l’expérimentateur était physiquement proche des sujets, 90 pour cent d’entre eux infligeaient l’intensité maximale, tandis que c’était seulement le cas de 22 pour cent des sujets quand les ordres étaient donnés par l’expérimentateur par téléphone et de 12,5 pour cent des sujets lorsque les instructions étaient données au début au moyen d’une bande magnétique enregistrée. Les sujets obéissent davantage quand l’autorité est physiquement proche. D’autres variantes expérimentales ont révélé que la soumission chute si un deuxième expérimentateur contredit les injonctions à poursuivre données par le premier, ou encore si d’autres participants se rebellent contre l’autorité. Tous ces résultats ont démontré l’importance des variables liées à la situation dans la soumission à l’autorité. D’autres études fondées sur le même principe les ont confirmés. Dans nombre d'entre elles, le taux de soumission dépassait même 80 pour cent. Par ailleurs, une méta-analyse a montré que le niveau de soumission à l'autorité ne changeait pas selon l'année durant laquelle la recherche avait été effectuée : nous ne sommes pas plus soumis aujourd’hui

La soumission à l’autorité... à la télévision

Récemment, le réalisateur Christophe Nick entouré de certains d’entre nous (Jean-Léon Beauvois, Dominique Oberlé et Didier Courbet) a voulu transposer l’expérience de la soumission à l’autorité de Milgram en la parant des habits neufs de la téléréalité. Les participants, recrutés parmi 13 000 personnes, ont été rémunérés 40 euros pour participer à un « pilote » de jeu télévisé nommé La zone extrême. Étant donné la fascination qu’exercent les médias sur notre société, un des objectifs de cette émission était de montrer que la télévision représente une autorité pouvant conduire des téléspectateurs à réaliser sur un plateau des actes violents vis-à-vis d’autrui.
Grâce à une mise en scène ayant nécessité un studio de télévision avec les décors du jeu, une équipe technique, des effets sonores et des projecteurs, un public d’une centaine de personnes, et la complicité d’une animatrice de télévision (Tania Young), on a fait croire à environ 80 personnes qu’elles venaient tester un nouveau jeu pour la télévision. Après un faux tirage au sort, les vainqueurs devaient faire passer un test de mémoire à un autre candidat (en réalité un comédien). Le sujet sélectionné lisait au comédien une liste de paires de mots (par exemple « fortune colossale »). Puis il proposait 27 paires de mots et le partenaire-comédien devait reconnaître l’association parmi quatre : fortune immense, insoupçonnée, colossale ou cachée. Le faux partenaire était attaché dans une cabine capitonnée et le participant devait lui administrer un choc électrique chaque fois qu’il se trompait. Les électrochocs (fictifs comme dans l’expérience de Milgram) ont été regroupés en sept zones, de choc léger (20 volts), à « xxx » (460 volts). Comme dans l’étude de Milgram, ceux qui rechignaient à poursuivre étaient rappelés à l’ordre : « Ne vous laissez pas impressionner, il faut continuer », « Vous devez continuer, c’est la règle », ou encore « La logique du jeu veut que vous continuiez ».

Plusieurs variantes de l’expérience ont été effectuées. Dans un cas, les participants pensaient participer à un test qui ne passerait pas à la télévision, dans un autre on leur a dit qu’ils passeraient vraiment à la télévision. Dans une troisième variante, une (fausse) assistante du producteur se présentait (quand les décharges administrées atteignaient 200 volts) et contestait le principe du jeu, demandant que l’on arrête le « dérapage », puis se retirait après avoir été remise à sa place par l’animatrice. Enfin, dans une dernière situation, l’animatrice se retirait après l’administration d’un choc de 80 volts en précisant que le participant était « maître du jeu ».

Les résultats ont montré qu’à l’exception de cette dernière situation (où seulement 28 pour cent des participants ont administré 460 volts), plus de 70 pour cent des participants ont accepté de continuer à administrer des chocs jusqu’au terme de l’expérience. Ce taux de soumission suggère que dans une situation de fortes pressions, plus des deux tiers des participants administrent des décharges électriques (supposées) mortelles, poursuivant le jeu, malgré les hurlements de la victime qui implore que l’on arrête, voire finit par ne plus réagir.

Conclusion : la télévision a le pouvoir de susciter des actes dangereux. Dans le cadre de la téléréalité, les responsables des chaînes de télévision doivent en être conscients et prendre leur responsabilité en toute connaissance de cause. Seuls un quart des sujets ne sont pas allés jusqu’au bout. Peut-on dresser un profil de ces – rares – insoumis ?

Le rôle de la personnalité

Près de 90 pour cent des participants à l’expérience Zone extrême (hommes et femmes de toutes professions) ont été recontactés en décembre 2009 et janvier 2010, et on leur a demandé de répondre à un « sondage d’opinion » organisé par l’Université de Grenoble, d’une durée de 20 minutes et rémunéré 20 euros. Ce sondage ayant lieu plus de huit mois après leur participation à la fausse émission de téléréalité, les participants n’ont pas fait le lien avec cette expérience. Ce n’est qu’à l’issue de l’enquête téléphonique qu’on les informait de cette relation. On leur demandait alors s’ils acceptaient que les données prélevées soient analysées statistiquement et reliées à celles qui avaient été enregistrées lors de leur expérience télévisuelle.

Afin de préciser les dimensions de la personnalité des participants, nous avons utilisé un modèle psychométrique en cinq facteurs développé par Paul Costa et Jeff Mc Crae, de l’Université de l’Oregon, et aujourd’hui très employé. Ce modèle, accepté par les équipes internationales, a été validé par trois types de recherches : l’analyse factorielle de grands ensembles de traits, et ce dans diverses langues, la recherche interculturelle permettant de démontrer la présence de ces facteurs dans différents contextes, et la mise en relation entre les questionnaires et d’autres questionnaires ou mesures comportementales.

Bien que ces dimensions dites « de personnalité » soient aujourd’hui remises en cause par certains, cela reste notre meilleur outil d’évaluation des personnes. On peut les considérer comme des marqueurs de processus socio-cognitifs et affectifs fondamentaux. Ces dimensions sont l’amabilité, l’esprit consciencieux, l’ouverture, l’extraversion et la stabilité émotionnelle (voir l’encadré page 39). Pour un tiers des personnes, les conjoints des sujets ont décrit leur partenaire, ce qui nous a permis de vérifier que la façon dont les sujets se percevaient était tout à fait cohérente avec la façon dont leurs conjoints les décrivaient.

La situation explique-t-elle tout ?

À la fin de son livre, Milgram écrivait : « Je suis certain que l’obéissance et la désobéissance ont pour origine un aspect complexe de la personnalité, mais je sais que nous ne l’avons pas encore trouvé. » Nos investigations nous mettent peut-être sur de nouvelles pistes. Contrairement à ce que prédirait une position situationniste radicale, il est possible d’identifier plusieurs variables individuelles liées à l’obéissance. Dans notre étude, plus les participants se caractérisaient par un niveau élevé d’esprit consciencieux, plus le niveau moyen des chocs administrés était élevé.

Par exemple, le tiers des sujets les moins consciencieux administrait en moyenne des chocs de 363 volts, tandis que le tiers des plus consciencieux administrait 460 volts en moyenne. Un résultat similaire a été observé chez les sujets ayant un niveau élevé d’amabilité (encore nommé « soumission amicale ») : ils tendaient à électrocuter davantage la victime, probablement pour éviter un conflit désagréable avec l’animatrice. Ces deux relations sont intéressantes, parce qu’elles montrent combien des traits de personnalité exprimant la valeur sociale orientent vers l’obéissance à l’autorité. Ainsi, ceux qui sont habitués à être aimables et organisés, et dont l’intégration sociale est irréprochable (on sait que ces deux traits sont liés à moins d’agressivité, d’usage de substances, de délinquance, de prise de risque sexuelle, à des compétences parentales plus élevées, plus d’ambition et un niveau d’étude plus élevé), ont davantage de difficultés à désobéir.

Ce résultat est cohérent avec la thèse de l’élaboration sociale des traits de personnalité proposée par Jean-Léon Beauvois, de l’Université de Nice, et Nicole Dubois, de l’Université de Nancy 2. Conformément à cette conception « socio-cognitive », ce que l’on nomme un trait de personnalité peut être conçu comme une indication sur ce que l’on peut attendre de quelqu’un dans un système social donné et non comme une donnée scientifique sur les personnes. Ce résultat est confirmé par une autre relation observée entre l’inclination à expliquer les événements par des causes internes (penser, par exemple, que « ce sont mes propres actions qui déterminent ma vie ») et la soumission : dans l’échantillon masculin, plus les individus obtenaient un score élevé sur l’échelle d’internalité utilisée, plus les chocs administrés étaient violents.

Par ailleurs, on a constaté une relation entre le bien-être subjectif et la soumission : moins les participants se sentaient heureux, plus ils se rebellaient. En revanche, aucun lien significatif n’a été observé entre l’empathie et la rébellion. De plus, dans cette expérience, le stéréotype selon lequel les femmes sont plus empathiques que les hommes s’est révélé infondé, tant au niveau de la mesure psychologique que sur le plan des conduites, où hommes et femmes se soumettaient dans les mêmes proportions, conformément à ce qui a été observé dans d’autres études.

Deux variables d’attitudes politiques ont eu une influence sur la soumission chez les femmes (les effets allaient dans le même sens chez les hommes, mais n’étaient pas statistiquement significatifs) : être politiquement de gauche conduisait à administrer en moyenne des décharges moins élevées. Par exemple, le nombre de chocs moyens des femmes de gauche était de 344 volts, contre 422 volts pour les femmes de droite. Ce résultat est cohérent avec une ancienne observation effectuée en 1972 par Alan Elms, de l’Université de Californie à Davis : les individus ayant un score élevé à une mesure d’autoritarisme de droite se soumettaient davantage. On a également pu constater un lien entre l’activisme politique et la rébellion : les personnes ayant déjà réalisé, ou été disposées à réaliser divers actes de contestation sociale (signer une pétition, participer à un boycott, prendre part à une manifestation, participer à une grève sauvage, occuper des bureaux et des usines) refusaient plus rapidement de continuer que les autres.

L’expression « banalité du mal » a eu un succès immense dans les sciences sociales. Elle a très justement contribué à souligner que les auteurs d’actes barbares ne sont pas nécessairement des monstres, tandis que le sens commun voudrait que de tels actes ne puissent être conçus que par des personnalités maléfiques. Cette tendance générale aboutit à minimiser le poids des situations dans l’explication des comportements. Au contraire, l’œuvre de Stanley Milgram nous oblige à prendre conscience de l’importance des situations. Toutefois, si l’environnement a une influence notable, les récents résultats expérimentaux indiquent que divers facteurs individuels permettent de repérer les personnes les plus influençables, même si ces facteurs sont des dispositions individuelles plutôt ordinaires et que leur importance reste malgré tout limitée.