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Stanley Milgram (1933-1984). La soumission à l'autorité
Nicolas Guéguen

Origine : http://www.scienceshumaines.com/stanley-milgram--1933-1984--la-soumission-a-l-autorite_fr_22642.html

Stanley Milgram est certainement le plus connu de tous les psychologues sociaux. Son nom reste en effet attaché à ce qui constitue, depuis cinquante ans, l’une des plus célèbres expériences de psychologie sur la soumission à l’autorité.

Au début des années 1960, Stanley Milgram élabore une expérience qui fera date dans l’histoire de la psychologie, et dont les enjeux théoriques et sociétaux n’ont rien perdu de leur valeur aujourd’hui encore. Des individus ordinaires sont recrutés par voie de presse pour participer à ce qu’ils croient être une simple recherche sur la mémoire. En réalité, ils se retrouvent en situation de faire apprendre une liste de mots à une autre personne, d’apparence ordinaire également, et qu’ils ne connaissent pas. Cette personne, qui est en fait un complice de S. Milgram, se tient dans une autre pièce, sanglée sur une chaise et bardée d’électrodes, et commet des erreurs volontaires lors de l’apprentissage de mots. Pour chaque erreur commise, celui qui tient le rôle du professeur doit expédier un choc électrique à son élève. La décharge augmente au fil des erreurs pour atteindre 450 volts au final. Tout est fait pour susciter une angoisse terrifiante, palpable dans les enregistrements de cette époque?: la victime pousse des cris de douleur, et l’expérimentateur reste derrière le professeur, figure d’autorité, en l’exhortant invariablement à continuer jusqu’à ce que l’élève sache parfaitement la liste. Bien entendu, tout cela est factice puisqu’aucun choc n’est reçu par l’élève, et que ses protestations et cris de douleur proviennent d’une bande-son. Alors que S. Milgram s’attendait à obtenir de la désobéissance, les résultats sont totalement contre-intuitifs?: 65?% des sujets de l’expérience vont jusqu’au bout, en administrant un choc de 450 volts à l’élève. C’est là l’autre raison de la célébrité et de la portée de cette expérience?: deux personnes sur trois ont été capables de produire un comportement aussi grave, pour une justification aussi futile. Des sujets ordinaires peuvent donc se comporter en bourreau, dès lors qu’ils sont soumis à une autorité.

De l’état autonome à celui d’agent exécutif

De tels résultats bouleversent la communauté scientifique et la société civile. Le premier réflexe est d’essayer d’identifier les biais expérimentaux possibles, mais les multiples réplications de cette expérience, dans de nombreux autres pays, montreront que cette capacité à obéir à une autorité légitime semble se retrouver dans de multiples cultures, et dans des proportions sensiblement identiques. Le second réflexe est d’invoquer la responsabilité des acteurs eux-mêmes, en invoquant la personnalité des sujets de l’expérience?: des sanguinaires, des pervers, des abrutis seuls capables de commettre un tel acte. Or, S. Milgram montrera que ce n’était pas le cas, ce qui constituera le troisième grand enseignement de son paradigme. En effet, à l’aide de variantes expérimentales d’une ingéniosité simple mais implacable, S. Milgram prouve qu’un tel comportement d’obéissance provient du contexte dans lequel l’individu se retrouve placé. En effet, lorsque l’autorité se retrouve à distance ou lorsqu’elle perd de sa légitimité, le taux d’obéissance diminue. A contrario, lorsque la légitimité de l’autorité est forte, lorsque la victime est faiblement identifiable ou que le sujet se retrouve simple exécutant dans un groupe docile, ce taux d’obéissance augmente. Pour S. Milgram, la capacité à obéir de l’être humain moderne résulterait du fait que le contexte le placerait en situation d’état «?agentique?»?: celui qui incarne le tortionnaire ne se percevrait plus comme quelqu’un agissant de manière autonome, mais comme un simple agent de l’autorité, par laquelle il accepterait d’être contrôlé. Il agit en considérant que sa responsabilité individuelle n’est pas engagée. Ce passage de l’état autonome, où l’individu se perçoit comme l’auteur, le responsable de ses actes, à celui d’état agentique, où la personne ne se perçoit plus que comme l’agent exécutif d’une autorité, serait obtenu par le contexte expérimental.

Une question actuelle

Là encore, les résultats de S. Milgram donneront une validité à cette théorie dans la mesure où les variables contextuelles qui ont eu le plus d’impact sur ce comportement d’obéissance, étaient celles manipulant la légitimité de l’autorité, et le degré de proximité physique entre cette dernière et le sujet.

Ce travail de recherche et les résultats qui en résultent sont l’œuvre majeure de S. Milgram, décédé prématurément à l’âge de 51 ans. Ce paradigme, vieux maintenant de cinquante ans, conserve toute sa valeur théorique. Jerry M. Burger, de l’université de Santa Clara en Californie, a obtenu les mêmes résultats en répliquant l’expérience en… décembre 2006. La capacité d’obéissance à l’autorité chez l’homme moderne n’a, semble-t-il, rien perdu de son actualité.

Bibliographie :

A Theory of Cognitive Dissonance, Leon Festinger, 1957, rééd. Stanford University Press, 1999.
The Psychology of Interpersonal Relations, Fritz Heider, Wiley, 1958.
Soumission à l’autorité, Stanley Milgram, Calmann-Lévy, 1974
Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens , Robert-Vincent Joule et Jean-Léon Beauvois, 1997, rééd. Presses universitaires de Grenoble, 2002
Psychologie de la manipulation et de la soumission, Nicolas Guéguen, Dunod, 2002.
Psychologie de la persuasion et de l’engagement, Fabien Girandola, Presses universitaires de Franche-Comté, 2003.

Nicolas Guéguen

Professeur de psychologie sociale et cognitive à l’université Bretagne-Sud, il a entre autres, publié Psychologie de la manipulation et de la soumission, Dunod, 2002, et Les Tests d’inférence en psychologie, Dunod, 2008.

La cognition sociale

Le nom de Leon Festinger (1919-1989) est indissociable de la théorie de la dissonance cognitive, au cœur de son travail de recherche. Cet universitaire américain a en effet montré que les inconsistances, susceptibles d’exister entre des croyances et des comportements, suscitent un état de tension psychologique désagréable. Celle-ci conduit alors l’individu à changer ses opinions ou croyances de manière à les rendre compatibles avec les comportements produits, ce qui a pour effet de réduire l’inconfort psychologique initial.

Fritz Heider (1896-1988) est célèbre pour sa psychologie des relations interpersonnelles et la théorie de l’attribution causale. Ses travaux de recherche sur les relations interpersonnelles serviront de base fondamentale au développement du courant de la cognition sociale. Pour F. Heider, la perception sociale obéirait aux mêmes règles et aux mêmes structures d’organisation en mémoire que la perception des objets physiques. Comme il existe des biais perceptifs pour les objets physiques (comme les illusions d’optique), il existe des biais de la perception sociale (par exemple le biais de corrélation illusoire, qui conduit à associer des informations négatives à des groupes minoritaires en nombre). C’est en s’intéressant aux causes explicatives des comportements que F. Heider élabore sa théorie de l’attribution?: les individus tendent à attribuer plus favorablement des causes personnelles aux comportements d’autrui, que des causes expliquées par les circonstances.

Nicolas Guéguen

La prison «Stanford»

En 1971, sous l’égide du psychologue Philip G. Zimbardo, vingt-quatre étudiants équilibrés se portent volontaires pour simuler le fonctionnement d’un établissement carcéral. Après tirage au sort, chacun doit se glisser dans la peau d’un gardien ou d’un détenu. Mais rapidement, la plupart prennent leur rôle tellement à cœur que les «?gardiens?» font preuve d’un sadisme prononcé, tandis que les «?prisonniers?» témoignent d’un authentique comportement de prostration. L’expérience devait durer deux semaines. Au bout de six jours, elle est interrompue devant les dérives spontanées de ses participants. Dans un contexte adéquat, l’identification à son rôle et l’émulation ont métamorphosé des individus ordinaires.

Jean-François Marmion

http://www.scienceshumaines.com/stanley-milgram--1933-1984--la-soumission-a-l-autorite_fr_22642.html