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Marche des Latinos à Los Angeles : entretien avec Mike Davis
DAVIS Mike
29 mars 2006

[Europe Solidaire Sans Frontières] - http://www.europe-solidaire.org/article.php3?id_article=2576
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Depuis fin mars, les Latinos manifestent en masse aux Etats-Unis contre des dispositions anti-immigré-e-s. Après le 25 mars, le 1er Mai a été l’occasion d’une nouvelle démonstration de force. Mike Davis, historien nord-américain, revient ici sur le sens des énormes mobilisations de rue à Los Angeles, qui sont sans précédent dans l’histoire des Etats-Unis.

Samedi passé [25 mars] a eu lieu la plus grande manifestation de l’histoire de Los Angeles, qui a réuni entre un demi-million et un million de personnes en faveur des droits des immigrants. La Chambre des Représentants a voté une loi rendant criminelle toute aide, même médicale, à ces derniers. Quel est votre commentaire sur cet événement ?

C’est un événement extraordinaire, du genre de ceux que l’on ne rencontre qu’une fois dans sa vie. Il montre qu’émerge à l’heure actuelle une nouvelle génération militante, qui se battra pour obtenir l’égalité, et qui n’acceptera pas les conditions de scolarité catastrophiques et les ghettos dans lesquels on veut confiner les immigré-e-s.

La naissance de la nouvelle force sociale qu’est la classe laborieuse militante des Latinos remonte à la surprenante campagne de protestation contre la « proposition 187 » [durcissement du statut des sans-papiers, introduit à la fin 1993, en Californie, ndlr]. Mais j’ai eu l’occasion de discuter avec des personnes présentes à la manifestation, et j’ai l’impression que personne ne s’attendait à une mobilisation de cette ampleur. C’est un événement révolutionnaire dans l’histoire de Los Angeles. A l’exception de certaines mobilisations antiguerre et de la marche pour les droits civiques sur Washington, il s’agit peut-être de la plus grande manifestation qui ait jamais eu lieu dans une ville américaine.

N’est-il pas vrai, comme le disent les opposants à l’immigration, que les travailleurs illégaux sont responsables du maintien des salaires à un bas niveau, particulièrement en ce qui concerne le travail non qualifié des immigré-e-s récents ?

Non. Ce qui maintient les salaires à un niveau bas, c’est l’appareil répressif qui rend difficile voire impossible pour les travailleurs immigrés de s’organiser, de former des syndicats, de lutter pour l’augmentation des salaires, et de faire appliquer le droit du travail existant. On trouve une vaste littérature attestant la réalité de ce phénomène.

Le vrai message qu’il faut retenir des événements de ce week-end est que les manifestant-e-s ne disaient pas seulement : « Nous sommes là et nous resterons ». Leur revendication portait sur la création de conditions de vie meilleures pour eux-mêmes et pour tout le monde. C’est un mouvement social d’une grande amplitude, qui ne concerne pas uniquement les immigrant-e-s ou ceux et celles qui ont des immigrant-e-s dans leur famille. Il concerne toute personne qui souhaite que la Californie devienne un Etat socialement plus juste.

Quelle devrait être notre approche du problème des travailleurs et des travailleuses noirs pauvres qui sont directement atteints par la concurrence des immigrant-e-s illégaux sur le marché du travail ?

L’impact de l’immigration à bas salaire est avant tout ressenti par d’autres immigrant-e-s. Si une catégorie sociale a économiquement intérêt à s’opposer ou à restreindre l’immigration illégale, ce sont les cohortes antérieures d’immigrant-e-s latinos, qui travaillent dans des secteurs comme la manufacture, le jardinage, l’alimentation, etc. D’un point de vue général, les Latinos entrent en concurrence avec d’autres Latinos, sur un marché du travail relativement segmenté.

On peut certes évoquer des cas où des Latinos ont expulsé du marché du travail des salarié-e-s noirs, notamment dans les services, dans le bâtiment, récemment, à la Nouvelle Orléans, etc. Mais l’impact de ce phénomène a été exagéré. Un problème bien plus important pour les travailleurs et travailleuses afro-américains est le déclin de l’emploi dans le secteur de la manufacture et sa stagnation dans le secteur public. Un problème supplémentaire est la discrimination dont les Noirs sont victimes dans les quartiers d’affaires de la périphérie des centres urbains, riches en emplois dans le domaine de l’administration privée, de la grande distribution et de la défense.

En termes politiques, la « latinisation » des villes américaines pourrait constituer à l’avenir un nouveau levier pour les revendications des Noir-e-s, tout autant qu’une source de concurrence. Plus que jamais, l’unité des Noir-e-s et des Latinos est d’une importance stratégique considérable pour la mise en œuvre de politiques progressistes et pour favoriser le mouvement social.

On a également vu ces derniers jours nombre de lycéens prendre la tête des mobilisations...

Ce matin même, une marche de plus de 500 lycéens est passée au coin de ma rue. Je dois dire que c’était comme une matinée de Noël, cela m’a réjoui ! J’ajoute qu’un problème important me semble être absent des discussions actuelles, alors qu’il m’apparaît clairement parce que j’aperçois la frontière mexicaine depuis le toit de ma maison. La frontière est bel et bien envahie. Mais elle l’est parce que les « gringos » sont en train de prendre possession de la Basse Californie à la vitesse de la lumière.

Depuis une décennie, le nombre d’Américains vivant au Mexique a quintuplé, passant d’environ 200’000 à au moins un million de personnes. Ils amènent avec eux de vastes projets de restructurations urbaine, des yachts luxueux amarrés à la côte, et planifient notamment la conversion de la ville coloniale de Loreto en une nouvelle communauté urbaine à disposition de 40 ou 50’000 Américains riches. Par ailleurs, à l’heure actuelle, la population de Tijuana compte de nombreux ressortissant-e-s des Etats-Unis qui ne peuvent financièrement pas se permettre de vivre à San Diego...

Pourriez-vous en dire plus à propos de ces gens ? Ils profitent du coût de la vie moins élevé à Tijuana. Mais continuent-ils par exemple à travailler aux Etats-Unis ?

L’intégration socio-économique des Etats-Unis et du Mexique - un processus qui est lié, mais dépasse largement le traité de libre-échange des Amériques - est irréversible. Il déracine annuellement des millions de Mexicain-e-s, souvent d’anciens paysans ou des gens travaillant dans la manufacture domestique, et les attire vers la frontière nord du pays.

Mais le même processus permet aussi la colonisation du Mexique par des citoyen-nes américains à la recherche de retraites paradisiaques, de résidences secondaires, ou d’opportunités de spéculation. La grande différence est que les Américain-e-s jouissent de nombreux droits au Mexique, et notamment de titres de propriété dans des endroits jadis réservés aux Mexicain-e-s. Les Mexicain-e-s, à l’inverse, sont victimes d’une criminalisation constante dans le Premier monde.

La marche de samedi et les manifestations lycéennes s’opposaient à la législation votée à la Chambre des Représentants, qui criminalise toute assistance aux immigré-e-s illégaux. En réponse à ces manifestations, la commission juridique du Sénat semble désormais favorable à un adoucissement de cette loi. Quatre sénateurs républicains ont soutenu une nouvelle loi, qui préconise de doubler le nombre de patrouilles à la frontière, d’agrandir les lieux de détentions des immigrant-e-s illégaux, de rendre plus rapide leur renvoi, et de prévoir une période de 11 ans de résidence avant l’obtention de papiers ou d’une sorte de carte de séjour. Ce que je viens de décrire, c’est ce qui est supposé être la « bonne » loi, soutenue par le New York Times, le Los Angeles Times, ainsi que d’autres journaux. Quelle est votre opinion sur cette nouvelle loi ?

Cette loi démontre deux choses. En premier lieu, les secousses du tremblement de terre social de Los Angeles ont été ressenties jusque dans les salons du Sénat. En second lieu, les Démocrates, en particulier les sénateurs Diane Feinstein et le gouverneur de l’Arizona Napolitano, ont joué à un jeu très dangereux pendant des années. Celui-ci consistait à soustraire aux Républicains le monopole du discours anti-immigration, en se montrant plus durs qu’eux sur le contrôle de la frontière. Le même procédé s’observe d’ailleurs dans le cas de Hilary Clinton, dont le discours sur la « guerre contre le terrorisme » est plus radical que celui de Donald Rumsfeld ou de Dick Cheney...

L’opposition à l’immigration est une opinion répandue à la base du Parti républicain. Il est intéressant de constater que, dans les années 1890, lorsqu’un même phénomène de rejet frappait les immigrant-e-s juifs et catholiques du sud et de l’est de l’Europe, il provenait essentiellement des corporations, c’est-à-dire de groupes de travailleurs blancs défendant ce qu’ils percevaient comme leurs privilèges.

Or, si l’on examine les districts qui sont aux avant-postes de l’hystérie anti-immigration actuelle, on constate qu’aucun d’eux ne pourrait subsister plus de quelques secondes sans l’aide des esclaves hispanophones qui tondent leurs pelouses ou essuient le derrière de leurs bébés. La situation n’est pas du tout comparable à la France de Le Pen, par exemple, où ce sont des travailleurs-euses nationaux qui protestent contre la présence d’immigré-e-s. Aux Etats-Unis, l’hystérie trouve son origine chez des gens dont le niveau de vie dépend étroitement des immigré-e-s, et qui sont complices de leur exploitation.

En 2002 et 2004, le vote latino en faveur des Républicains a nettement augmenté, ce qui a constitué l’un des principaux facteurs de leurs succès électoraux. Mais avec l’extrême droite républicaine mobilisant contre l’immigration et la majorité républicaine au congrès proposant des lois de plus en plus dures dans ce domaine, Bush pourra-t-il conserver ces soutiens électoraux ? Quel est l’impact de ces nouvelles lois sur le pouvoir républicain ?

Bush se trouve face à un dilemme déchirant. Il est pris entre le marteau de l’extrémisme « nativiste » et l’enclume des employeurs favorables à une politique migratoire plus « libérale ». Par ailleurs, comme vous l’avez dit, le vote latino revêt une importance de plus en plus grande pour les Républicains.

Il est probable que Karl Rove et les autres stratèges de la Maison blanche se soient laissés dépasser par l’ampleur et la férocité du sentiment anti-immigration de leur base. Géographiquement, ce sentiment est à son maximum dans le nord de San Diego et d’Orange County en Californie, à Phœnix en Arizona, dans certaines banlieues d’Atlanta et à Suffolk County dans l’est de Long Island. Ces endroits votent traditionnellement pour les Républicains. Leurs habitant-e-s, qui appartiennent aux classes dominantes, nourrissent un profond ressentiment envers les immigré-e-s, qui provient du fait qu’ils dépendent de leur travail et que ceux-ci vivent parmi eux/elles.

L’impact de ce nouveau « nativisme » a pour le moment plus de poids à l’échelle locale que nationale. La prolifération des législations anti-immigration implique notamment la création de nouvelles forces de police locales pour les mettre en œuvre. C’est un nouveau régime de ségrégation pour le XXIe siècle. Les communautés latinos sont confrontées à un harcèlement et à une peur inouïs.

La loi votée à la Chambre des Représentants, qui va devoir s’accommoder de celle votée au Sénat, appelle à construire un mur de 700 miles de long, et à reconduire à la frontière près de 10 millions de personnes...

C’est une loi à peu près aussi effrayante que l’internement des Japonais en 1942... Dans ma famille élargie, elle mettrait tout le monde en situation d’illégalité. Nous avions coutume de dire « Nous sommes tous des immigrant-e-s », maintenant nous allons pouvoir dire « Nous sommes tous des criminels »... Le discours concernant la surveillance de la frontière est de plus en plus inhumain et je considère que les Démocrates sont largement co-responsables de la situation. Et bien entendu, l’idée de patrouilles des frontières est une absurdité complète.

Les destins du Mexique, des Etats-Unis et des autres pays américains sont inextricablement liés. C’est un fait qui doit être accepté comme tel. (...) Les deux prochaines années seront à mon sens cruciales. L’immigration n’est pas le genre de problème que les gens ont l’impression de pouvoir ignorer. Nul ne dit qu’il ne concerne que les Latinos et un groupuscule de républicains réactionnaires devenus fous. Nous sommes tous/toutes concernés, d’un point de vue très personnel. Nous allons tous/toutes devoir faire des choix moraux fondamentaux.

* Paru en français dans le périodique suisse "solidaritéS" n°89 (14/06/2006). Notre traduction [solidaritéS] d’après la retranscription d’une interview radiophonique accordée le 29 mars à KPFK Pacifica Radio (Los Angeles) et publiée par la revue "Against the Current" de mai-juin 2006. Mike Davis enseigne la théorie urbaine au Southern California Institute of Architecture. Deux ouvrages de Mike Davis ont été traduits en français : "City of Quartz. Los Angeles, capitale du futur", Paris, La Découverte, 2000 et "Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales. Aux origines du sous-développement", Paris, La Découverte, 2003.