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Depuis fin mars, les Latinos manifestent en masse aux Etats-Unis
contre des dispositions anti-immigré-e-s. Après le
25 mars, le 1er Mai a été l’occasion d’une
nouvelle démonstration de force. Mike Davis, historien nord-américain,
revient ici sur le sens des énormes mobilisations de rue
à Los Angeles, qui sont sans précédent dans
l’histoire des Etats-Unis.
Samedi passé [25 mars] a eu lieu la plus grande manifestation
de l’histoire de Los Angeles, qui a réuni entre un
demi-million et un million de personnes en faveur des droits des
immigrants. La Chambre des Représentants a voté une
loi rendant criminelle toute aide, même médicale, à
ces derniers. Quel est votre commentaire sur cet événement
?
C’est un événement extraordinaire, du genre
de ceux que l’on ne rencontre qu’une fois dans sa vie.
Il montre qu’émerge à l’heure actuelle
une nouvelle génération militante, qui se battra pour
obtenir l’égalité, et qui n’acceptera
pas les conditions de scolarité catastrophiques et les ghettos
dans lesquels on veut confiner les immigré-e-s.
La naissance de la nouvelle force sociale qu’est la classe
laborieuse militante des Latinos remonte à la surprenante
campagne de protestation contre la « proposition 187 »
[durcissement du statut des sans-papiers, introduit à la
fin 1993, en Californie, ndlr]. Mais j’ai eu l’occasion
de discuter avec des personnes présentes à la manifestation,
et j’ai l’impression que personne ne s’attendait
à une mobilisation de cette ampleur. C’est un événement
révolutionnaire dans l’histoire de Los Angeles. A l’exception
de certaines mobilisations antiguerre et de la marche pour les droits
civiques sur Washington, il s’agit peut-être de la plus
grande manifestation qui ait jamais eu lieu dans une ville américaine.
N’est-il pas vrai, comme le disent les opposants à
l’immigration, que les travailleurs illégaux sont responsables
du maintien des salaires à un bas niveau, particulièrement
en ce qui concerne le travail non qualifié des immigré-e-s
récents ?
Non. Ce qui maintient les salaires à un niveau bas, c’est
l’appareil répressif qui rend difficile voire impossible
pour les travailleurs immigrés de s’organiser, de former
des syndicats, de lutter pour l’augmentation des salaires,
et de faire appliquer le droit du travail existant. On trouve une
vaste littérature attestant la réalité de ce
phénomène.
Le vrai message qu’il faut retenir des événements
de ce week-end est que les manifestant-e-s ne disaient pas seulement
: « Nous sommes là et nous resterons ». Leur
revendication portait sur la création de conditions de vie
meilleures pour eux-mêmes et pour tout le monde. C’est
un mouvement social d’une grande amplitude, qui ne concerne
pas uniquement les immigrant-e-s ou ceux et celles qui ont des immigrant-e-s
dans leur famille. Il concerne toute personne qui souhaite que la
Californie devienne un Etat socialement plus juste.
Quelle devrait être notre approche du problème des
travailleurs et des travailleuses noirs pauvres qui sont directement
atteints par la concurrence des immigrant-e-s illégaux sur
le marché du travail ?
L’impact de l’immigration à bas salaire est
avant tout ressenti par d’autres immigrant-e-s. Si une catégorie
sociale a économiquement intérêt à s’opposer
ou à restreindre l’immigration illégale, ce
sont les cohortes antérieures d’immigrant-e-s latinos,
qui travaillent dans des secteurs comme la manufacture, le jardinage,
l’alimentation, etc. D’un point de vue général,
les Latinos entrent en concurrence avec d’autres Latinos,
sur un marché du travail relativement segmenté.
On peut certes évoquer des cas où des Latinos ont
expulsé du marché du travail des salarié-e-s
noirs, notamment dans les services, dans le bâtiment, récemment,
à la Nouvelle Orléans, etc. Mais l’impact de
ce phénomène a été exagéré.
Un problème bien plus important pour les travailleurs et
travailleuses afro-américains est le déclin de l’emploi
dans le secteur de la manufacture et sa stagnation dans le secteur
public. Un problème supplémentaire est la discrimination
dont les Noirs sont victimes dans les quartiers d’affaires
de la périphérie des centres urbains, riches en emplois
dans le domaine de l’administration privée, de la grande
distribution et de la défense.
En termes politiques, la « latinisation » des villes
américaines pourrait constituer à l’avenir un
nouveau levier pour les revendications des Noir-e-s, tout autant
qu’une source de concurrence. Plus que jamais, l’unité
des Noir-e-s et des Latinos est d’une importance stratégique
considérable pour la mise en œuvre de politiques progressistes
et pour favoriser le mouvement social.
On a également vu ces derniers jours nombre de lycéens
prendre la tête des mobilisations...
Ce matin même, une marche de plus de 500 lycéens est
passée au coin de ma rue. Je dois dire que c’était
comme une matinée de Noël, cela m’a réjoui
! J’ajoute qu’un problème important me semble
être absent des discussions actuelles, alors qu’il m’apparaît
clairement parce que j’aperçois la frontière
mexicaine depuis le toit de ma maison. La frontière est bel
et bien envahie. Mais elle l’est parce que les « gringos
» sont en train de prendre possession de la Basse Californie
à la vitesse de la lumière.
Depuis une décennie, le nombre d’Américains
vivant au Mexique a quintuplé, passant d’environ 200’000
à au moins un million de personnes. Ils amènent avec
eux de vastes projets de restructurations urbaine, des yachts luxueux
amarrés à la côte, et planifient notamment la
conversion de la ville coloniale de Loreto en une nouvelle communauté
urbaine à disposition de 40 ou 50’000 Américains
riches. Par ailleurs, à l’heure actuelle, la population
de Tijuana compte de nombreux ressortissant-e-s des Etats-Unis qui
ne peuvent financièrement pas se permettre de vivre à
San Diego...
Pourriez-vous en dire plus à propos de ces gens ? Ils profitent
du coût de la vie moins élevé à Tijuana.
Mais continuent-ils par exemple à travailler aux Etats-Unis
?
L’intégration socio-économique des Etats-Unis
et du Mexique - un processus qui est lié, mais dépasse
largement le traité de libre-échange des Amériques
- est irréversible. Il déracine annuellement des millions
de Mexicain-e-s, souvent d’anciens paysans ou des gens travaillant
dans la manufacture domestique, et les attire vers la frontière
nord du pays.
Mais le même processus permet aussi la colonisation du Mexique
par des citoyen-nes américains à la recherche de retraites
paradisiaques, de résidences secondaires, ou d’opportunités
de spéculation. La grande différence est que les Américain-e-s
jouissent de nombreux droits au Mexique, et notamment de titres
de propriété dans des endroits jadis réservés
aux Mexicain-e-s. Les Mexicain-e-s, à l’inverse, sont
victimes d’une criminalisation constante dans le Premier monde.
La marche de samedi et les manifestations lycéennes s’opposaient
à la législation votée à la Chambre
des Représentants, qui criminalise toute assistance aux immigré-e-s
illégaux. En réponse à ces manifestations,
la commission juridique du Sénat semble désormais
favorable à un adoucissement de cette loi. Quatre sénateurs
républicains ont soutenu une nouvelle loi, qui préconise
de doubler le nombre de patrouilles à la frontière,
d’agrandir les lieux de détentions des immigrant-e-s
illégaux, de rendre plus rapide leur renvoi, et de prévoir
une période de 11 ans de résidence avant l’obtention
de papiers ou d’une sorte de carte de séjour. Ce que
je viens de décrire, c’est ce qui est supposé
être la « bonne » loi, soutenue par le New York
Times, le Los Angeles Times, ainsi que d’autres journaux.
Quelle est votre opinion sur cette nouvelle loi ?
Cette loi démontre deux choses. En premier lieu, les secousses
du tremblement de terre social de Los Angeles ont été
ressenties jusque dans les salons du Sénat. En second lieu,
les Démocrates, en particulier les sénateurs Diane
Feinstein et le gouverneur de l’Arizona Napolitano, ont joué
à un jeu très dangereux pendant des années.
Celui-ci consistait à soustraire aux Républicains
le monopole du discours anti-immigration, en se montrant plus durs
qu’eux sur le contrôle de la frontière. Le même
procédé s’observe d’ailleurs dans le cas
de Hilary Clinton, dont le discours sur la « guerre contre
le terrorisme » est plus radical que celui de Donald Rumsfeld
ou de Dick Cheney...
L’opposition à l’immigration est une opinion
répandue à la base du Parti républicain. Il
est intéressant de constater que, dans les années
1890, lorsqu’un même phénomène de rejet
frappait les immigrant-e-s juifs et catholiques du sud et de l’est
de l’Europe, il provenait essentiellement des corporations,
c’est-à-dire de groupes de travailleurs blancs défendant
ce qu’ils percevaient comme leurs privilèges.
Or, si l’on examine les districts qui sont aux avant-postes
de l’hystérie anti-immigration actuelle, on constate
qu’aucun d’eux ne pourrait subsister plus de quelques
secondes sans l’aide des esclaves hispanophones qui tondent
leurs pelouses ou essuient le derrière de leurs bébés.
La situation n’est pas du tout comparable à la France
de Le Pen, par exemple, où ce sont des travailleurs-euses
nationaux qui protestent contre la présence d’immigré-e-s.
Aux Etats-Unis, l’hystérie trouve son origine chez
des gens dont le niveau de vie dépend étroitement
des immigré-e-s, et qui sont complices de leur exploitation.
En 2002 et 2004, le vote latino en faveur des Républicains
a nettement augmenté, ce qui a constitué l’un
des principaux facteurs de leurs succès électoraux.
Mais avec l’extrême droite républicaine mobilisant
contre l’immigration et la majorité républicaine
au congrès proposant des lois de plus en plus dures dans
ce domaine, Bush pourra-t-il conserver ces soutiens électoraux
? Quel est l’impact de ces nouvelles lois sur le pouvoir républicain
?
Bush se trouve face à un dilemme déchirant. Il est
pris entre le marteau de l’extrémisme « nativiste
» et l’enclume des employeurs favorables à une
politique migratoire plus « libérale ». Par ailleurs,
comme vous l’avez dit, le vote latino revêt une importance
de plus en plus grande pour les Républicains.
Il est probable que Karl Rove et les autres stratèges de
la Maison blanche se soient laissés dépasser par l’ampleur
et la férocité du sentiment anti-immigration de leur
base. Géographiquement, ce sentiment est à son maximum
dans le nord de San Diego et d’Orange County en Californie,
à Phœnix en Arizona, dans certaines banlieues d’Atlanta
et à Suffolk County dans l’est de Long Island. Ces
endroits votent traditionnellement pour les Républicains.
Leurs habitant-e-s, qui appartiennent aux classes dominantes, nourrissent
un profond ressentiment envers les immigré-e-s, qui provient
du fait qu’ils dépendent de leur travail et que ceux-ci
vivent parmi eux/elles.
L’impact de ce nouveau « nativisme » a pour le
moment plus de poids à l’échelle locale que
nationale. La prolifération des législations anti-immigration
implique notamment la création de nouvelles forces de police
locales pour les mettre en œuvre. C’est un nouveau régime
de ségrégation pour le XXIe siècle. Les communautés
latinos sont confrontées à un harcèlement et
à une peur inouïs.
La loi votée à la Chambre des Représentants,
qui va devoir s’accommoder de celle votée au Sénat,
appelle à construire un mur de 700 miles de long, et à
reconduire à la frontière près de 10 millions
de personnes...
C’est une loi à peu près aussi effrayante que
l’internement des Japonais en 1942... Dans ma famille élargie,
elle mettrait tout le monde en situation d’illégalité.
Nous avions coutume de dire « Nous sommes tous des immigrant-e-s
», maintenant nous allons pouvoir dire « Nous sommes
tous des criminels »... Le discours concernant la surveillance
de la frontière est de plus en plus inhumain et je considère
que les Démocrates sont largement co-responsables de la situation.
Et bien entendu, l’idée de patrouilles des frontières
est une absurdité complète.
Les destins du Mexique, des Etats-Unis et des autres pays américains
sont inextricablement liés. C’est un fait qui doit
être accepté comme tel. (...) Les deux prochaines années
seront à mon sens cruciales. L’immigration n’est
pas le genre de problème que les gens ont l’impression
de pouvoir ignorer. Nul ne dit qu’il ne concerne que les Latinos
et un groupuscule de républicains réactionnaires devenus
fous. Nous sommes tous/toutes concernés, d’un point
de vue très personnel. Nous allons tous/toutes devoir faire
des choix moraux fondamentaux.
* Paru en français dans le périodique suisse "solidaritéS"
n°89 (14/06/2006). Notre traduction [solidaritéS] d’après
la retranscription d’une interview radiophonique accordée
le 29 mars à KPFK Pacifica Radio (Los Angeles) et publiée
par la revue "Against the Current" de mai-juin 2006. Mike
Davis enseigne la théorie urbaine au Southern California
Institute of Architecture. Deux ouvrages de Mike Davis ont été
traduits en français : "City of Quartz. Los Angeles,
capitale du futur", Paris, La Découverte, 2000 et "Génocides
tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales. Aux origines
du sous-développement", Paris, La Découverte,
2003.
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