Origine :http://bellaciao.org/fr/article.php3?id_article=7667
Le jeune marine américain est ravi. « c’est
le rêve de tous les francs-tireurs », dit-il à
un journaliste du Los Angeles Times à la périphérie
de Fallujah. « Tu peux aller partout et il y a plusieurs façons
de tirer à un ennemi sans qu’il s’aperçoive
d’où tu es ».
« Parfois je blesse un type et je le laisse crier un peu
pour abattre le moral de ses camarades. Ensuite je tire une deuxième
fois ».
« Tuer un ennemi » explique-t-il, « te donne
une décharge d’adrénaline incroyable ».
Il se vante d’avoir fait « 24 victimes confirmées
» dans la phase initiale de l’attaque brutale des Usa
à la ville rebelle de 300 mille habitants.
Face à une résistance populaire et obstinée
qui rappelle la défense de Hue par les Vietcong en 1968,
les marines ont déchaîné à nouveau une
terreur sans discrimination. Selon les journalistes indépendants
et le personnel médical, ils ont massacré au moins
deux cents femmes et enfants dans les deux premières semaines
de combat.
Dans la bataille de Fallujah, comme dans les conflits qui sont
en train de se dérouler dans les villes chiites et dans les
quartiers pauvres de Bagdad, l’enjeu est élevé
: non seulement la politique états-unienne en Irak, mais
aussi la capacité de Washington de dominer ce que les stratèges
du Pentagone appellent « le champ de bataille du futur »
: les villes du Tiers monde.
Le défaite de Mogadiscio en 1993, quand les milices locales
descendirent 60% des Army Rangers, a contraint les stratèges
américains à repenser ce qu’en « pentagonien
» est connu sous le nom de Mout « Militarized Operations
on Urbanized Terrain », c’est-à-dire des opérations
militaires sur des territoires urbains. Une relation du National
Defense Panel de décembre 1997 a accusé l’armée
de n’être pas préparée face à des
combats prolongés dans les quartiers labyrinthiques, presque
impénétrables, des villes les plus pauvres du Tiers
Monde.
Par conséquent, les quatre forces armées, coordonnées
par le Joint Staff Urban Working Group, ont mis au point un programme
intensif pour acquérir les compétences nécessaires
aux combats de rues dans des conditions réalistes semblables
à celles du tiers monde. « Le futur de la guerre »,
a déclaré le journal de l’Army War College,
« est dans les rues, dans les égouts, dans les palais
et les quartiers dont sont faites les villes disloquées du
monde entier ».
Ainsi des consultants israéliens ont été invités
en secret pour apprendre aux marine, aux ranger et aux navy seal
les tactiques les plus avancées – surtout la coordination
sophistiquée entre les francs-tireurs et les équipes
de démolition avec des chars et des énormes forces
aériennes – utilisées sans pitié par
les forces de défense israéliennes à Gaza et
en Cisjordanie.
Des paysages urbains artificiels ont été construits
(équipés de « fumée et de systèmes
sonores ») pour simuler des conditions de combats dans des
quartiers surpeuplés de villes comme Bagdad ou Port-au-Prince.
L’Urban Warfighting Laboratory des marines a aussi simulé
des jeux de guerre réalistes (« Urban Warrior »)
à Oakland et a Chicago, tandis que le commandement pour les
opérations spéciales de l’armée a «
envahi » Pittsburgh.
De nombreux marines aujourd’hui à Fallujah ont pris
part à ces exercices de Urban Warrior, de même qu’à
des simulations de combat à « Yodaville » (le
centre d’entraînement urbain de Yuma, Arizona), tandis
que quelques unités de l’armée qui entourent
Najaf et la bidonville de Sadr City à Bagdad sont des anciens
élèves du nouveau simulateur Mout de Fort Polk, Louisiana,
qui a coûté 34 millions de dollars.
Cette « israélisation » tactique de la doctrine
de combat états-unienne a été accompagnée
par une « sharonisation » de la vision du Pentagone.
Les stratèges militaires sont engagés maintenant à
imaginer comment la guerre à haute intensité technologique,
qui évolue sans cesse, peut arriver à contenir, sinon
à détruire, les insurrections chroniques des «
terroristes » qui ont leurs racines dans le désespoir
des bidonvilles qui poussent à perte de vue.
Pour développer le cadre géopolitique où situer
la nouvelle guerre urbaine, les planificateurs se sont adressés
dans les années 90 à la Rand Corporation : l’alma
mater du docteur Strangelove.
Rand, un think-tank no profit fondé par l’aviation
en 1948, est connue pour avoir simulé dans les années
50 un conflit nucléaire et pour avoir aidé à
planifier la guerre du Vietnam dans les années 60. Aujourd’hui
Rand « fait » les villes à grande échelle.
Ses chercheurs analysent les statistiques sur le crime urbain, les
conditions de santé dans les villes et la privatisation de
l’instruction publique ; ils gèrent aussi l’Arroyo
Center de l’armée, qui a publié récemment
un collection d’études sur le contexte et les dynamiques
de la guerre urbaine.
Un des plus importants projets de Rand, démarré au
début des années 90, est une étude d’envergure
sur « comment les changements démographiques vont influencer
les conflits futurs » . L’idée de base, soutient
la Rand, est que l’urbanisation de la pauvreté mondiale
a produit « l’urbanisation des insurrections »
(le titre de leur relation).
« Les insurgés suivent leurs poursuivants dans les
villes », dit la Rand, « en créant des ‘zones
libérées’ dans les bidonvilles. La doctrine
américaine, l’entraînement et l’équipement
des soldats ne sont pas adaptés aux actions de contrôle
de la guérilla urbaine ». Par conséquent, le
bidonville est devenu le maillon faible de l’empire américain.
Les chercheurs de la Rand réfléchissent sur l’exemple
du El Salvador, où les militaires locaux, malgré le
soutien massif des Etats-Unis, n’ont pas été
capables d’empêcher aux guérilleros du Flnfm
d’ouvrir un front urbain. Ou mieux, « si les rebelles
du Front de libération nationale Farabundo Marti avaient
agi efficacement dans les villes dès le début de l’insurrection,
on ne sait pas bien jusqu’à quel point les Etats-Unis
seraient arrivés à maintenir la situation d’équilibre
qui s’était créée entre le gouvernement
et les rebelles ».
Plus récemment, un important théoricien de l’aviation
a exprimé des préoccupations semblables sur l’Aerospace
Power Journal. « L’urbanisation rapide des pays en voie
de développement », écrit le capitaine Troy
Thomas dans le numéro du printemps 2002, « se traduit
en un milieu de bataille de plus en plus difficile à comprendre
parce qu’il est de moins en moins planifié ».
Thomas fait la comparaison entre les centres urbains modernes,
« hiérarchiques », dont les structures centralisées
peuvent être facilement paralysées par les attaques
aériennes (Belgrade) ou par des attaques terroristes (Manhattan),
et les bidonvilles des périphéries du Tiers monde,
qui grandissent sans cesse, organisés en « sous-systèmes
informels, décentralisés », où il n’y
a pas de schémas et où les points dont se servir comme
levier ne sont pas facilement repérables ». En prenant
comme exemple « la mer de misère humaine » qui
entoure la ville de Karachi au Pakistan, Thomas illustre le défi
incroyable d’ « un combat asymétrique »
sur des territoires urbains « dépourvus de nœuds,
de hiérarchies », contre des milices « dont l’origine
sont les clans » animées par le « désespoir
et la faim ». Il cite les bidonvilles étendues de Lagos,
Nigeria, et de Kinshasa, au Congo, comme d’ autres champs
de bataille potentiels à cauchemar.
Toutefois le capitaine Thomas (dont l’article a un titre
provocateur « Les seigneurs des bidonvilles : la puissance
aérospatiale dans les combats urbains »), tout comme
la Rand, est effrontément sûr que le Pentagone, en
investissant massivement dans la technologie et dans l’entraînement
Mout, peut vaincre toutes les difficultés du combat dans
les bidonvilles. Un des « livres de recettes » de la
Rand « Opérations aériennes en milieu urbain
» fournit même un tableau utile pour calculer le seuil
acceptable de « dommages collatéraux » (lire
: enfants morts) à cause de certaines contraintes politiques
et opérationnelles.
Naturellement les idéologues du gouvernement Bush ont décrit
l’occupation de l’Irak comme un « laboratoire
de démocratie » au Moyen Orient. Pour les cerveaux
du Rand il s’agit d’un laboratoire de type différent,
où les francs-tireurs de la marine et les pilotes de l’aviation
expérimentent de nouvelles techniques homicides pour une
nouvelle guerre mondiale contre les pauvres des villes.
Le dernier livre de Mike Davis est le roman pour enfants «
Land of the lost Mammoths » (Perceval Press, 2003). Davis
est aussi coauteur de « Under the Perfect Sun : the San Diego
Tourists Never See (New Press, 2003).
De : Mike Davis
lundi 21 juin 2004
Traduit de l’italien par karl et rosa
21.06.2004
Collectif Bellaciao
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