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Origine : http://www.ecn.org/cqs/Ville/losangel.htm
" La meilleure façon de voir le Los Angeles du prochain
millénaire est de le contempler depuis les ruines de ce qui
aurait pu être un autre destin "
: ainsi s'ouvre City of quartz, de Mike Davis, comme une considération
du réel à partir d'un possible qui ne se sera pas
vraiment réalisé, celui de l'utopie socialiste de
la cité de Llano del Rio, dans le désert du Mojave.
De l'anti-utopie qu'est devenu le Los Angeles de cette fin de millénaire,
on ne comprend toute la portée que du point de vue de la
ruine des anciennes utopies. Car la " capitale de l'extrême-occident
", constitue dans l'esprit de Davis le paradigme du devenir
de toute ville, ce qui peut se comprendre sous deux angles différents.
Le premier serait celui de la mutation de la fonction de la ville
au regard de l'espace mondial, et donc aussi au regard de la place
qu'elle pouvait avoir dans l'imaginaire collectif. Dans le premier
tiers du siècle (cf. Döblin, Vertov, Ruttmann... ) la
ville est une pars totalis, une partie totale : de multiples strates
y coexistent, et pourtant elle demeure une entité auto-suffisante.
Elle est vue à la fois comme le lieu et le reflet (la synecdoque)
d'une mutation globale qui concerne " l'homme nouveau ".
La ville des années 8O-90, dont L.A. constitue sans doute
la figure la plus remarquable, est un tissu hétérogène,
constitué d'espaces contigus non raccordés. Des banlieues
y voisinent avec des cités d'affaires immédiatement
reliées aux places financières du monde entier, mais
ce voisinage est sans passages. La ville est un tissu hétérogène,
lacéré de frontières, immatérielles
ou non : patckwork.
Le deuxième angle de vue permettrait de descendre au sein
de ce patchwork, d'en faire une description géologique interne.
C'est en réalité à une telle description que
se consacre Mike Davis.
Qu'est-ce qu'une ville ? D'abord un ensemble de couches superposées,
et dont aucune n'a a priori la prévalence sur les autres.
Le premier chapitre (" Ombres et lumières ") a
pour but de montrer que même la couche des " Images ",
c'est-à-dire l'ensemble des discours et des représentations
(cinéma, littérature... ) construits sur Los Angeles,
ne constitue pas un reflet d'une couche plus fondamentale, mais
une composante réelle de l'activité et du devenir
de la ville.
À cette première strate s'ajoutent celles des jeux
financiers, des appareils de pouvoir, des réalités
de classe, des luttes et des révoltes ; et leurs intrications.
Pourtant, même si toutes ces strates participent au même
titre à la réalité de la ville, il apparaît
rapidement que toutes n'ont pas une importance égale. Dans
le chapitre 4 (" La révolution des Nimbies "),
Davis décrit un cycle de luttes menées par les petits
propriétaires partisans de la " croissance lente "
(slow groth) de Davis, n'est pas plus " réelle "
que les autres, mais infiniment plus fondamentale pour comprendre
les enjeux véritables de la guerre urbaine, décrite
dans les chapitres 4 et 5, qui constituent le véritable cœur
de l'ouvrage. C'est alors seulement que l'on peut comprendre la
nouveauté de l'approche de Davis, au plus loin à la
fois des post-modernes, qui font s'équivaloir toutes les
dimensions d'une réalité de plus en plus insaisissable,
mais aussi des vieux marxistes, qui continuent à vouloir
saisir le réel à travers leurs catégories usées(qui
sont toujours, plus ou moins, des variantes du rapport infrastructure/superstructure).
Ce que ces chapitres vont montrer, c'est que la lutte de classes
existe, mais sur le terrain de la ville : c'est au cœur même
de la constitution du " paysage urbain " que se construisent
les logiques d'affrontement les plus aiguës.
L'espace urbain, comme cadre de la perception collective, de régulation
de la circulation et des trajets, est le terrain sur lequel se construit
la lutte de classes...
Même si Davis ne le dit pas, nous voyons à quel point
les intuitions des opéraïstes dans les années
70 trouvent ici un écho : leurs analyses révélaient
le tissu urbain comme cadre de " l'usine diffuse ". Mais
ajoutons que c'est un écho transformé : ce n'est pas
la considération de l'usine diffuse qui va intéresser
Davis, autrement dit, son analyse ne consiste pas simplement à
dire que le terrain s'est déplacé (de l'usine à
la ville) et que la logique de l'affrontement est demeurée
(lutte capital/travail) : en même temps que le terrain, c'est
la logique même de l'affrontement qui s'est transformée.
C'est donc à la mise au jour d'une telle modification, et
des ambiguïtés qu'elle recèle, que sont consacrés
les chapitres 4 et 5. Disons tout de suite, cependant, que Davis
s'est avant tout attaché à cerner les opérations
du pouvoir, et qu'il n'y aura pas de véritable contrechamp.
Cela, d'abord parce que Davis a décrit les luttes ouvrières
dans un autre ouvrage (Prisoners of the american dream, non traduit
en français). Mais surtout, dans la mesure où les
gangs, qui sont à l'origine des principaux affrontements
urbains, ont abandonné tout projet révolutionnaire,
et sont même qualifiés " d'authentiques créatures
de l'ère Reagan " (285). Et ce, malgré les rapprochements
qui avaient pu avoir lieu entre gangs et organisations politiques
(telles que les black Panthers) notamment à la suite des
émeutes de Watts en 1965.
Les opérations de pouvoir, toujours plus multiples, ramifiées,
mais aussi, peut-être, toujours plus franchement absurdes
(cf. les " bavures " du LAPD, la police de Los Angeles)
s'étendent à la gestion des flux urbains, procèdent
à une codification des lieux, à une criminalisation
des couches " dangereuses " de la population, sur fond
de contrôle militaro-urbain : dans tous ces aspects, nous
retrouvons la dimension bio-politique du pouvoir.
...l'antagonisme capital/travail a laissé place, pour le
meilleur et pour le pire, à une guerre urbaine, portant directement
sur le contrôle de l'espace de la ville... On pourrait ramener
tout cela, dans la description de Davis, à trois opérations
fondamentales :
• La privatisation de l'espace public : à L.A., plus
de plages accessibles, " gratuites " ; mais des lieux
sans " étrangers ", des couvre-feu, des espaces
filtrés, des bancs anti-clochards. " La ville américaine
est systématiquement évidée de ses espaces
publics au profit d'espaces spéculatifs regroupés
au centre où chaque activité a son espace monofonctionnel,
où les rues n'ont plus de perspective, et où la circulation
est internalisée dans les couloirs de sécurité
sous l'œil des polices privées. " (206).
• La gestion et la diffusion de la peur, et de son corollaire,
la " sécurité ". Distiller la peur, cela
veut d'abord dire sécréter la suspicion, la méfiance,
la stigmatisation des " classes dangereuses ". Mais à
L.A., cela passe de plus en plus par une véritable ségrégation
spatiale, telle que des quartiers entiers se trouvent de fait réservés
aux nouveaux riches. Tout cela, bien sûr, sous l'œil
d'une police surarmée, suréquipée, sur-conditionnée.
• L'intégration des dispositifs de surveillance à
l'architecture et au mobilier urbains, soit sous la forme des prisons
intégrées à la ville, devenues indiscernables
: les prisons comme centres de (re)formation ; soit par les nombreux
moyens du contrôle urbain. Supermarchés équipés
de postes de police et de vidéosurveillance, immeubles "
sensitifs ", qui détectent les émotions. (À
signaler que tous ces aspects ont été développés
par Davis dans trois textes récents, accessibles sur le Net,
et regroupés dans la brochure Contrôle urbain, l'écologie
de la peur, éditée par AB IRATO).
Les luttes de classe passent donc dans l'espace urbain comme lieu
d'affrontement de stratégies antagonistes. Mais ce déplacement
du terrain d'affrontement, disions-nous, va de pair avec un déplacement
des logiques d'affrontement : l'antagonisme capital/travail a laissé
place, pour le meilleur et pour le pire, à une guerre urbaine,
portant directement sur le contrôle de l'espace de la ville.
L'ambiguïté de ce déplacement a au moins pour
mérite de faire apparaître les enjeux contenus dans
la construction sensible de l'espace urbain comme cadre de la perception
collective et de la régulation des trajets. La ville apparaît
alors comme un enjeu directement politique, c'est-à-dire
avant tout comme le lieu multipolaire où s'édifie
et s'expérimente la société du contrôle.
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