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Origine : http://multitudes.samizdat.net/Los-Angeles-les-libertes-civiles.html
"Ce soir on les a arrêtés pour n’importe
quoi".
(Le porte-parole de la Police de Los Angeles le 9 avril 1988.)
A la fin d’une semaine, au début d’avril, la
police de Los Angeles et les unités de shérifs ont
arrêté plus de jeunes Noirs qu’ils ne l’avaient
jamais fait depuis les émeutes de Watts en 1965. Un millier
d’hommes de patrouille en service spécial, appuyés
par des unités tactiques d’élite et une unité
anti-gang ont mis en oeuvre sur dix milles carrés de South
Central entre Exposition Park et North Long l’opération
"Marteau" imposée par Daryl Gates, Chef de la Police.
Comme une mission de repérage et de destruction au Vietnam
- dont beaucoup de policiers de Los Angeles sont des vétérans
-, le département de police de Los Angeles (LAPD) a saturé
les rues avec ses "engins bleus", cueillant des milliers
d’adolescents au hasard ; des gosses ont été,
de façon humiliante, obligés d’embrasser le
trottoir ou d’écarter les jambes contre les voitures
de la police pendant que des officiers enregistraient leurs noms
sur des listes informatisées de délinquants ; 1453
furent arrêtés et jugés par des tribunaux mobiles,
la plupart du temps pour des peccadilles comme l’utilisation
abusive de titres de transport ou la violation du couvre-feu. En
outre, plusieurs centaines de jeunes, contre lesquels il n’y
avait pas de charges ont été inscrits sur les rôles
de la police pour être mis sous surveillance.
Le Vietnam ici
Le chef Gates qui, au début de l’année, préconisait
l’invasion de la Colombie(en 1980 déjà il avait
proposé à Jimmy Carter la force d’invervention
de la police de Los Angeles pour libérer les otages de Téhéran)
a tourné en dérision lés protestations pour
la défense des libertés : "C’est la guerre...
Nous sommes très en colère ... Nous voulons faire
passer le message à tous les trouillards, à tous ces
petits trouillards, que nous allons venir et qu’on les aura..."
Pour renforcer cette comparaison le chef du service de lutte contre
les stupéfiants a mis les points sur les i : "C’est
le Vietnam ici."
"Eux" - ceux qui correspondent aux Vietcongs - ce sont
les membres des bandes locales de jeunes Noirs, divisés en
plusieurs centaines de groupes et rassemblés dans deux super-bandes
hostiles l’une à l’autre les "Crips"
et les "Bloods" que l’on distingue comme le sait
tout téléspectateur de Dennis Hopper, par la couleur
de leurs lacets, de leurs T-shirts et de leurs foulards (le rouge
pour les Bloods et le bleu pour les Crips). Dans la version officielle,reprise
et rendue sensationnelle par Hollywood, ces bandes comprennent de
véritables petites armées de guérilla urbaine
organisées pour la vente de crack et pour tirer sur la police
avec un arsenal d’armes automatiques UZI ou MAC - 10. Bien
que les bandes ne soient tout au plus que des bandes d’étudiants
ou de lycéens, les hommes politiques de la région
les comparent aux "milices meurtrières de Beyrouth".
A l’intérieur de la ville, dans le quartier latino
de Los Angeles, il y a une tradition de constitution de bandes importantes
qu’on décrit souvent dans les mêmes termes.
Mais dans les barrios de l’est la guerre des bandes est moins
meurtrière que dans le sud, sans doute en raison de l’importance
plus grande des enjeux et des affrontements autour du contrôle
du commerce de détail de la cocaïne. A l’est les
règlements de comptes mortels ont atteint un maximum de vingt-quatre
tués en 1978, puis sont descendus à quatre en 1984
(bien que cela puisse être une tendance temporaire étant
donné que certaines bandes s’organisent pour vendre
du crack). L’affrontement entre bandes dans le ghetto a au
contraire explosé, en synchronisation approximative avec
le changement de parcours du principal courant de cocaïne de
la Floride à la Californie du Sud via Mexico et l’apparition
du crack comme la cocaïne du pauvre. Depuis un an et demi les
assassinats liés à la guerre des bandes au sud de
la ville et de la région ont été supérieurs
à un par jour.
L’extension de la violence des jeunes (qui, comme nous le
verrons, a ses racines dans une augmentation dramatiquement croissante
de la pauvreté des jeunes) a été exagérée
par les autorités judiciaires et policières, ainsi
que par les médias de façon fantasmagorique. Le parquet
de Los Angeles, dans une valse de chiffres qui ne fait plus la distinction
entre l’imaginaire et la réalité a augmenté
ses estimations du nombre des membres de bandes de 10 000 à
50 000. Les journaux locaux et la télévision ont porté
ces chiffres à 70 000 à 80 000, tandis que les experts
des shérifs ont évoqué le spectre de 100 000
canailles s’abattant sur Los Angeles et sa région.
Depuis il semble qu’une véritable constellation de
Crips et de Bloods se soit infiltrée, comme on le dit, dans
tout le monde occidental, avec des dérivations de Seattle
à Denver, et même des mutants vers Tucson (pour parler
de points de vue hystériques).
Comme la peur des vagabonds à la fin du dix-neuvième
siècle, ou la peur des Rouges au début du siècle,
la hantise actuelle des bandes est devenue une relation de classe
imaginaire, un domaine de pseudo-connaissances et de projections
fantasmatiques, un véritable fétiche. Aussi longtemps
que les violences ont été confinées au ghetto,
les affrontements entre bandes n’étaient qu’une
façon de titiller le voyeurisme des yuppies dévorant
des articles terrifiants dans le "Los Angeles Times Magazine"
ou regardant l’émission locale de Michael Jackson.
Le frisson s’est transformé en peur en décembre
dernier lorsqu’une jeune femme a été tuée
près d’un théâtre dans le quartier de
loisirs de Westwood Village. Les commerçants les plus influents
de ce quartier qui peu de temps auparavant avaient incité
la police à utiliser des règles de couvre-feu pour
écarter les jeunes non-Blancs du village, réclamèrent
une protection policière extraordinaire alors qu’en
même temps Zev Yaroslavsky, conseiller municipal des quartiers
ouest et principal concurrent du maire (noir) Bradley, promettait
de fortes récompenses pour l’arrestation des "terroristes
urbains".
La dramatisation par la presse des coups de feu de Westwood et
l’insistance mise sur eux par la police enflammèrent
les ressentiments, déjà en train de fermenter, des
leaders de la communauté noire qui flétrirent Yaroslavsky,
la police et le maire Bradley pour leur incapacité à
répondre de façon comparable aux exactions et aux
voies de fait commises à South Central ou dans son voisinage.
Pendant plusieurs semaines les conseils résonnèrent
de débats sur le temps de réaction de la police dans
les différents quartiers et sur la répartition des
effectifs. Ces débats fortement marqués idéologiquement,
dans la mesure où ils étaient centrés exclusivement
sur des demandes pour poursuite plus "équitable"
et vigoureuse de la guerre contre les bandes, furent un prétexte
bienvenu pour un chef de la police ambitieux bien connu pour convoiter
la mairie ou d’autres hautes fonctions.
Les chasseurs de bandes
Le chef Hates, comme ses prédécesseurs à la
tête d’un des départements de police les plus
racistes des États-Unis, s’était heurté
à la méfiance, voire à la haine ouverte de
la communauté noire pour sa façon systématique
de couvrir les brutalités de la police de Los Angeles. En
1982, par exemple, après la mort par étouffement de
jeunes Noirs placés en garde à vue, il mit en avant
l’incroyable théorie selon laquelle les décès
étaient dus à l’anatomie des victimes et non
à l’emploi excessif de la force par la police : "Il
peut arriver que chez certains Noirs, lorsqu’on fait pression
sur la carotide, les veines ou les artères ne s’ouvrent
pas aussi vite que les gens "normaux" (sic) (d’après
le "Los Angeles Times" du 28 mars 1988). Au cours de la
même période la police a battu de nombreux habitants
non armés de South Central, y compris des Noirs victimes
d’attaques et pris pour leurs assaillants. Cette violence
policière échappant à tout contrôle et
non contenue par la discipline où les agents sont toujours
disculpés a conduit en réaction à la formation
de comités contre les abus policiers (CAPA) sur des bases
communautaires qui demandèrent la surveillance par chaque
communautés des pratiques policières.
Mais, après la fusillade de Westwood, les demandes de renforts
policiers venant de la communauté noire, donnèrent
à Gates une occasion inespérée de rendre hégémonique
la coalition pro police dans les différentes parties d’une
métropole divisée et polarisée socialement.
En paraissant répondre aux clameurs de South Central et de
ses environs, H. Gates s’est donné la possibilité
de capter le soutien des hommes politiques noirs. Pour obtenir une
couverture médiatique maximum, Gates a lancé la première
de ses rafles anti-bandes (la police de Los Angeles avait déjà
fait des rafles moins importantes pour chasser les sans-abri du
centre ville. Le programme de lutte contre le trafic lié
aux bandes ou GRATS a ciblé des zones de trafic de stupéfiants
par des expéditions de 200 à 300 policiers ayant ordre
d’arrêter et d’interroger toute personne soupçonnée
d’être membre d’une bande, en fonction de son
vêtement ou d’un signe de reconnaissance. Ainsi, en
jouant sur des prétextes aussi futiles que la couleur des
lacets ou la façon de se serrer la main, les unités
policières ont effectué en février et en mars
neuf rafles, employant 500 véhicules, et arrêté
1 500 personnes. Le vendredi saint le chef s’est vanté
des succès du GRATS réduisant de façon notable
la violence de la rue. Toutefois quelques heures après son
intervention des membres de bandes abattaient une jeune femme de
dix-neuf ans au milieu de la foule à un coin de rue de South
Central. L’hystérie s’empara aussitôt des
autorités civiles. Kenneth Hahn, Procureur du Comté,
demanda la mobilisation de la Garde Nationale de Californie : Yaroslavsky
affirma que la ville était confrontée à une
guerre, du fait de la violence des bandes, qui était pire
qu’à Beyrouth. Gates, désireux avant tout de
retenir les lumières de la rampe, annonça la transformation
du GRATS en un programme plus ambitieux encore, le HAMMER, avec
l’utilisation systématique de toutes les ressources
policières. La première des nombreuses "blizfriege"
policières frappa les rues de South Central. Bien que la
plupart des hommes politiques noirs se soient ralliés au
programme Hammer, les porte-paroles de la police se plaignirent
de l’absence d’enthousiasme des gens dans les zones
de bataille. "Les gens, au lieu d’être de notre
côté, portent toutes sortes d’accusations."
Effectivement le NAACP (association pour les droits des Noirs) a
fait état d’un nombre sans précédent
de plaintes pour tracasseries policières illégales.
Étant donné l’autorisation de terroriser les
membres de bandes et les vendeurs de crack qui lui a été
accordée, la police a selon toute vraisemblance dépassé
les bornes de ce qui est son devoir. Le 5 avril, elle a tué
un adolescent qui se mettait à l’abri derrière
un petit palmier sur Adams Boulevard. Il était prétendument
en train de chercher quelque chose dans son pantalon et, plus important
encore, on le soupçonnait d’être membre d’une
bande - une imputation qui semble justifier maintenant les mauvais
traitements policiers, voire les exécutions. Quelques semaines
plus tard, des forces de type Hammer prenant d’assaut une
maison supposée être un lieu de vente de drogue tirèrent
à plusieurs reprises sur un travailleur retraité du
bâtiment de quatre-vingt-un an. On ne trouva pas de drogue
et on peut penser que la police n’avait pas la bonne adresse
; en outre la nièce de la victime - elle était témoin
- a indiqué que son oncle avait été tué
alors qu’il levait les bras. La police s’est contentée
de répliquer que les bandes payaient souvent des personnes
âgées pour faire de leurs habitations des points de
ventes.
Au cours d’une saison où tout meurtre commis par une
bande était présenté comme une atrocité,
les deux homicides dus à la police ne causèrent que
de très légers remous. Un des rares groupes décidés
à critiquer les opérations Hammer était la
section de Californie du Sud de l’association américaine
pour les libertés civiles (ACLU), une association qui a souvent
été victime des pratiques non légales de la
police au cours des dernières décennies. Joan Howarth,
l’avocate qui défend les libertés civiles des
jeunes pour l’ACLU, a dénoncé vigoureusement
les rafles attrape-tout comme des "coups publicitaires"
destinés à vanter Gates - le Rambo de Los Angeles
- et à diriger des ressources fiscales rares vers une police
avide. Howarth a indiqué également que des opérations
de type Hammer impliquaient la violation massive des droits des
jeunes - pour ne pas mentionner les fusillades policières
- avec pour seuls effets de déchaîner les bandes et
d’augmenter leur prestige de hors-la-loi. Elle a souligné
par ailleurs l’inefficacité relative de la répression
- à moins d’utiliser des escadrons de la mort et des
internements massifs - pour contrecarrer les incitations économiques
et psychologiques à devenir membre d’une bande. En
dépit du fait qu’un millier de Crips et de Bloods sont
enfermés dans des quartiers séparés dans la
prison du Comté de Los Angeles, en dépit aussi de
l’incarcération de milliers de jeunes à tous
les niveaux du système pénal du camp de rééducation
aux cellules de condamnés à mort, le recrutement des
bandes est en pleine croissance. Si des condamnations à vingt
ans de prison ou à la chambre à gaz n’arrêtent
pas l’élargissement des bandes, quel effet dissuasif
peuvent avoir des tactiques de harcèlement ? La section locale
de l’ACLU, dont l’approche légaliste des problèmes
trouble quelque peu la perception des causes sociales de la criminalité
juvénile, pense que le pragmatisme peut conduire la police
à chercher des réponses qui restent dans le cadre
de la loi et détournent des rafles spectaculaires et des
arrestations de masse en faveur de poursuites individualisées.
Hames Hahan, jeune procureur combatif de Los Angeles, a mis aussi
en question l’efficacité de simples démonstrations
de force comme les opérations Hammer, mais il rejette la
tentative donquichottesque de l’ACLU de compenser une pression
policière croissante par une pression pour une observation
scrupuleuse des libertés civiles. Si le modèle de
Gates est le Général Westmoreland, soignant sa publicité
et s’appuyant sur les statistiques des morts, la conception
que se fait Hahn de l’éradication des bandes rappelle
les bureaucrates autoritaires dans des États comme l’Afrique
du Sud ou le Chili. De son point de vue, le problème c’est
la loi elle-même, avec ses garanties exagérées
pour les criminels dans le domaine de la procédure. Comme
les ennemis des vagabonds du dix-neuvième siècle ou
les pourchasseurs des communistes dans les années vingt,
il propose de considérer comme criminelle une couche tout
entière, en l’occurrence les membres des bandes et
de suspendre, en ce qui les concerne, la protection de la déclaration
des droits. Il est sans doute, parmi les juristes et les procureurs
américains, celui qui est allé le plus loin dans l’exploration
du terrain du futur État policier local.
L’épisode de la bande play-boy
Continuer à protéger l’activité des
bandes sous prétexte d’appliquer la constitution, c’est
porter un coup mortel à notre ville.
Le zèle répressif de Hahn est significatif à
un double titre, puisque, loin d’être un reaganien obtus,
il est le rejeton d’une dynastie libérale de Los Angeles
qui, par l’intermédiaire de son père procureur
général du Comté de Los Angeles, a des liens
forts avec les communautés noire et hispanique. Toutefois,
comme Gates et Yaroslavsky, il a calculé les avantages politiques
stratégiques de s’attaquer aux bandes, quand les problèmes
d’environnement et de sécurité personnelle deviennent
décisifs pour produire des reclassements électoraux
et de nouvelles configurations de pouvoir dans la municipalité.
Le coup d’envoi de la guerre personnelle de Hahn contre les
bandes a été les poursuites et le procès en
automne 1987 contre les membres du groupe "Playboy" des
Crips association non déclarée. Les membres de la
bande Playboy, un des nombreux groupes des Crips dans le Comté
de Los Angeles ont été choisis à cause de leur
proximité inhabituelle - dans le quartier Cadillac-Corning,
juste au sud de Beverley Hills et à l’est de Beverlywood
- de quartiers blancs riches. La bande Playboy rassemble des jeunes
venant de plusieurs quartiers de l’ouest (Hamelton, Université,
Palisades) qui sont allés vers Cadillac-Corning aux alentours
de 1981. A l’origine ils vendaient de l’héroïne,
puis ils passèrent au commerce plus lucratif de la cocaïne
et du crack en 1983-84. A cause de son voisinage avec l’ouest
yuppie, Cadillac-Corning était un centre idéal pour
diffuser la drogue, attirant des Blancs riches qui ne voulaient
pas aller à Watts et donnant aux membres de Playboy un avantage
par rapport aux bandes du sud.
Dans les poursuites de Hahn personne n’était nommément
cité si ce n’est de 1 à 300 types. On demandait
au tribunal de délivrer un arrêt temporaire interdisant
de 24 en 24 heures une série d’activités déclarées
illégales. Cela comprenait les rassemblements de deux personnes
ou plus, le stationnement dans les rues pour plus de cinq minutes
à toute heure du jour ou de la nuit, l’interdiction
d’avoir des visites chez soi de moins de dix minutes (une
allusion à la vente de drogue). Hahn demanda aussi (interdiction
des insignes des bandes et l’imposition d’un couvre-feu
de l’aube au crépuscule pour les jeunes des bandes.
Enfin, il demanda une réglementation provisoire pour les
trente-six îlots de Cadillac-Corning : tout "type"
pourrait être arrêté à moins de pouvoir
produire une lettre signée par un propriétaire ou
un employeur autorisant sa présence.
Comme l’ACLU n’a pas manqué de le relever très
vite, la suppression de l’immunité personnelle (de
la présomption d’innocence) et son remplacement par
la responsabilité collective pour les délits des bandes
est pratiquement identique au raisonnement employé en Afrique
du Sud pour condamner à mort les six de "Sharpeville"
en raison de leur présence dans une foule qui a lynché
un informateur de la police. Joan Howarth a aussi fait observer,
de façon glaciale, que les "remèdes" proposés
par Hahn, une réglementation de l’habillement, le couvre-feu,
des citations pour outrage à magistrat, représentaient
autant de façons subreptices de suspendre la Constitution
des États-Unis. Le Juge Deering de la Cour Suprême
de Californie, après avoir étudié l’affaire
présentée par le Procureur de la ville, a débouté
Hahn et confirmé le contre-argument de la défense
selon lequel il ne peut y avoir de poursuites que contre des individus
poursuivis pour des délits qualifié (ou des personnes
morales).
Le débat a continué dans le "Los Angeles Times".
Le nouveau président de l’ACLU, Danny Goldberg, producteur
de rock et principal bailleur de fonds du parti démocrate,
a accusé son camarade démocrate d’être
à la recherche de manchettes de journaux et de solutions
simplistes. Sans se laisser démonter, le procureur Hahn a
répondu en dénonçant la capitulation silencieuse
de l’ACLU devant une conception déplacée des
droits des particigants aux bandes, dans une ville en état
de siège. Selon son argumentation, les droits constitutionnels
ne peuvent être absolus, et, se prévalant du précédent
de la guerre, Hahn accusait l’ACLU d’être responsable
de la violence des bandes.
Malgré ces échecs dans les poursuites contre la bande
Play-boy, le bureau du procureur de la ville a continué à
rechercher les moyens de sanctionner pénalement la participation
aux bandes. En novembre 1987 il débarrasse de ses toiles
d’araignée la loi de 1919 sur le syndicalisme criminel
pour l’appliquer à Michael "Peanut" Martin,
un étudiant de dix-huit ans, leader présumé
de sept jeunes de la vallée de San Fernando se proclamant
"aryens de la classe ouvrière". Cette petite cellule
de skinheads accusés de s’attaquer aux immigrants hispaniques
était prise ici sur le plan légal comme représentative
de toutes les bandes en général. La loi sur le syndicalisme
criminel, votée spécialement pour détruire
les IWW (Industrial Workers of the World) et le parti communiste,
est une vieillerie sinistre, utilisée la dernière
fois, sans succès, contre deux organisateurs du Progressive
Labor Party (d’inspiration maoïste) dans les années
soixante. La plupart des journalistes et des défenseurs des
libertés furent surpris de voir que cette loi était
encore dans les rôles et a fortiori de voir qu’un accusateur
public cherchait à lui insuffler une nouvelle vie. H. Gahn
a vraisemblablement été arrêté par des
considérations sur le caractère anti-constitutionnel
de cette loi dans sa volonté de l’appliquer et a été
contraint de poursuivre Martin pour des délits beaucoup plus
prosaïques.
Pour autant, Hahn avait atteint un résultat non négligeable.
Il pouvait maintenant proclamer qu’il avait épuisé
toutes les possibilités légales existantes (faisant
ainsi la démonstration, selon lui, de la faiblesse de la
loi et non de la fausseté de sa méthode) et que seule
une nouvelle législation pourrait sauver Los Angeles du siège
par les Bandes. Cette position trouve un écho favorable chez
son prédécesseur, Ira Reiner. Alors qu’il occupait
le poste de Hahn en 1982, Reiner avait anticipé sur l’utilisation
du principe de la responsabilité collective obtenant un arrêt
de tribunal enjoignant aux membres d’une bande d’effacer
des graffitis ou bien d’aller en prison. Lors d’une
conférence théâtrale, il annonça qu’il
ne pouvait plus s’intéresser à la réhabilitation
des criminels des rues, mais qu’il voulait mettre en prison
le plus longtemps possible chacun de ces voyous meurtriers.
Le Gouverneur de Californie Dikemejian alla dans le sens de Reiner
en soumettant au Parlement des projets de lois rendant la peine
de mort plus fréquente et permettant des peines de prison
de seize ans sans possibilité de libération sur parole.
Entre temps des représentants des deux partis ont proposé
une législation modulée sur les positions de Hahn
et Reiner, qui firent un crime de la participation aux bandes, rendant
possible la confiscation de la propriété des membres
des bandes et autorisant des procès comme celui de la bande
Playboy. Cette législation en projet a été
accueillie par de véritables cris de guerre du côté
de la municipalité et du parquet. Quelques démocrates
de Californie du Nord ont cependant fait part de leurs doutes sur
le caractère conforme à la constitution d’une
telle législation. Le sénateur Bille Lockyer de Haywood,
rappelant que le parlement avait déjà voté
ou autorisé quatre-vingts mesures contre les bandes depuis
1984, a lancé cet avertissement : "Ces projets de loi
auraient justifié les internements des Japonais au cours
de la deuxième guerre mondiale."
Les contrecoups dans la communauté noire
Alors que le Parlement continue de discuter sur la façon
de rendre légalement criminelle la participation aux bandes,
tout cela à l’ombre d’une Cour Suprême
de Californie devenue récemment conservatrice (et presque
certainement susceptible d’accepter la constitutionnalité
de ce type de législation), l’opposition des progressistes
est incohérente. Joan Howarth de l’ACLU se plaint avec
plus de tristesse que d’amertume : "les progressistes
nous ont abandonnés dans cette question... La gauche a largement
été exclue de ce débat qui maintenant est totalement
dominé par la droite reaganienne et son reflet démocrate.
Le problème n’est pas à l’ordre du jour
chez les progressistes et, en conséquence, il n’y a
pas de mise en question des forces socio-économiques qui
ont entraîné l’expansion des bandes et de leur
contre-culture". Exploitant ce nouveau rapport de force, la
police obtient facilement de la commission de contrôle le
droit d’utiliser des munitions qui déchirent les chairs,
précisément ces balles dum-dum interdites en temps
de guerre par la Convention de Genève et précédemment
retirées des mains de la police par l’action de l’ACLU.
Pour justifier une stratégie d’arrestations massives
et de balles dum-dum, les chasseurs de bandes ne recourent pas à
autre chose qu’aux préjugés réchauffés
du racisme blanc - l’effondrement de la famille encouragé
par une politique laxiste de protection sociale et le déclin
des rôles paternels a entraîné l’apparition
d’une population sauvage qui représente une menace
sociale grave. Yaroslavsky, le prétendant à la mairie,
autrefois organisateur de la campagne présidentielle de Mc
Govern à l’Université de Californie, rugit maintenant
quand on lui parle des racines économiques du problème
des bandes et raconte une petite histoire nauséabonde, d’une
exactitude douteuse, sur une mère vivant de l’assistance
publique dans le ghetto et qui, ivre, fait arrêter abusivement
son fils membre d’une bande par la police. A la tête
de la commission des finances de la municipalité, il est
responsable de chèques en blanc accordés à
Gates. Dans une ville où l’aide d’urgence aux
pauvres s’est pratiquement effondrée, où il
y a 50 000 sans-abri, où la mortalité infantile (non-blanche)
grimpe vers un niveau du type Tiers Monde, Yaroslawsky met la puissance
de feu par-dessus tout : "Un budget établit des priorités
et si combattre la violence des bandes dans cette ville est la priorité
des priorités cela doit se refléter dans le budget,
et cela aux dépens de tous les autres chapitres."
Il y a quelques années cette façon sans pitié
d’aborder la criminalité des jeunes avait été
disqualifiée comme venimeuse et produite par une réaction
de fureur des Blancs. Mais aujourd’hui, il y a aussi des réactions
de colère de même type chez les Noirs. Ce qu’il
y a de qualitativement nouveau et d’inquiétant, c’est
le soutien de plus en plus fort accordé par les dirigeants
noirs à Hahn, Reiner et Gates pour "la guerre contre
les bandes". La NAACP a ainsi vivement appuyé les tentatives
de Hahn pour imposer la loi martiale aux membres de la bande Playboy.
Pour sa part le "South Central Organizing Committee" -
section locale très influente de l’ "Industrial
Areas Foundation" - a mené campagne pour obtenir plus
de déploiements policiers contre les jeunes des rues. Même
Maxime Waters, Sénateur pour la région de Watts-Willewlerook
et co-présidente de la Califomia Rainbow Coalition, est devenue
un "faucon" partisan de rafles policières.
La tendance est probablement nationale. Bien que Jesse Jackson
poursuive sa campagne pour un programme d’aide à la
jeunesse des ghettos, y compris pour les membres des bandes, d’autres
pensent que la vigilance est à l’ordre du jour. Dans
un essai écrit à Oakland, "Ground Zero",
le romancier Ishmael Reed affirme que le temps approche où
les travailleurs noirs qui ont dû supporter toute leur vie
des emplois stupides et toutes sortes d’humiliations pour
que leurs enfants puissent réussir devront passer à
l’offensive contre les terroristes noirs, les fascistes du
crack. Comparant la vie quotidienne à Oakland et la vie à
Haïti sous les tontons macoutes il dit son mépris pour
les libéraux blancs qui ont des posters "Hors du Nicaragua"
sur leurs Volvos, mais tolèrent les fascistes de la drogue
qui ont pour proie les bons citoyens d’Oakland.
La répulsion des Noirs pour la criminalité des jeunes
- en fait l’idée que les dealers et les bandes menacent
l’intégrité de la culture noire - est en train
de contribuer à une recomposition des politiques traditionnelles
de loi et d’ordre, en jetant les bases d’un raz-de-marée
pour la répression. L’antipathie traditionnelle entre
les communautés noires des centres ville et la police est
maintenant recouverte par une peur plus pressante de la culture
des bandes. Des intellectuels noirs, autrefois nationalistes, comme
Reed, jouent avec l’idée que le sacrifice de la couche
de jeunes criminalisés (l’ordure) peut être la
seule solution de rechange à la dissolution d’une communauté
bâtie héroïquement pendant des générations
de résistance à l’Amérique blanche raciste.
Comment peut-on expliquer qu’à l’intérieur
de la communauté noire les relations inter-générations,
après tant de jours d’espoir, se soient assombries
à ce point ?
Lelumpen prolétariat révolutionnaire
Il faut dire quelques mots sur l’histoire des bandes noires
des rues de Los Angeles. Dans les années quarante, quand
des dizaines de milliers d’immigrants noirs du Sud-Est s’entassèrent
dans des appartements surpeuplés de Brouzeille (Little Tokyo)
et de Central Avenue, les bandes furent une sorte de défense
organique contre des attaques racistes, comme celles menées
en 1943 par des soldats blancs. C’est aussi à cette
époque que s’affirma la contre-culture zazou et be-bop
dont le chroniqueur fut Chester Himes.
Plus tard dans les années cinquante et soixante, alors que
les tensions qui ont conduit à l’explosion de Watts
s’accumulaient inexorablement, les bandes, comme le ghetto
lui-même, se sont étendues : "mondes froids"
de la socialisation urbaine pour les jeunes nouveaux venus du Texas,
de la Louisiane et du Mississippi. Lors de l’été
brûlant de 1965, quand la communauté tout entière
se souleva contre un harcèlement policier insupportable et
des discriminations systématiques dans les domaines du logement
et de l’emploi, plusieurs bandes étaient déjà
en voie de politisation et constituaient des organisations paramilitaires
très populaires.
Des vétérans de la lutte pour les droits civiques
à Los Angeles se rappellent une affaire mémorable.
Lors d’une protestation contre un restaurant blanc pratiquant
la ségrégation raciale, une bande les sauva de l’intervention
d’une bande de casseurs blancs. Cette bande était la
bande légendaire des Slausons qui est devenue par la suite
un réseau de recrutement pour les "Black Panthers"
à Los Angeles à la fin des années soixante.
Alprentice "Bunch" Carter et John Huggins, les leaders
locaux des Panthers assassinés sur le campus de l’UCLA
(Université de Californie), étaient tous les deux
d’anciens "Slausons" ; de fait "Bunchy"
avait été un chef de guerre fameux. Elmer "Geronimo"
Pratt, le leader des Blacks Panthers toujours enfermé à
San Quentin après un procès inique, avait appartenu
à’ des bandes de Los Angeles avant de s’engager
dans les parachutistes et de servir au Vietnam. Il n’est pas
vraiment surprenant, en conséquence, qu’à la
fin des années soixante les durs des rues - qui au cours
d’une semaine extraordinaire de 1965 avaient chassé
les "Porcs" (les blancs) du territoire de la communauté
représentait la réserve stratégique de la libération
des noirs, tout au moins comme son avant-garde.
II y a eu un moment au cours de cette période où
l’on a pu croire que les "Panthers" avec la montée
de leur influence dans la rue et les lycées pourraient devenir
le dernier mouvement révolutionnaire des jeunes. Mais les
provocations COINTELPRO (menées par le FBI) et les attaques
meurtrières de la police de Los Angeles, dont le point culminant
fut le très long siège du quartier général
des Panthers, détruisirent le parti à Los Angeles.
Au même moment la politique réformiste trouvait un
regain de faveur avec la montée de Tom Bradley, un officier
de police retraité, soutenu par une coalition large de Noirs,
de Juifs et de libéraux.. En outre dans les derniers jours
du boom économique dû à la Guerre du Vietnam,
des jeunes Noirs commencèrent à trouver, en nombre
substantiel, des emplois dans l’industrie et les transports.
Pour les moins de vingt ans et les jeunes chômeurs, il y avait
aussi des occupations et des stages de formation financés
par le gouvernement fédéral pour vider les rues en
été.
Mais le progrès économique pour les Noirs à
Los Angeles a été ou bien éphémère
ou bien ambigu. Des géographes disent que la communauté
noire de Los Angeles est à l’heure actuelle la plus
polarisée intérieurement en termes de revenus et de
logements. Ces quinze dernières années des employés
et des spécialistes noirs, partageant la prospérité
des nouveaux riches de l’industrie aérospatiale et
de l’industrie des loisirs, ont quitté la plaine de
South-Central pour les logements haut de gamme et les belles villas
de Hacienda-Ladera Hights et Baldwin Hills - un reflet noir des
quartiers très prospères de Hollywood Hills au nord.
Les ouvriers noirs de la plaine, d’un autre côté,
ont dû faire face à un déclin économique
impitoyable. Alors que les ressources de la ville ont été
utilisées pour financer la restauration du centre ville,
des grandes sociétés, le petit commerce noir a périclité
et les programmes d’emploi ont pratiquement disparu. Encore
plus catastrophique, la ceinture manufacturière de l’est
forte d’usines automobiles, d’aciéries, de centrales
électriques et d’usines de pneumatiques, sur laquelle
les ouvriers noirs comptaient pour bénéficier d’emplois
bien payés et d’une véritable mobilité
professionnelle, a été entièrement restructurée.
En empruntant la terminologie d’Alain Lipietz on pourrait
dire que l’industrie de Los Angeles est retournée du
fordisme vers une forme de taylorisme de type asiatique. A la fin
des années soixante-dix, l’économie de la Californie
du Sud s’est massivement ouverte aux importations et presque
tout le secteur du travail à la chaîne a fermé,
ce qui fait que des dizaines de milliers d’emplois, tenus
par des travailleurs syndiqués, ont disparu.
Cette désindustrialisation sectorielle a eu des effets très
profonds sur les rapports de sexe, sur les relations de classe,
sur les relations raciales que peuvent entretenir les travailleurs
noirs de la plaine. Les jeunes femmes noires ont pu compenser en
partie le recul de l’économie locale en acceptant des
emplois de plus bas niveau en informatique, mais les jeunes travailleurs
noirs ont été confrontés à une disparition
presque complète des emplois que leur offrait jusqu’alors
le marché du travail. Les emplois industriels ou dans les
transports qui avaient donné à leurs pères
et à leurs frères plus âgés un minimum
de dignité économique ont disparu ou ont été
déplacés vers des zones blanches - cinquante ou soixante
milles plus loin vers San Bernardino ou le Comté de Ventura.
Les Noirs en Californie du Sud, plus particulièrement les
jeunes hommes, ont été exclus des créations
massives d’emplois dans les grandes banlieues. C’est
un fait stupéfiant - emblématique d’un racisme
institutionnel beaucoup plus rampant qu’on ne (admet habituellement
- que la plupart des pôles résidentiels et de croissance
des emplois (le Comté de Contra Costa, le Comté d’Orange,
le nord du Comté de San Diego) - ont une population noire
d’un pour cent ou moins. Les jeunes Noirs ont également
été tenus à l’écart des emplois
les plus intéressants du secteur des services. L’absence
des jeunes Noirs est frappante dans les centres commerciaux, dont
les emplois sont convoités par les jeunes Blancs de moins
de vingt ans. Par ailleurs les jeunes Noirs qui sont prêts
à accepter des emplois de domestiques sont en compétition
perdue d’avance avec des immigrés récents, parce
que les employeurs ont une opinion très claire sur la "docilité"
des Noirs. Le résultat est que le taux de chômage chez
les jeunes Noirs du Comté de Los Angeles, malgré une
croissance économique régionale ininterrompue et une
nouvelle explosion de consommation ostentatoire, atteint le niveau
incroyable de 45%.
Cette partialité du marché du travail qui frappe
les jeunes Noirs est si spécifique et extrême qu’on
ne peut s’étonner de voir des chercheurs noirs évoquer
les dangers qui menacent particulièrement les jeunes hommes
noirs et parler d’une nouvelle morbidité noire ainsi
que d’une déclaration de guerre de facto de la société
blanche. Mais ce qui arrive aux jeunes Noirs sur le marché
du travail est seulement une dimension de la crise socio-économique
qui a enfanté la contre-économie de la criminalité
des jeunes et de la vente de drogue.
Une jeunesse non récupérable
Relié à la marginalisation économique du South
Central Los Angeles, il y a un rajeunissement dramatique de la pauvreté
dans le Comté de Los Angeles où quarante pour cent
des enfants vivent en-dessous ou à peine au-dessus du seuil
officiel de pauvreté. Les secteurs les plus pauvres sont
invariablement les plus jeunes. Le poids politique croissant des
riches propriétaires de résidences entraîne
une ségrégation de l’habitat et la redistribution
des ressources fiscales des pauvres vers les riches, ce qui fait
que les jeunes du centre ville sont victimes d’une politique
consciente de démantèlement social. L’irrécupérabilité,
tacitement admise, de la jeunesse brune et noire de la "cité
des anges", peut se mesurer en effet en suivant le drainage
des ressources en dehors des programmes sociaux pourtant si nécessaires.
Les attaques les plus parlantes ont été celles menées
contre les programmes d’emploi des jeunes, d’abord sous
Nixon, puis sous Reagan pour mettre fin à la politique de
"Grande Société" (décidée
sous Johnson). Le système scolaire, bien entendu, ne s’en
tire pas mieux. Au niveau de l’État, le système
californien d’éducation tant vanté autrefois,
est en déclin constant, les dépenses par élève
passant de la 9ème place à la 33ème place et
ne représentant plus que le tiers des dépenses de
l’État de New York. Le district scolaire unifié
de Los Angeles, le deuxième du pays avec 590 000 élèves,
a des classes plus nombreuses que celles du Mississippi et un taux
d’absentéisme étonnant de 30 à 50% dans
les lycées. Le terme unifié est une fausse appellation,
car le district a mis en place depuis plusieurs années des
systèmes séparés pour les Noirs, les Latinos
et les Blancs. Comme la NAACP l’a mis en évidence dans
un procès important, la ségrégation est rampante
et la qualité de l’enseignement reflète directement
le niveau socio-économique du voisinage. En outre, Joseph
Duff avocat de la NAACP a souligné que la discrimination
raciale dans les écoles est encore renforcée par une
discrimination contre les familles avec beaucoup d’enfants.
Mal servis par un système scolaire surchargé, séparé
et inégal, les jeunes à bas revenus sont encore plus
mal lotis après l’école. Dans le Comté
de Los Angeles, il y a entre 250 000 et 350 000 enfants de 5 à
14 ans qui sont sans surveillance après l’école
et avant le retour du travail de leurs parents.
Pourtant l’administration Bradley qui opère des tris
dans les programmes municipaux en raison d’une politique d’austérité
fiscale a pratiquement laissé tomber les loisirs publics.
En 1987 on a seulement accordé 30 000 dollars aux équipements
dans 150 centres fréquentés par des milliers d’enfants
pauvres. On a aussi adopté le principe de la proportionnalité
(en fonction de la taille des parcs) pour répartir cet argent
chichement mesuré. Comme les parties les plus riches de la
ville ont beaucoup plus d’espaces verts, à ce niveau,
il y a une redistribution vers le haut. Le résultat est une
dégradation rapide des parcs et espaces publics du centre
ville, laissés sans entretien et sans surveillance et devenant
dangereux. Ces parcs sont en fait annexés par les bandes
des rues. Il y a eu des mobilisations désordonnées
contre le déclin des infrastructures sociales et contre l’implosion
de l’économie de South Central Los Angeles. Certains
dirigeants de la lutte pour les droits civiques comme Maxime Waters
du Sénat de l’État de Californie et Ted Watkins
de Watts Labor Action ont fait pression sur le Parlement de Sacramento
pour qu’il y ait des débats sur les fermetures d’entreprises
et sur la misère économique. Malgré une accumulation
de témoignages, le Parlement si prompt à se porter
au secours de la loi et de l’ordre ne fit rien pour aborder
sérieusement les problèmes de la dépression
économique qui alimente la criminalité. Les militants
noirs des années soixante préconisaient, eux, des
actions plus hardies ; c’était en particulier le cas
de Michael Zinzun de "Committee Against Police Abuse"
et d’Anthony Thigpan de "Jobs with Peace". Mais
leurs efforts répétés pour construire une organisation
sur l’ensemble de la ville et développer des actions
systématiques à la base ont été sabotés
par le système de pouvoir en place. La campagne du comité
"Jobs with Peace" pour évaluer l’impact des
dépenses militaires sur les communautés locales a
été combattue par une propagande haineuse organisée
par Henry Waxman et Howard Berman, conseillers politiques des démocrates
de l’Ouest.
Par ailleurs, la bataille de Zinzun pour mettre en lumière
les brutalités policières dans le comté de
Los Angeles a eu pour résultat un brutal passage à
tabac par la police de Pasadena et la perte d’un oeil. Ce
n’est pas une critique du dévouement de ces militants
que de souligner qu’il s’agit d’une lutte entre
David et Goliath. Contrairement à ce qui se passe à
Chicago où le niveau économique du ghetto a pu être
ramené à sa véritable origine, la suprématie
blanche, à Los Angeles le système Bradley combinant
l’intégration de représentants noirs et la répression
a très bien joué pour étouffer la protestation
noire ou l’insurrection électorale.
Comme l’a montré le radical L.A. Weekly un peu plus
tard, la clique de la mairie est responsable du vide des politiques
publiques ou des actions sur la crise de la jeunesse ce qui ne laisse
guère d’autre choix à des milliers de gosses
des rues que de s’engager dans le programme de création
d’emplois cryptokeynésiens mis en oeuvre par les tsars
de la cocaïne. Revenant visiter Watts une génération
après son travail de pionnier sur ce quartier, Paul Bullock,
un économiste spécialiste des relations industrielles,
a découvert que les choses étaient allées en
s’aggravant depuis 1965. Au centre de la désespérance
de la communauté, il y a le chômage endémique
des jeunes. Bullock a observé que la seule option rationnelle
qui reste ouverte aux adolescents - au moins au sens néo-classique
du choix économique individuel - est de vendre de la drogue.
Dans la mesure où le pouvoir de la communauté est
déclinant, les jeunes du ghetto qui ne veulent pas être
"irrécupérables", se sont regroupés
dans la seule organisation sociale qui semble offrir un refuge :
la bande des rues.
L’économie politique du crack
Depuis la fin des années soixante-dix tous les secteurs
importants de l’économie de la Californie du Sud, du
tourisme au vêtement (à la seule exception de la production
militaire), se sont réorientés vers les relations
avec l’étranger (commerce et investissement). South
Central Los Angeles, comme nous l’avons indiqué, a
été la grande perdante dans cette transformation,
puisque les importations de produits asiatiques et la délocalisation
de la production vers l’étranger ont abouti à
la fermeture d’entreprises, sans qu’il y ait création
d’emplois de compensation pour les membres de la communauté
noire. Le génie particulier des Crips et des Bloods, c’est
d’avoir su s’adapter habilement dans des circuits essentiels
du commerce international. A l’âge de l’impérialisme
des stupéfiants, ils sont comparables à ces "États
de la poudre à fusil" d’Afrique de l’Ouest,
à ces chefs roués qui furent des intermédiaires
dans le commerce des esclaves au XVIIIe siècle, pendant que
l’Afrique perdait son sang. Beaucoup de leur influence et
de leur prestige, mais aussi leur caractère dangereux, est
à rapporter à la haute valeur et à la grande
rentabilité de leur marchandise d’importation - la
cocaïne - et à leur capacité à ravitailler
un marché bipolaire de consommateurs terminaux, aussi bien
des riches de l’ouest que les pauvres de la rue. Les bandes
latino de l’est par contre vendent essentiellement des drogues
faites sur place, amphétamines, marijuana, etc., qui n’ont
pas une très grande valeur d’échange sur un
marché fait avant tout d’adolescents pauvres. Il leur
reste encore à s’internationaliser.
Le commerce actuel de la cocaïne est un exemple étonnant
de ce que certains économistes (après Sabel et Piore)
appellent l’accumulation flexible, à l’échelle
d’un hémisphère. La règle du jeu est
de combiner le contrôle financier maximum avec un déploiement
flexible et interchangeable de producteurs et de vendeurs sur des
aires nationales variables. Au point de départ la coca est
cultivée par des paysans pauvres des Andes, émigrant
par milliers vers des zones frontalières comme la vallée
de Huallaya au Pérou, où ils jouissent parfois de
la protection du "Sentier lumineux". Récemment
les grands chefs colombiens de ce commerce ont assuré la
continuité de l’offre et leur capacité à
imposer les prix, en ouvrant leurs propres plantations de coca employant
des travailleurs salariés. Comme pour la production de pétrole,
c’est le processus de raffinage qui est fondamental et il
s’opère dans des laboratoires colombiens sous la supervision
du cartel de Medellin et de son rival de Cali.
Dans l’imagination populaire le cartel de Medellin a remplacé
la Mafia comme symbole d’une conspiration ultra-criminelle
menée par une puissance presque occulte. La réalité
est peut-être plus prosaïque. "Fortune", dans
une série spéciale sur le commerce de la drogue, a
souligné la mentalité de businessmen des dirigeants
du cartel de Medellin, qui ont transformé le trafic de la
cocaïne en une industrie multinationale ("Fortune"
20 juin 1988).
Comme pour les affaires ordinaires lorsqu’il y a un boom
des ventes, le commerce de la cocaïne doit résoudre
des problèmes d’offre et de demande. La surproduction,
due à la fois à la promotion délibérée
de l’offre par le cartel de Medellin et à la recherche
désespérée par les paysans d’une production
vendable, est maintenant endémique. Malgré la position
monopoliste des cartels par rapport aux producteurs, le prix de
détail de la cocaïne est tombé de moitié
depuis le début des années quatre-vingt. Cela a entraîné
des changements importants dans les stratégies de vente et
les structures de marché, avec notamment l’apparition
du crack comme la cocaïne de l’homme pauvre.
Depuis la militarisation de la lutte fédérale contre
la drogue dans la Floride du Sud, la route de la cocaïne s’est
peu à peu déportée vers Los Angeles (via la
mafia mexicaine), qui selon le procureur fédéral Robert
Bonner a déclassé Miami comme le principal centre
de distribution de cocaïne. Les chargements de 50 à
100 livres de cocaïne sont surveillés par les Colombiens
associés à des groupements de vendeurs. Les Colombiens
toutefois ne veulent pas de contacts directs avec les bandes des
rues, laissant les liaisons à établir à des
exilés cubains dont le rôle dans le trafic des stupéfiants
en Californie du Sud semble aussi important qu’il l’était
en Californie. Le commerce au niveau de la rue est concédé
aux bandes qui utilisent des "rock houses", des appartements
ou des bungalows qui servent de magasins de vente de drogue. A South
Central Los Angeles, les lieux de vente de drogue sont maintenant
plus nombreux que les débits de boisson. La police de Los
Angeles estime qu’il y a 150 peut-être 200 maisons de
vente de drogue qui ont des chiffres d’affaire de plus 5 000
dollars par jour. Les estimations sur le volume global des affaires
annuelles de lieux de vente de drogue vont d’un quart de milliard
à un demi-milliard de dollars. Les débits de vente
de la drogue transforment la poudre en cristaux utilisables pour
fumer et les vendent à des consommateurs et des revendeurs
dans la rue. La maison typique emploie quatre jeunes, un dealer,
un vendeur, un garde et un guetteur. Ces jeunes dans un Mac Donald
gagneraient à peine le salaire minimum, dans un débit
de drogue ils peuvent se faire 750 dollars par semaine, et beaucoup
d’entre eux sont devenus les gagne-pain de leurs familles.
Le silence du voisinage est parfois obtenu par la terreur, mais
comme la police l’a reconnu à contrecœur, il est
souvent acquis par des méthodes de Robin des Bois (de l’argent
pour acheter de la nourriture ou pour payer un loyer).
Jusqu’à une date récente la cocaïne était
une drogue noble, réservée aux conducteurs de Porsche.
Mais à partir de 1983-84, en fonction de l’adaptation
des cartels à la surproduction, des cris taux à 25
dollars ont fait leur apparition à Los Angeles et dans d’autres
villes. Les hôpitaux et la police ont enregistré des
effets cataclysmiques : doublement des hospitalisations d’urgence
pour absorption dangereuse de drogue, quintuplement des arrestations
de jeunes pour vente de drogue. Il faut se souvenir que le crack
n’est pas seulement une cocaïne bon marché, mais
une drogue mortelle. C’est en effet une des substances les
plus toxiques que l’on connaisse, une sorte de marchandise
absolue qui rend esclaves ceux qui la consomment, la plus dévastatrice
des drogues qui touchent des générations de jeunes
Américains. Lors de l’augmentation de l’offre
de crack dans les rues, les rivalités entre les bandes se
sont transformées en batailles rangées à propos
des territoires et des marges de bénéfices.
L’apparition du crack a donné à la culture
des bandes une portée terrible, presque irrésistible.
La pathologie économique, ce qui n’est pas étonnant,
est un facteur fortuit plus puissant que les syndromes présumés
de "l’écroulement de la famille" ou que la
culture du ghetto. Ce qui ne veut pas dire réduire le phénomène
des bandes, maintenant ou dans le passé, à un simple
déterminisme économique. Depuis que de jeunes Irlandais
ont inventé vers 1840 les bandes de rue modernes dans les
taudis de Boston et de New York, les liens et les attaches des bandes
ont développé une très forte affectivité,
une solidarité qui excluent d’autres empathies et se
transforment en haine de soi pour ceux qui ne font pas partie du
groupe. Mais les Crips et les Bloods, qui portent des T-shirts Gucci,
ont aux pieds des baskets Nike et louchent sur les dealers qui conduisent
des BMW, sont aussi de vraies créations de l’âge
du "matérialisme" reaganien. Leur conception du
monde est faite avant tout d’une perception aiguë de
ce qui se passe à l’ouest de la ville, où la
jeunesse dorée, à la morale "au degré
moins zéro" pratique une indifférence insolente
et une rapacité qui sont aussi une forme de violence des
rues. En se lançant dans un consumérisme de la fuite
en avant et dans les fantaisies impossibles de la puissance et de
l’immunité personnelles, les gosses de toutes les classes
et couleurs veulent saisir la satisfaction immédiate - même
s’ils ouvrent la voie de leur propre destruction.
Il y a peu de raisons de croire que l’économie du
crack (ou la culture de bande) va s’arrêter de croître
ou restera limitée à South Central Los Angeles. Bien
que les épicentres se situent toujours dans les zones du
ghetto où il y a le plus de chômage comme Watts-Willowbrook,
les districts d’Athems et de la "Jungle", la mystique
des bandes est en train de se répandre dans les zones occupées
par la classe moyenne noire, où les parents sont prêts
à sombrer dans la panique ou l’esprit sécuritaire.
Dans les barrios, dans les nouvelles Chinatowns et dans les petites
Saigon les adolescents voient jalousement le pouvoir et la notoriété
des bandes noires. Ce sont les enfants des nouveaux travailleurs
pauvres - les immigrants qui nettoient les maisons des quartiers
ouest, qui desservent les tables dans les cafés chic ou cousent
les vêtements de bain. Si les parents mesurent encore la qualité
de la vie en fonction des conceptions de leur pays d’origine,
les idées des enfants sont marquées par les stimuli
qui viennent en permanence de la culture consumériste de
Los Angeles. Piégés dans des emplois mal payés
au milieu de ce qui apparaît un demi-paradis pour gosses blancs,
ils s’orientent aussi vers des raccourcis et des moyens magiques
pour se donner plus de puissance.
Des rêves différés
Ces effets terribles de la violence des bandes et de la consommation
de crack sur les communautés à bas revenus posent
des problèmes urgents et d’une très grande difficulté
pour mettre au point des politiques à la base et réunir
des coalitions arc-en-ciel. Comment échapper au dilemme du
soutien à la police ou ignorer les cris de désespoir
qui viennent des familles de travailleurs ? Ces réponses
tactiques de la gauche jusqu’à présent n’ont
pas été brillantes. Mark Naison, un historien spécialiste
de l’histoire des Noirs, propose par exemple de prendre des
mesures drastiques pour briser la domination des éléments
criminels sur les quartiers pauvres.
Si, comme le prétendent Gates, Hahn et Bradley, les bandes
constituent vraiment une armée de guérilla urbaine
et qu’on est en état de guerre, il faudra en arriver
à l’extermination. La stratégie strictement
punitive, acceptée par tous les secteurs de l’establishment,
y compris beaucoup de Noirs et de libéraux, ne pourra que
rendre les choses pires. Ceux qui applaudissent les opérations
Hammer (marteau) comme un mal nécessaire aujourd’hui,
défendront nécessairement une forme ou une autre d’internement
des jeunes demain. La logique des libertés civiles n’a
jamais été aussi contraignante : les droits que l’on
ôte aux membres des bandes, il faudra aussi les enlever à
tous les jeunes des minorités : les murs que l’on construira
autour des bandes emprisonneront des communautés entières
; l’État policier une fois mis en branle pourra difficilement
être arrêté.
Bien entendu en s’opposant aux politiques d’État
d’urgence, les progressistes ne devraient pas oublier les
urgences. La polarisation sociale à Los Angeles et dans l’ensemble
de l’Amérique impériale a été
intériorisée comme un ouragan de feu tourné
contre soi-même dans les communautés opprimées
: ce n’est pas une insurrection des pauvres contre les riches.
Les bandes sont très solidement arrivées au culte
américain de la survie personnelle. Comme le romancier Claude
Brown nous le rappelle : "les jeunes dealers de crack ne font
que poursuivre le rêve américain par les seuls moyens
qui leur sont accessibles - l’aventure de la vente de drogue.
C’est certes une entreprise très risquée, mais
la vie est ainsi pour les jeunes des minorités en Amérique.
Ils ne voient pas d’autres choix possibles". Les rodomontades
du chef Gates ne les effraient certainement pas, pas plus que les
menaces de déportation à la campagne, ou encore le
doublement du système pénitentiaire. Toutefois, parce
que les bandes sont elles-mêmes des imitations du système
capitaliste qui les entoure, il ne peut être question de les
idéaliser et d’en faire des redresseurs de torts ou
d’y voir comme dans les années soixante des sujets
révolutionnaires potentiels.
Cela ne veut pas dire qu’il faut les considérer comme
une génération perdue. Comme Anthony Thigpen et Michael
Zunzun ne cessent de le rappeler, les bandes prospèrent parce
que des modèles plus humains de rôles sociaux ont été
liquidés par la police dans les années soixante. Rien
n’est plus important que d’inventer d’autres formes
de culture des jeunes et d’auto-organisation, d’autres
voies de liaison, de passion et d’attachement au groupe qui
se tournent vers la reprise de la bataille pour la libération.
Il est décevant que la conception très intéressante
d’une coalition arc-en-ciel n’ait pas conduit à
la création d’un mouvement de jeunes arc-en-ciel, en
suivant l’exemple du SNCC, des Panthers et des "Camarades"
de Soweto. Comme beaucoup d’autres choses, c’est un
rêve différé et un dernier espoir.
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