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AUX ORIGINES DU TIERS-MONDE
Les famines coloniales, génocide oublié
Par Mike Davis
Auteur de l’essai Le Pire des mondes possibles, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jacques Mailhos, La Découverte, Paris, 2006, et de Génocides tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales (1870-1900), La Découverte, Paris, 2003. En anglais : The Monster at Our Door. The Global Threat of Avian Flu, The New Press, New York, 2005.

Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2003/04/DAVIS/10083

Quand un dérèglement climatique ou une épidémie frappent des millions de personnes, la catastrophe « naturelle » masque les autres ressorts de la tragédie. Ainsi les grandes sécheresses qui frappèrent le monde, dans les années 1870, ne sont pas seules comptables de leur coût humain. Les politiques coloniales menèrent les habitants des tropiques, par dizaines de millions, à la famine et à la mort. C’est cette histoire enfouie que Mike Davis s’attache à reconstituer dans un livre dont cet article est extrait.

Comme les lecteurs contemporains de Nature et d’autres revues scientifiques pouvaient s’en rendre compte à l’époque, [la grande sécheresse des années 1876 à 1879 a constitué] un désastre aux proportions véritablement planétaires, puisqu’on signalait des cas de sécheresse et de famine à Java, aux Philippines, en Nouvelle-Calédonie, en Corée, au Brésil, en Afrique australe et en Afrique du Nord. Jusqu’alors, personne n’avait soupçonné qu’une perturbation climatique majeure pouvait se produire de façon synchronisée sur toute l’étendue de la zone tropicale des moussons, ainsi que sur la Chine du Nord et le Maghreb.

Certes, on ne pouvait estimer le nombre des victimes que de manière fort approximative, mais il était horriblement clair que le million de morts de la famine irlandaise de 1845-1847 devait être multiplié au moins par dix. D’après les calculs d’un journaliste britannique, même en additionnant toutes les victimes des guerres conventionnelles depuis Austerlitz jusqu’à Antietam et Sedan, on n’atteignait probablement pas le niveau de mortalité de l’Inde du Sud pendant cette crise (1). Seule la révolution des Taïping (1851-1864), à savoir la guerre civile la plus sanglante de l’histoire de l’humanité, avec ses vingt à trente millions de morts supposés, pouvait revendiquer un nombre aussi grand de victimes (2).

Mais la grande sécheresse des années 1876-1879 ne fut que la première des trois crises de subsistance qui, à l’échelle planétaire, marquèrent la seconde moitié du règne de Victoria. Entre 1889 et 1891, de nouvelles sécheresses répandirent la famine en Inde, en Corée, au Brésil et en Russie, même si c’est en Ethiopie et au Soudan que la crise fut la plus grave, avec la mort de peut-être un tiers de la population. Puis, entre 1896 et 1902, la mousson fit à nouveau défaut à plusieurs reprises dans toute la zone tropicale et en Chine du Nord. Des épidémies dévastatrices de paludisme, de peste bubonique, de dysenterie, de variole et de choléra firent des millions de victimes parmi les habitants de ces régions affaiblis par la famine.

Avec une rapacité sans égale, les empires européens, imités en cela par le Japon et les Etats-Unis, saisirent l’occasion pour se tailler de nouvelles colonies, exproprier des terres communales et accaparer de nouvelles ressources minières et agricoles. Ce qui, du point de vue des métropoles, pouvait passer pour l’ultime éclat crépusculaire d’un siècle de gloire impériale se présentait aux yeux des masses africaines ou asiatiques sous la lumière sinistre d’un immense bûcher funéraire.
Trois engrenages implacables

Le nombre total des victimes de ces trois vagues de sécheresse, de famine et d’épidémies n’est vraisemblablement pas inférieur à trente millions. (...) Mais, si les taudis ouvriers décrits par Dickens sont restés imprimés dans la mémoire historique, les enfants affamés de 1876 et de 1899 ont disparu de la scène. Presque sans exception, les historiens modernes qui écrivent sur le XIXe siècle dans le monde d’un point de vue euro-américain ignorent les sécheresses exceptionnelles et les grandes famines qui ont alors frappé ce que nous appelons aujourd’hui le « tiers-monde ». (...)

[Or], non seulement des dizaines de millions de paysans pauvres sont morts de façon atroce, mais ils sont morts dans des conditions et pour des raisons qui contredisent largement l’interprétation conventionnelle de l’histoire économique de ce siècle. Ainsi, par exemple, comment expliquer le fait qu’au cours du même demi-siècle qui a vu la famine en temps de paix disparaître d’Europe occidentale, elle se soit propagée de façon aussi dévastatrice à travers le monde colonial tout entier ? De même, comment considérer les déclarations autosatisfaites sur les effets bénéfiques et salvateurs des chemins de fer et des marchés céréaliers modernes quand on sait que des millions de gens, en particulier dans l’Inde britannique, ont rendu leur dernier soupir le long des voies ferrées et aux portes des entrepôts de céréales ? Et, dans le cas de la Chine, comment expliquer le déclin impressionnant de la capacité d’intervention de l’Etat en faveur des populations, notamment en matière de prévention des famines, qui semble être étroitement associé à l’« ouverture » forcée de l’empire à la modernité imposée par les Britanniques et les autres puissances coloniales ?

En d’autres termes, il ne s’agit pas de « terres de famine » échouées dans les eaux stagnantes de l’histoire mondiale, mais du sort de l’humanité tropicale au moment précis (1870-1914) où sa force de travail et ses ressources sont absorbées par la dynamique d’une économie-monde centrée sur Londres (3). Ces millions de morts n’étaient pas étrangers au « système du monde moderne », mais se trouvaient en plein processus d’incorporation à ses structures économiques et politiques. Leur fin tragique a eu lieu en plein âge d’or du capitalisme libéral ; en fait, on peut même dire de nombre d’entre eux qu’ils furent les victimes mortelles de l’application littéralement théologique des principes sacrés d’Adam Smith, de Jeremy Bentham et de John Stuart Mill. Et pourtant, le seul historien économique du XXe siècle qui semble avoir bien saisi que les grandes famines victoriennes (au moins dans le cas de l’Inde) étaient des chapitres incontournables de l’histoire de la modernité capitaliste fut Karl Polanyi, dans son ouvrage de 1944, La Grande Transformation. « La source réelle des famines des cinquante dernières années, écrivait-il, est le marché libre des céréales, combiné à un manque local de revenus. » (...)

« La mort de millions de gens » était en définitive un choix politique : l’avènement de telles hécatombes exigeait (pour reprendre la formule sarcastique de Brecht) « une manière brillante d’organiser la famine (4) ». Les victimes devaient être déjà complètement vaincues longtemps avant leur lente déchéance et leur retour à la poussière. (...)

Bien que les mauvaises récoltes et la pénurie d’eau aient atteint des proportions dramatiques - parfois jamais vues depuis des siècles -, presque toujours, les réserves de céréales disponibles dans d’autres régions des pays concernés auraient permis de sauver les victimes de ces sécheresses. Jamais il ne fut question d’une pénurie absolue, sauf peut-être en Ethiopie, en 1899. Deux facteurs décidaient en fait de la survie ou de la mort certaine des populations sinistrées : d’une part, les tout nouveaux marchés des matières premières et les spéculations sur les prix qu’ils encourageaient, de l’autre, la volonté des Etats, plus ou moins influencée par la protestation des masses. La capacité de compenser les mauvaises récoltes et la façon dont les politiques de lutte contre la famine reflétaient les ressources disponibles étaient très variables selon les cas.

A un extrême, nous avons l’Inde britannique gouvernée par des vice-rois tels que Lytton, le second Elgin et Curzon, où le dogme libre-échangiste et le froid calcul égoïste de l’Empire justifiaient l’exportation d’énormes quantités de céréales vers l’Angleterre au beau milieu de la plus horrible hécatombe. A l’autre extrême, nous avons l’exemple tragique de l’empereur Ménélik II, qui lutta héroïquement, mais avec trop peu de ressources, pour sauver le peuple éthiopien d’une conjonction véritablement biblique de catastrophes naturelles et sociales.

Si l’on adopte un point de vue légèrement différent, on peut dire que les [morts de ces famines] ont été broyés par trois des engrenages les plus implacables de l’histoire moderne. En premier lieu, ils furent victimes de la coïncidence fatale et sans précédent entre une série de bouleversements du système climatique planétaire et les mécanismes de l’économie-monde de l’ère victorienne. Jusqu’aux années 1870, en l’absence d’un réseau international de surveillance météorologique, aussi rudimentaire soit-il, les milieux scientifiques n’étaient guère conscients qu’une sécheresse de proportions planétaires était possible ; pareillement, jusqu’à l’aube de cette même décennie, les campagnes de l’Asie n’étaient pas encore suffisamment intégrées à l’économie mondiale pour pouvoir projeter ou recevoir des ondes de chocs susceptibles de parcourir la moitié du globe.

Mais les années 1870 offrirent de nombreux exemples du nouveau cercle vicieux (...) qui liait le climat et les mouvements des prix par l’intermédiaire du marché mondial des céréales. Tout d’un coup, le prix du blé à Liverpool et les aléas de la mousson à Madras devenaient au même titre les variables d’une gigantesque équation mettant en jeu la survie de grandes masses d’humanité.

La plupart des paysans indiens, brésiliens et marocains qui succombèrent à la famine entre 1877 et 1878 étaient d’autant plus vulnérables à ce fléau qu’ils avaient été précédemment réduits à la misère et affaiblis par la crise économique mondiale (la « grande dépression » du XIXe siècle) commencée en 1873. De même, les déficits commerciaux croissants de la Chine des Qing - largement stimulés à l’origine par les manigances des narcotraficants britanniques - accélérèrent le déclin des greniers de l’Empire, qui constituaient en temps normal la première ligne de défense du pays contre la sécheresse et les inondations. Inversement, les vagues de sécheresse qui frappèrent le Nordeste brésilien en 1889 et 1891 mirent à genoux les populations rurales de l’arrière-pays et les fragilisèrent d’autant plus face aux effets des crises politiques et économiques de la nouvelle République.

(...) Le troisième engrenage de cette mécanique historique catastrophique, c’est l’impérialisme moderne. Comme l’a brillamment démontré Jill Dias dans le cas de la domination portugaise en Angola au XIXe siècle, le rythme de l’expansion coloniale répondait avec une étrange régularité à celui des catastrophes naturelles et des épidémies (5). Chaque grande vague de sécheresse donnait le feu vert à une nouvelle avancée impérialiste. Ainsi, la sécheresse de 1877 en Afrique du Sud permit à Carnarvon de saper l’indépendance du royaume zoulou, tandis que l’Italien Crispi profita de la famine éthiopienne de 1889-1891 pour promouvoir son rêve d’un nouvel empire romain dans la Corne de l’Afrique.

L’Allemagne de Guillaume II sut aussi exploiter les inondations et la sécheresse qui dévastèrent la province de Shandong (Shantoung) à la fin des années 1890 pour étendre agressivement sa sphère d’influence en Chine du Nord, alors même que les Etats-Unis se servaient de la famine induite par la sécheresse et de la maladie comme autant d’armes pour mieux écraser la résistance de la République philippine d’Aguinaldo.

Mais les populations rurales d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud ne se plièrent pas avec docilité au nouvel ordre impérial. Les famines sont de véritables guerres pour le droit à l’existence. S’il est vrai que, dans les années 1870, les mouvements de résistance aux famines se limitèrent essentiellement (sauf en Afrique du Sud) à des émeutes locales, on peut sans doute y voir en grande partie l’effet du souvenir encore récent de la terreur d’Etat appliquée contre la révolte des Cipayes en Inde et la révolution des Taïping en Chine.

Mais les années 1890 nous offrent un tout autre scénario, et les historiens contemporains ont clairement établi le rôle important joué par la famine et la sécheresse dans la révolte des Boxers, le mouvement Tonghak en Corée, l’émergence du nationalisme extrémiste en Inde et la guerre de Canudos au Brésil, ainsi que d’innombrables révoltes en Afrique australe et orientale. Les mouvements millénaristes qui firent rage dans le futur « tiers-monde » à la fin du XIXe siècle doivent une bonne part de leur violence eschatologique à l’acuité de ces crises écologiques de subsistance.

(...) Ce que nous appelons aujourd’hui le « tiers-monde » - un terme forgé pendant la guerre froide (6) - est le résultat d’inégalités de revenu et de ressources - le fameux « fossé du développement » - qui ont pris forme de façon décisive pendant le dernier quart du XIXe siècle, au moment où les vastes populations paysannes du monde non européen se sont intégrées à l’économie mondiale. Comme d’autres historiens l’ont récemment souligné, s’il est vrai qu’à l’époque de la prise de la Bastille les principales formations sociales de la planète connaissaient en leur sein une forte différenciation verticale entre les classes, celle-ci ne se reproduisait pas sous la forme d’un écart abyssale de revenus entre ces diverses sociétés. La différence de niveau de vie entre, par exemple, un sans-culotte français et un paysan du Deccan était relativement négligeable par rapport à celle qui séparait chacun d’entre eux de sa classe dirigeante respective (7). En revanche, à la fin du règne de Victoria, l’inégalité entre les nations était désormais aussi profonde que l’inégalité entre les classes. L’humanité était irrévocablement divisée en deux.

Mike Davis.


* Génocides tropicaux, Catastrophes et famines coloniales (1870-1900) - Aux origines du sous-développement, 480 pages, 25 euros, La Découverte, Paris, 2003.


(1) William Digby, « Prosperous » British India : A Revelation from Official Records, Londres, 1901, p. 118.

(2) NDLR : emmenée par Hung Hsiu-Ch’uan, cette révolte populaire et messianique contre la dynastie mandchoue conquit de larges territoires au sud et au centre de la Chine, et prit Nankin pour capitale - avant d’être écrasée.

(3) W. Arthur Lewis, Growth and Fluctuations, 1870-1913, Londres, 1978, pp. 29, 187 et 215 en particulier.

(4) Bertolt Brecht, Poems 1913-1956, Londres, 1976, p. 204.

(5) Jill Dias, « Famine and Disease in the History of Angola, c. 1830-1930 » Journal of African History, 22, 1981.

(6) Alfred Sauvy, « Trois mondes, une planète », L’Observateur, Paris, no 118, 14 août 1952, p. 5.

(7) Cf. Kenneth Pomeranz, The Great Divergence : China, Europe, and the Making of the Modern World Economy, Princeton, N. J., 2000.



LE MONDE DIPLOMATIQUE avril 2003

http://www.monde-diplomatique.fr/2003/04/DAVIS/10083