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Origine : http://www.monde-diplomatique.fr/2003/04/DAVIS/10083
Quand un dérèglement climatique ou une épidémie
frappent des millions de personnes, la catastrophe « naturelle
» masque les autres ressorts de la tragédie. Ainsi
les grandes sécheresses qui frappèrent le monde, dans
les années 1870, ne sont pas seules comptables de leur coût
humain. Les politiques coloniales menèrent les habitants
des tropiques, par dizaines de millions, à la famine et à
la mort. C’est cette histoire enfouie que Mike Davis s’attache
à reconstituer dans un livre dont cet article est extrait.
Comme les lecteurs contemporains de Nature et d’autres revues
scientifiques pouvaient s’en rendre compte à l’époque,
[la grande sécheresse des années 1876 à 1879
a constitué] un désastre aux proportions véritablement
planétaires, puisqu’on signalait des cas de sécheresse
et de famine à Java, aux Philippines, en Nouvelle-Calédonie,
en Corée, au Brésil, en Afrique australe et en Afrique
du Nord. Jusqu’alors, personne n’avait soupçonné
qu’une perturbation climatique majeure pouvait se produire
de façon synchronisée sur toute l’étendue
de la zone tropicale des moussons, ainsi que sur la Chine du Nord
et le Maghreb.
Certes, on ne pouvait estimer le nombre des victimes que de manière
fort approximative, mais il était horriblement clair que
le million de morts de la famine irlandaise de 1845-1847 devait
être multiplié au moins par dix. D’après
les calculs d’un journaliste britannique, même en additionnant
toutes les victimes des guerres conventionnelles depuis Austerlitz
jusqu’à Antietam et Sedan, on n’atteignait probablement
pas le niveau de mortalité de l’Inde du Sud pendant
cette crise (1). Seule la révolution des Taïping (1851-1864),
à savoir la guerre civile la plus sanglante de l’histoire
de l’humanité, avec ses vingt à trente millions
de morts supposés, pouvait revendiquer un nombre aussi grand
de victimes (2).
Mais la grande sécheresse des années 1876-1879 ne
fut que la première des trois crises de subsistance qui,
à l’échelle planétaire, marquèrent
la seconde moitié du règne de Victoria. Entre 1889
et 1891, de nouvelles sécheresses répandirent la famine
en Inde, en Corée, au Brésil et en Russie, même
si c’est en Ethiopie et au Soudan que la crise fut la plus
grave, avec la mort de peut-être un tiers de la population.
Puis, entre 1896 et 1902, la mousson fit à nouveau défaut
à plusieurs reprises dans toute la zone tropicale et en Chine
du Nord. Des épidémies dévastatrices de paludisme,
de peste bubonique, de dysenterie, de variole et de choléra
firent des millions de victimes parmi les habitants de ces régions
affaiblis par la famine.
Avec une rapacité sans égale, les empires européens,
imités en cela par le Japon et les Etats-Unis, saisirent
l’occasion pour se tailler de nouvelles colonies, exproprier
des terres communales et accaparer de nouvelles ressources minières
et agricoles. Ce qui, du point de vue des métropoles, pouvait
passer pour l’ultime éclat crépusculaire d’un
siècle de gloire impériale se présentait aux
yeux des masses africaines ou asiatiques sous la lumière
sinistre d’un immense bûcher funéraire.
Trois engrenages implacables
Le nombre total des victimes de ces trois vagues de sécheresse,
de famine et d’épidémies n’est vraisemblablement
pas inférieur à trente millions. (...) Mais, si les
taudis ouvriers décrits par Dickens sont restés imprimés
dans la mémoire historique, les enfants affamés de
1876 et de 1899 ont disparu de la scène. Presque sans exception,
les historiens modernes qui écrivent sur le XIXe siècle
dans le monde d’un point de vue euro-américain ignorent
les sécheresses exceptionnelles et les grandes famines qui
ont alors frappé ce que nous appelons aujourd’hui le
« tiers-monde ». (...)
[Or], non seulement des dizaines de millions de paysans pauvres
sont morts de façon atroce, mais ils sont morts dans des
conditions et pour des raisons qui contredisent largement l’interprétation
conventionnelle de l’histoire économique de ce siècle.
Ainsi, par exemple, comment expliquer le fait qu’au cours
du même demi-siècle qui a vu la famine en temps de
paix disparaître d’Europe occidentale, elle se soit
propagée de façon aussi dévastatrice à
travers le monde colonial tout entier ? De même, comment considérer
les déclarations autosatisfaites sur les effets bénéfiques
et salvateurs des chemins de fer et des marchés céréaliers
modernes quand on sait que des millions de gens, en particulier
dans l’Inde britannique, ont rendu leur dernier soupir le
long des voies ferrées et aux portes des entrepôts
de céréales ? Et, dans le cas de la Chine, comment
expliquer le déclin impressionnant de la capacité
d’intervention de l’Etat en faveur des populations,
notamment en matière de prévention des famines, qui
semble être étroitement associé à l’«
ouverture » forcée de l’empire à la modernité
imposée par les Britanniques et les autres puissances coloniales
?
En d’autres termes, il ne s’agit pas de « terres
de famine » échouées dans les eaux stagnantes
de l’histoire mondiale, mais du sort de l’humanité
tropicale au moment précis (1870-1914) où sa force
de travail et ses ressources sont absorbées par la dynamique
d’une économie-monde centrée sur Londres (3).
Ces millions de morts n’étaient pas étrangers
au « système du monde moderne », mais se trouvaient
en plein processus d’incorporation à ses structures
économiques et politiques. Leur fin tragique a eu lieu en
plein âge d’or du capitalisme libéral ; en fait,
on peut même dire de nombre d’entre eux qu’ils
furent les victimes mortelles de l’application littéralement
théologique des principes sacrés d’Adam Smith,
de Jeremy Bentham et de John Stuart Mill. Et pourtant, le seul historien
économique du XXe siècle qui semble avoir bien saisi
que les grandes famines victoriennes (au moins dans le cas de l’Inde)
étaient des chapitres incontournables de l’histoire
de la modernité capitaliste fut Karl Polanyi, dans son ouvrage
de 1944, La Grande Transformation. « La source réelle
des famines des cinquante dernières années, écrivait-il,
est le marché libre des céréales, combiné
à un manque local de revenus. » (...)
« La mort de millions de gens » était en définitive
un choix politique : l’avènement de telles hécatombes
exigeait (pour reprendre la formule sarcastique de Brecht) «
une manière brillante d’organiser la famine (4) ».
Les victimes devaient être déjà complètement
vaincues longtemps avant leur lente déchéance et leur
retour à la poussière. (...)
Bien que les mauvaises récoltes et la pénurie d’eau
aient atteint des proportions dramatiques - parfois jamais vues
depuis des siècles -, presque toujours, les réserves
de céréales disponibles dans d’autres régions
des pays concernés auraient permis de sauver les victimes
de ces sécheresses. Jamais il ne fut question d’une
pénurie absolue, sauf peut-être en Ethiopie, en 1899.
Deux facteurs décidaient en fait de la survie ou de la mort
certaine des populations sinistrées : d’une part, les
tout nouveaux marchés des matières premières
et les spéculations sur les prix qu’ils encourageaient,
de l’autre, la volonté des Etats, plus ou moins influencée
par la protestation des masses. La capacité de compenser
les mauvaises récoltes et la façon dont les politiques
de lutte contre la famine reflétaient les ressources disponibles
étaient très variables selon les cas.
A un extrême, nous avons l’Inde britannique gouvernée
par des vice-rois tels que Lytton, le second Elgin et Curzon, où
le dogme libre-échangiste et le froid calcul égoïste
de l’Empire justifiaient l’exportation d’énormes
quantités de céréales vers l’Angleterre
au beau milieu de la plus horrible hécatombe. A l’autre
extrême, nous avons l’exemple tragique de l’empereur
Ménélik II, qui lutta héroïquement, mais
avec trop peu de ressources, pour sauver le peuple éthiopien
d’une conjonction véritablement biblique de catastrophes
naturelles et sociales.
Si l’on adopte un point de vue légèrement différent,
on peut dire que les [morts de ces famines] ont été
broyés par trois des engrenages les plus implacables de l’histoire
moderne. En premier lieu, ils furent victimes de la coïncidence
fatale et sans précédent entre une série de
bouleversements du système climatique planétaire et
les mécanismes de l’économie-monde de l’ère
victorienne. Jusqu’aux années 1870, en l’absence
d’un réseau international de surveillance météorologique,
aussi rudimentaire soit-il, les milieux scientifiques n’étaient
guère conscients qu’une sécheresse de proportions
planétaires était possible ; pareillement, jusqu’à
l’aube de cette même décennie, les campagnes
de l’Asie n’étaient pas encore suffisamment intégrées
à l’économie mondiale pour pouvoir projeter
ou recevoir des ondes de chocs susceptibles de parcourir la moitié
du globe.
Mais les années 1870 offrirent de nombreux exemples du nouveau
cercle vicieux (...) qui liait le climat et les mouvements des prix
par l’intermédiaire du marché mondial des céréales.
Tout d’un coup, le prix du blé à Liverpool et
les aléas de la mousson à Madras devenaient au même
titre les variables d’une gigantesque équation mettant
en jeu la survie de grandes masses d’humanité.
La plupart des paysans indiens, brésiliens et marocains
qui succombèrent à la famine entre 1877 et 1878 étaient
d’autant plus vulnérables à ce fléau
qu’ils avaient été précédemment
réduits à la misère et affaiblis par la crise
économique mondiale (la « grande dépression
» du XIXe siècle) commencée en 1873. De même,
les déficits commerciaux croissants de la Chine des Qing
- largement stimulés à l’origine par les manigances
des narcotraficants britanniques - accélérèrent
le déclin des greniers de l’Empire, qui constituaient
en temps normal la première ligne de défense du pays
contre la sécheresse et les inondations. Inversement, les
vagues de sécheresse qui frappèrent le Nordeste brésilien
en 1889 et 1891 mirent à genoux les populations rurales de
l’arrière-pays et les fragilisèrent d’autant
plus face aux effets des crises politiques et économiques
de la nouvelle République.
(...) Le troisième engrenage de cette mécanique historique
catastrophique, c’est l’impérialisme moderne.
Comme l’a brillamment démontré Jill Dias dans
le cas de la domination portugaise en Angola au XIXe siècle,
le rythme de l’expansion coloniale répondait avec une
étrange régularité à celui des catastrophes
naturelles et des épidémies (5). Chaque grande vague
de sécheresse donnait le feu vert à une nouvelle avancée
impérialiste. Ainsi, la sécheresse de 1877 en Afrique
du Sud permit à Carnarvon de saper l’indépendance
du royaume zoulou, tandis que l’Italien Crispi profita de
la famine éthiopienne de 1889-1891 pour promouvoir son rêve
d’un nouvel empire romain dans la Corne de l’Afrique.
L’Allemagne de Guillaume II sut aussi exploiter les inondations
et la sécheresse qui dévastèrent la province
de Shandong (Shantoung) à la fin des années 1890 pour
étendre agressivement sa sphère d’influence
en Chine du Nord, alors même que les Etats-Unis se servaient
de la famine induite par la sécheresse et de la maladie comme
autant d’armes pour mieux écraser la résistance
de la République philippine d’Aguinaldo.
Mais les populations rurales d’Asie, d’Afrique et d’Amérique
du Sud ne se plièrent pas avec docilité au nouvel
ordre impérial. Les famines sont de véritables guerres
pour le droit à l’existence. S’il est vrai que,
dans les années 1870, les mouvements de résistance
aux famines se limitèrent essentiellement (sauf en Afrique
du Sud) à des émeutes locales, on peut sans doute
y voir en grande partie l’effet du souvenir encore récent
de la terreur d’Etat appliquée contre la révolte
des Cipayes en Inde et la révolution des Taïping en
Chine.
Mais les années 1890 nous offrent un tout autre scénario,
et les historiens contemporains ont clairement établi le
rôle important joué par la famine et la sécheresse
dans la révolte des Boxers, le mouvement Tonghak en Corée,
l’émergence du nationalisme extrémiste en Inde
et la guerre de Canudos au Brésil, ainsi que d’innombrables
révoltes en Afrique australe et orientale. Les mouvements
millénaristes qui firent rage dans le futur « tiers-monde
» à la fin du XIXe siècle doivent une bonne
part de leur violence eschatologique à l’acuité
de ces crises écologiques de subsistance.
(...) Ce que nous appelons aujourd’hui le « tiers-monde
» - un terme forgé pendant la guerre froide (6) - est
le résultat d’inégalités de revenu et
de ressources - le fameux « fossé du développement
» - qui ont pris forme de façon décisive pendant
le dernier quart du XIXe siècle, au moment où les
vastes populations paysannes du monde non européen se sont
intégrées à l’économie mondiale.
Comme d’autres historiens l’ont récemment souligné,
s’il est vrai qu’à l’époque de la
prise de la Bastille les principales formations sociales de la planète
connaissaient en leur sein une forte différenciation verticale
entre les classes, celle-ci ne se reproduisait pas sous la forme
d’un écart abyssale de revenus entre ces diverses sociétés.
La différence de niveau de vie entre, par exemple, un sans-culotte
français et un paysan du Deccan était relativement
négligeable par rapport à celle qui séparait
chacun d’entre eux de sa classe dirigeante respective (7).
En revanche, à la fin du règne de Victoria, l’inégalité
entre les nations était désormais aussi profonde que
l’inégalité entre les classes. L’humanité
était irrévocablement divisée en deux.
Mike Davis.
* Génocides tropicaux, Catastrophes et famines coloniales
(1870-1900) - Aux origines du sous-développement, 480 pages,
25 euros, La Découverte, Paris, 2003.
(1) William Digby, « Prosperous » British India : A
Revelation from Official Records, Londres, 1901, p. 118.
(2) NDLR : emmenée par Hung Hsiu-Ch’uan, cette révolte
populaire et messianique contre la dynastie mandchoue conquit de
larges territoires au sud et au centre de la Chine, et prit Nankin
pour capitale - avant d’être écrasée.
(3) W. Arthur Lewis, Growth and Fluctuations, 1870-1913, Londres,
1978, pp. 29, 187 et 215 en particulier.
(4) Bertolt Brecht, Poems 1913-1956, Londres, 1976, p. 204.
(5) Jill Dias, « Famine and Disease in the History of Angola,
c. 1830-1930 » Journal of African History, 22, 1981.
(6) Alfred Sauvy, « Trois mondes, une planète »,
L’Observateur, Paris, no 118, 14 août 1952, p. 5.
(7) Cf. Kenneth Pomeranz, The Great Divergence : China, Europe,
and the Making of the Modern World Economy, Princeton, N. J., 2000.
LE MONDE DIPLOMATIQUE avril 2003
http://www.monde-diplomatique.fr/2003/04/DAVIS/10083
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