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Origine : http://asterion.revues.org/document97.html
C’est à une histoire en grande partie négligée
et méconnue qu’est consacré l’ouvrage
de Mike Davis1 Génocides tropicaux publié en 2001
sous le titre Late Victorian Holocausts, El Niño Famines
and the Making of the Third World. L’Inde, la Chine, le Brésil,
l’Afrique du Nord, l’Afrique australe, les Philippines,
en fait, un grand nombre de pays qu’Alfred Sauvy désignera
en 1952 par pays du « tiers-monde »2, connurent à
la fin du XIXe siècle et au tout début du XXe siècle
trois périodes climatiques exceptionnelles de sécheresses3
au cours desquelles se développèrent famines et maladies
responsables au niveau mondial de millions de morts (les estimations
réunies par M. Davis établissent qu’il y eut
entre 31,7 à 61,3 millions de morts [p. 13]).
Si ces phénomènes naturels dont Mike Davis explique
les occurrences à partir du phénomène El Niño
Southern Oscillation (ENSO) sont bien entendu une cause majeure
de la survenue de ces crises de subsistance, les raisons politiques
de ces catastrophes humanitaires ne doivent pas être occultées.
M. Davis donne ainsi certains de ces éléments clés
qui lui permettent : 1) de bien mettre en exergue les décisions
et choix politiques qui ont conduit à ces famines, famines
qui se sont manifestées dans des pays, l’Inde, la Chine
et le Brésil principalement, au moment même où
leur « force de travail et [leurs] ressources [étaient]
absorbées par la dynamique d’une économie-monde
centrée sur Londres » (p. 15). M. Davis crédite
Karl Polanyi d’avoir révélé une partie
de cette histoire dans le cas de l’Inde dans La Grande Transformation
(1944), mais il lui reproche d’avoir mis exagérément
l’accent sur la dimension culturelle au détriment des
caractéristiques proprement politiques (« l’usage
de la force » (p. 16)) de l’intégration de l’économie
indienne à l’économie libérale ; 2) de
dépasser l’interprétation classique de l’origine
du sous-développement résultant de l’héritage
de traditions contraignantes et d’un poids démographique
excessif ; les économistes dans cette perspective en avançant
des raisons économique et démographique ignorent la
dimension politique qu’implique tout processus de développement,
point que n’ont pas manqué de souligner les analystes
du développement comme Albert Hirschman, Gunnar Myrdal ou
encore Amartya Sen.
Dans le cas présent, l’imposition aux économies
tropicales d’une organisation de la production et de la distribution
des ressources agricoles servant directement les intérêts
des pays occidentaux, la Grande-Bretagne en tête, a dangereusement
exposé ces économies aux aléas climatiques
et notamment au phénomène El Niño Southern
Oscillation (ENSO). Ce dernier phénomène, aujourd’hui
mieux connu et expliqué, constituant, après le «
cycle des saisons […] le plus important facteur de variabilité
climatique planétaire » (p. 261), causant soit des
moussons faibles et des sécheresses dans « une bonne
partie de l’Asie, de l’Afrique, ainsi que dans la zone
nord-orientale de l’Amérique du Sud » lorsque
la moitié orientale du Pacifique se réchauffe (El
Niño), soit des inondations et de fortes précipitations
lorsque le Pacifique Est se refroidit (p. 20). Les trois grandes
périodes de sécheresses de la fin du XIXe siècle
(1876-1879, 1889-1891, 1896-1902) qui ont affecté les principaux
pays tropicaux sont ainsi rattachées à ce phénomène
climatique.
Par conséquent, l’origine des famines que connurent
alors ces pays a bien été climatique mais les choix
politiques d’inspiration libérale adoptés par
les gouvernements occidentaux accentuèrent leur ampleur et
doivent être mis sur le même plan voire sur un plan
supérieur que le facteur climatique dans l’enchaînement
causal qui a conduit à ces catastrophes humanitaires.
Peut-on néanmoins affirmer qu’une partie des populations
concernées « furent les victimes mortelles de l’application
littéralement théorique des principes sacrés
de Smith, de Bentham et de Mill » (p. 15) comme le soutient
M. Davis alors que le modèle politique qui inspira les pays
dominateurs, la Grande-Bretagne au premier chef, s’éloigne
pour partie des idées développées par ces mêmes
économistes classiques ? Par exemple, certaines caractéristiques
de la politique britannique en Asie, les « déficits
commerciaux imposés », la « taxation abusive
et [le] capital marchand prédateur », les « guerres
civiles et agressions impérialistes chroniques » (p.
334), etc., peuvent-elles être considérées comme
l’expression des principes de l’économie politique
classique ?
L’identification opérée par M. Davis entre
les stratégies politiques développées par les
pays occidentaux dans les régions tropicales à cette
période et les principes théoriques des économistes
classiques est contestable. Il ne semble pas en effet que le recours
au protectionnisme, aux conflits, à une importante fiscalité
constituent un programme politique auquel auraient souscrit les
économistes classiques. Il n’en reste pas moins vrai
que l’« usage de la force » (p. 16) afin d’imposer
un modèle d’organisation aux économies tropicales,
fût-il libéral, a bien été une pratique
politique des pays occidentaux en cette fin du XIXe siècle.
L’histoire de ces catastrophes humanitaires de la fin du
XIXe siècle est donc traitée à partir d’une
double perspective, celle de l’histoire environnementale d’un
côté, et de l’« économie politique
marxiste » de l’autre, perspectives constitutives d’une
« écologie politique de la famine » (p. 22).
Une partie introductive présente quelques éléments
de définition relatifs aux notions utilisées dans
l’ouvrage (El Niño, sécheresse, famine et holocauste).
Notons qu’El Niño désigne la « phase chaude
extrême du phénomène ENSO » (p. 25) se
manifestant par des sécheresses sévères dans
les régions tropicales notamment en Asie (Inde, Chine du
Nord) et en Amérique du Sud (Brésil) et que son activité
a été importante durant les derniers tiers du XIXe
siècle (1876-1879, 1889-1891, 1896-1902) et du XXe siècle.
Retenons enfin que M. Davis partage avec Amartya Sen son explication
des famines ; celles-ci ne résultent pas de pénuries
de produits alimentaires mais pour les populations concernées
d’un déficit de « droits d’accès
» (causé par exemple par un chômage élevé
et des salaires trop faibles) nécessaires à la satisfaction
de leurs besoins les plus élémentaires. Dès
lors, le développement, combiné ou non, d’une
crise économique, d’un conflit ou d’un phénomène
climatique exceptionnel comme la sécheresse, déclenchera
la famine.
Quatre grandes parties sont ensuite développées.
Les deux premières sont consacrées à l’histoire
de ces crises humanitaires, la première revenant sur l’épisode
des années 1876-1878 et la seconde sur la période
1888-1902 avec des études précises sur l’Inde,
la Chine, le Brésil, d’autres régions asiatiques
(Indonésie, Philippines) et les pays d’Afrique (Maroc,
Algérie, Égypte, Éthiopie, Soudan). Facteur
climatique, le phénomène El Niño, et facteurs
politiques, l’imposition du modèle de l’économie
de marché aux économies tropicales d’une part,
et le développement colonial d’autre part, se sont
combinés et ont été les moteurs des famines.
M. Davis montre avec force combien les gouvernements en place n’ont
quasiment rien fait pour arrêter ces crises de subsistance
alors qu’ils disposaient des moyens sinon d’y mettre
un terme mais au moins d’en atténuer l’ampleur.
Ainsi, en 1877-1878, en Inde, les « négociants en céréales
préférèrent exporter trois cent mille tonnes
de blé vers l’Europe (un record pour l’époque)
que contribuer à la lutte contre la famine en Inde »
(p. 41). Quelques années plus tard, en 1896-1897, la principale
peur du secrétariat aux Affaires indiennes était que
la crise humanitaire que vivait l’Inde « puisse déstabiliser
le complexe système de contrôle multilatéral
de la balance des paiements [de la Grande-Bretagne], au sein duquel
l’Inde jouait un rôle vital »4.
Cette succession de famines qui affecta les sociétés
tropicales à la fin du XIXe siècle vit au même
moment les pays occidentaux renforcer leur domination coloniale
notamment parce que les économies colonisées devinrent
progressivement dépendantes du marché mondial ayant
orienté leur économie sur des produits d’exportation
dont les métropoles étaient généralement
consommatrices. Outre le fait que les bénéfices des
exportations ne retombaient pas dans la plupart des cas dans les
mains des producteurs locaux mais dans celles d’intermédiaires
(prêteurs de capitaux et propriétaires fonciers), les
perspectives de développement de ces secteurs d’activité
restaient étroitement liées aux variations des prix
sur le marché mondial et à la demande dans les pays
métropolitains. Enfin des réactions vives et des rébellions
marquèrent la dernière décennie du XIXe siècle
; les populations non européennes vécurent en effet
cette période selon M. Davis comme « une époque
obscure de guerre coloniale, de travail forcé, de camps de
concentration, de génocide, de migrations involontaires,
de famine et de maladie » faisant qu’elle prit une tournure
« quasi apocalyptique, entraînant toute une série
de mouvements messianiques et de prophéties millénaristes
» (p. 154).
La troisième partie est consacrée à l’explication
du phénomène El Niño Southern Oscillation (ENSO)
dont on doit la découverte à Jacob Bjerknes dans les
années 1960. Si les recherches sur ce phénomène
et ses interactions avec les autres variables du système
climatique mondial (ce que M. Davis définit par « téléconnexions
»5) sont encore en pleine évolution et que la modélisation
et les prévisions des effets d’un épisode ENSO
restent difficiles à établir, un panorama détaillé
des climatologies régionales et une chronologie du phénomène
ENSO sont néanmoins proposés ; sont ainsi étudiées
les situations de l’Inde, de la Chine, du Sud-Est asiatique,
de l’Australie et de l’Océanie, de l’Amérique
du Sud, de l’Amérique du Nord, de l’Afrique australe,
du Sahel, du Maghreb et enfin de l’Europe.
La quatrième partie intitulée « Écologie
politique de la famine » met à jour les facteurs structurels
expliquant le développement à la fin du XIXe siècle
de ces crises humanitaires. M. Davis critique les thèses
classiques de l’origine du sous-développement.
Peut-on ainsi faire du seul phénomène ENSO la cause
des famines de cette fin du XIXe siècle ? La réponse
avancée par M. Davis est clairement négative. L’exemple
de la Chine est à cet égard probant. L’État
chinois au XVIIIe siècle sut en effet durant les années
1743-1744 marquées par un important épisode El Niño
(bien que comme le reconnaît M. Davis moins virulent que celui
des années 1876-1879) très bien réagir et organiser
une politique de secours à destination des paysans chinois
confrontés à la sécheresse, empêchant
ainsi le développement d’une crise de subsistance.
L’intégration des économies tropicales à
dominante rurale au marché mondial à partir des années
1850 est le facteur structurel qui a déterminé leur
vulnérabilité aux phénomènes climatiques
ENSO dans le dernier tiers du XIXe siècle. Cette intégration
diminua la résistance des économies tropicales à
trois niveaux :
1) Les producteurs locaux, contraints d’intégrer leurs
productions à l’organisation commerciale et financière
de leurs métropoles respectives, virent leurs situations
économiques et sociales se détériorer en particulier
parce qu’ils subissaient le poids d’une fiscalité
importante, qu’ils ne bénéficiaient plus des
ressources communales et que par conséquent ils se retrouvaient
souvent endettés. Dans le même temps, les bénéfices
qu’ils pouvaient retirer de leurs ventes à l’exportation
étaient accaparés par leurs créanciers, bénéfices
qui n’étaient pas investis dans la production, ce qui
empêcha le développement d’un capitalisme agricole.
2) Les producteurs locaux connurent parallèlement une baisse
de la valeur marchande des produits qu’ils exportaient vers
leurs métropoles, ce qui renforça généralement
leurs endettements initiaux.
3) Au niveau macroéconomique, l’imposition du mécanisme
de changes de l’étalon or et l’« impérialisme
formel et informel » des métropoles contribuèrent
à affaiblir l’« autonomie fiscale des pays dominés
et bloqu[èrent] l’émergence de politiques de
développement » (p. 317).
L’exemple de la politique britannique en Inde est sur ce
point éloquent. Le maintien d’un excédent commercial6
avec l’Inde constituait en effet un moyen pour la Grande-Bretagne
(qui connaissait dans ce dernier tiers du XIXe siècle un
déclin relatif de sa productivité mais un niveau élevé
de consommation) de financer les déficits qu’elle avait
contractés notamment avec les États-Unis, l’Allemagne,
le Canada et l’Australie. L’imposition aux producteurs
indiens de productions d’exportation à destination
de la métropole se fit alors que se développèrent
dans le même temps d’importantes famines : de 1875 à
1900, « les exportations de céréales passèrent
de trois millions à dix millions de tonnes par an »
(p. 327).
Par conséquent, les facteurs structurels qui expliquent
le développement de ces crises de subsistance de la fin du
XIXe siècle ne sont pas principalement démographiques
mais liés à l’imposition par les pays occidentaux
d’un modèle d’organisation économique
se résumant à des « déficits commerciaux
imposés, [des exportations] mettant en danger la sécurité
alimentaire, [une] taxation abusive et [un] capital marchand prédateur,
[un] contrôle étranger des revenus clés et des
ressources susceptibles de contribuer au développement, [des]
guerres civiles et agressions impérialistes chroniques, [une]
paupérisation des paysans sous le régime de l’étalon-or
» (p. 334).
Les trois derniers chapitres illustrent les thèses avancées
précédemment dans les cas de l’Inde, de la Chine
et du Brésil mettant au jour pour chacun de ces trois pays
les facteurs structurels qui ont été les éléments
déclencheurs du sous-développement.
L’ouvrage de M. Davis présente le grand intérêt
de nous rappeler que si cette période de la fin du XIXe siècle
et du début du XXe siècle a vu le développement
d’une première mondialisation, dont l’étude
comparée avec la mondialisation contemporaine peut s’avérer
fructueuse7, elle s’est accompagnée de catastrophes
humanitaires lui donnant une dimension beaucoup moins vertueuse.
Il convient ainsi de tempérer l’idée selon laquelle
cette première mondialisation reposait sur une intégration
économique internationale non conflictuelle dénuée
de rapports de force, ou du moins si elle l’était elle
ne concernait que les pays occidentaux. N’oublions pas qu’au
même moment, l’expansion coloniale de la Grande-Bretagne
et de la France était à leur apogée. On estime
qu’en 1800, les pays occidentaux détenaient 35 % du
territoire mondial, en 1878, 67 % et en 1914, 85 %8. Les économies
occidentales alors recherchaient des « marchés d’outre-mer,
de matières premières, de main-d’œuvre
bon marché, de terres immensément rentables »9.
L’internationalisation économique loin d’être
pluraliste était associée à la domination politique
coloniale des métropoles.
Enfin, l’ouvrage de M. Davis fournit de nouveaux éléments
à la compréhension du sous-développement. Ces
crises de subsistance qui ont touché les pays tropicaux dans
ce dernier tiers du XIXe siècle expliquent le développement
des inégalités de revenus et de ressources entre d’un
côté ces pays qui n’étaient pas avant
ces crises des « terres de famine » et que l’on
désignera plus tard comme pays du tiers-monde, et de l’autre,
les pays occidentaux.
Notes
1 Mike Davis enseigne aujourd’hui la sociologie urbaine. Parmi
ces autres thèmes de recherche figurent l’histoire
urbaine et environnementale et l’histoire du socialisme. Ses
principales publications sont City of Quartz : Excavating the Future
in Los Angeles (1992), Ecology of Fear : Los Angeles and the Imagination
of Disaster (1999) et Magical Urbanism : Latinos Reinvent the US
Big City 2000 (2000).
2 A. Sauvy, « Trois mondes, une planète », L’Observateur,
14 août 1952, n° 118, p. 14.
3 1876-1879, 1889-1891, 1896-1902.
4 R. Chandavarkar, « Plague Panic and Epidemic Politics in
India, 896-1914 », in Terence Ranger et Paul Slack (éds),
Epidemics and Ideas, Cambridge, 1992, p. 210, cité dans M.
Davis, Génocides tropicaux, p. 168.
5 Les téléconnexions décrivent le « couplage
entre le phénomène ENSO dans le Pacifique tropical
et le reste du système climatique mondial » (p. 262).
6 La Grande-Bretagne exportait ses produits manufacturés
et importait des produits agricoles.
7 Voir sur ce point S. Berger, Notre première mondialisation.
Leçons d’un échec oublié, Paris, Éditions
du Seuil coll. La République des Idées, 2003, 96 p.
8 Ces estimations incluent colonies, protecto
rats, pays dépendants, dominions et commonwealth, voir sur
ce point E. W. Said, Culture et impérialisme, Paris, Fayard,
2000, p. 42.
9 E. W. Said, ibid.
Citer cet article : Cyrille Ferraton, « Mike Davis, Génocides
tropicaux. Catastrophes naturelles et famines coloniales (1870-1900).
Aux origines du sous-développement, Paris, La Découverte,
2003, 479 p., trad. Late Victorian Holocausts, El Niño Famines
and the Making of the Third World, 2001. », Astérion,
Numéro 2, juillet 2004,
http://asterion.revues.org/document97.html
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