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Origine : http://www.espacestemps.net/document517.html
De l'« American Dream » au désenchantement,
Mike Davis nous offre une vision de Los Angeles peu commune. Cette
mégalopole mythique de la Côte ouest américaine,
hébergeant plusieurs millions d'individus, est représentée,
paradoxalement, comme une ville symbole de l'enfer d'un capitalisme
postmoderne. Los Angeles se découvre alors comme une dérive
des villes modernes, « allégorie de la ségrégation
socio-spatiale et de l'ultrasécuritarisme » (Bernard
Aspe). Traitant de la conquête et de l'utilisation de l'espace
los angelais, ce livre nous conduit à nous poser la question
de savoir qui contrôle réellement la ville. Quels sont
les différents pouvoirs interférents dans la gestion
de la « capitale du futur » ? Comment ces pouvoirs structurent-ils
cet espace socialement si complexe ? Aujourd'hui enseignant en sociologie
urbaine à l'université, c'est grâce au succès
manifeste de cette œuvre que Mike Davis s'est fait reconnaître
internationalement. Publiée en 1990 aux États-Unis,
elle est toujours une référence en termes de sociologie
urbaine.
Sur fond permanent de bataille immobilière et de ségrégationnisme,
l'auteur traite de cinq thèmes majeurs, organisés
selon les chapitres (au nombre de six, le dernier étant dédié
à l'exemple de Fontana, ville de la désillusion californienne).
Dans le premier chapitre, Mike Davis utilise la représentation
de la « Cité des Anges » à travers la
littérature et le cinéma hollywoodien, pour caractériser
la ville selon la vision noire du milieu de siècle. Il nous
décrit cet ensemble de discours comme une réalité
à part entière, un « travail de sape produit
sur le rêve sud-californien et l'idéologie de ses promoteurs
» (p. 21). Parlant d' « urbanité factice »,
Los Angeles est pour lui à la fois symbole et antithèse
du rêve américain. À l'inverse de l'image d'Épinal
que l'on a de L.a. comme étant une ville de tous les possibles,
on y trouve un racisme exacerbé, des croyances extrêmes
(l'Église de Scientologie), une « fausse » culture
dissimulée sous des acropoles d'un nouveau genre (Bunker
Hill et le Musée d'Art Contemporain), et des clivages de
toutes sortes égratignant peu à peu la liberté
de chacun. Mike Davis s'appuie dans ce premier chapitre sur la faiblesse
culturelle de Los Angeles, ville « incapable de produire sa
propre intelligentsia » (p. 18), pour illustrer le fait qu'elle
est constituée de différentes strates, et que le «
rêve américain » est la couche superficielle,
qui occulte les autres. Cependant, il y est déjà question
de pouvoir, avec la verve des promoteurs qui s'emploient à
essayer de dominer la structuration de l'espace los angelais. Viennent
donc ensuite « les jeux du pouvoir »…
Au long de ce second chapitre, l'auteur démontre le lien
prépondérant entre les magnats financiers et le pouvoir
politique. La plupart du temps, ces pouvoirs sont concentrés
entre les mains d'omnipotents, même s'il existe des lieux
en Californie du sud où ils sont dénués de
centre hégémonique. Ce sont donc souvent des «
constellations de capital privé » (p. 88) qui dirigent
L.a., avec l'aide de « villes satellites » détenant
un certain pouvoir nécessaire au fonctionnement de la métropole.
Davis note l'importance du rail dans l'extension urbaine. Il est
une véritable colonne vertébrale de la ville. La colonisation
de Downtown par les Japonais fait que L.a. dépend de plus
en plus de Tokyo, notamment à cause des importations américaines.
On assiste en parallèle à une « remonopolisation
» (p. 119) du foncier » par la spéculation, comme
le montre la Irvine Company. Tout cela en relation étroite
avec les volontés politiques, déchirées entre
le réaménagement de Downtown et l'expansion du Westside.
Le développement du foncier sécrète un réseau
de pouvoir au niveau régional, voire national. Sur le plan
local, on voit s'accroître le phénomène des
« nimbies ».
C'est de ce mouvement que traite le troisième chapitre.
Le nimby (Not In My Back Yards, en substance : « pas chez
moi ! »), c'est la volonté de chaque individu de ne
pas voir son cadre de vie troublé par certains groupes ethniques,
ou par des aménagements qui le dérangent. Ainsi, l'espace
public devient un espace privé, sous la gestion d'associations
de propriétaires, agissant selon une logique communautaire.
De ces « revendications localistes, est né ce qu'on
a appelé le mouvement pour une croissance lente (slow growth)
» (p. 140), engendrant ségrégation résidentielle
et ethnique. Mike Davis illustre ici le rôle déterminant
des propriétaires dans la fragmentation de la métropole,
en corrélation avec les logiques de séparatisme municipal
(minimal cities), d'écologie de luxe, de polarisation sociale.
La « Révolution des nimbies » met en jeu ici
le pouvoir des propriétaires dans la structuration de la
ville, et dans la détermination des priorités de gestion.
Des propriétaires d'ailleurs peu enclins à laisser
entrer n'importe qui dans « leur » espace, d'où
les dérives sécuritaires et résidentielles,
abordées dans le chapitre suivant.
Ce quatrième chapitre assimile Los Angeles à une
forteresse surprotégée, « victime » d'une
inflation sécuritaire qui combine urbanisme, architecture
et dispositifs policiers, dans une vaste entreprise de sécurité.
Davis nous fait remarquer un accroissement considérable de
la paranoïa et, en corollaire, une hausse de la ségrégation
résidentielle sur fond de guerre des classes sociales. Il
compare la ville à celle présentée dans le
film Blade Runner (réalisé par Ridley Scott en 1982,
qui imagine L.a. en 2019 comme une cité décadente),
avec ses policiers futuristes.
Le pouvoir politique de l'époque fait ainsi tout pour éviter
les contacts entre les ethnies, sources de dangers potentiels. Il
s'appuie sur un Lapd (Los Angeles Police Department) tout puissant
qui se rend en partie maître de l'espace à gérer.
Développant toute une panoplie de matériels de sécurité,
blindant ses bâtiments (ex : la Goldwyn Library, bibliothèque
régionale construite à Hollywood en 1984, décrite
comme une véritable forteresse), les dirigeants de la Cité
des Anges sont le Lapd, les politiciens, et le L.a. Times qui nourrit
la peur avec des articles à scandale cyniques (son directeur,
le Général Otis, fut le premier adepte de la militarisation
de l'espace). La ville est marquée par la peur et le mal,
elle ne compte pas moins de six prisons à moins de cinq kilomètres
de la mairie, pour enfermer les membres des gangs tels que les Crisps
ou les Bloods, ainsi que les trafiquants de drogue. Davis nous décrit
un Los Angeles empreint d'ultrasécuritarisme, avec une volonté
forte de contrôler l'espace pour mieux contrôler les
foules. Le Lapd y est pour beaucoup. Tout au long de cet avant-dernier
chapitre, l'auteur s'emploie à définir la police de
la ville comme une organisation outrepassant ses droits pour faire
régner l'ordre. En guerre contre la drogue, le Lapd est vu
comme une organisation « pathologiquement » raciste
et violente. Elle bafoue la Constitution pour éloigner les
populations pauvres, souvent hispaniques ou afro-américaines,
de la ville centre, les concentrant dans des quartiers ultra surveillés.
Les diverses mesures mises en place, notamment la Step (loi sur
la prévention et la répression du terrorisme urbain,
élaborée par James Hahn), constituent selon Davis,
des procédés profondément liberticides et anti-démocratiques.
Cela débouche alors sur une guerre des gangs à caractère
racial, un fossé qui s'élargit entre les ethnies,
et une économie souterraine grandissante, seule manière
de s'en sortir pour les minorités touchées par une
ségrégation sans limite de la part de toute la communauté
Wasp (White Anglo Saxon Protestant). Mike Davis assimile alors L.a.
à « un océan d'argent sale venant de la drogue
». La ville est un véritable terrain de combat entre
le LAPD et les gangs trafiquants de drogue.
Le dernier chapitre est consacré à l'exemple de Fontana,
ville de naissance de l'auteur, à cent kilomètres
à l'est de Los Angeles, représentant les différentes
phases de construction de la métropole. Cette succession
d'évènements, dictée par l'entreprise sidérurgique
Kaiser Steel, a transformé la ville de Fontana d'un pôle
agricole futuriste à un fossile des rêves américains.
Passant successivement par le succès industriel puis par
la déchéance d'une entreprise qui a perdu son avantage
face à la concurrence japonaise, l'histoire de Fontana débouche
sur un cataclysme social et économique, touchant toute la
ville et sa périphérie, la gestion de l'espace étant
ici assurée par une grande entreprise de sidérurgie
de pointe (la firme s'effondrera le 31 décembre 1983, emportant
avec elle toute la prospérité de Fontana).
En conclusion, l'auteur déduit que c'est dans le domaine
urbain que se construisent les logiques d'affrontement les plus
aiguës, que ce soit entre classes, ethnies, ou pouvoirs politiques…
La ville du futur est celle de toutes les conquêtes…
Qui contrôle aujourd'hui Los Angeles, la Cité des Anges…
?
Replacé dans son contexte, cet ouvrage est une description
de la Cité des Anges avant la révolution de la net-économie
; la situation a sans aucun doute évolué depuis lors.
Si Mike Davis analyse en profondeur la lutte des classes et des
pouvoirs pour la gestion de la ville, nous pouvons toutefois faire
remarquer le caractère assez tranché des arguments
utilisés. Un certain nombre de préjugés émaillent
le livre d'un auteur au passé somme toute peu anodin dans
le contexte californien, marqué par une appartenance au Parti
Communiste ainsi qu'à des cercles trotskistes durant ses
études au Royaume-Uni. On comprend alors mieux son approche
de la ville au travers de la lutte des classes, et certaines de
ses probables exagérations lorsqu'il évoque le Lapd
ou la guerre des gangs, de même que sa vision pessimiste des
choses tout au long de son ouvrage. De plus, les nombreuses allusions
à des personnalités ou des auteurs, sans qu'elles
soient expliquées ou justifiées clairement, rendent
le discours de Davis parfois un peu arbitraire. Par ailleurs, il
est dommage qu'il n'y ait pas davantage de cartes ou de schémas
pour illustrer cette organisation originale de la ville de Los Angeles,
ce qui aiderait sans doute à mieux comprendre les analyses
de l'auteur.
City of Quartz – Los Angeles, capitale du futur est un ouvrage
qui explique la dynamique de la ville par la lutte de ses acteurs.
Le Lapd violent et raciste, illustrant au mieux le proverbe «
diviser pour régner », est autant responsable que les
habitants repliés sur eux-mêmes, du Los Angeles dont
Davis dresse le tableau. En effet, les habitants de L.a. se ségréguent
de leur propre chef, et deviennent ainsi en partie responsables
de la différenciation ethnique qui règne dans leur
ville. Captivant son lecteur, ce livre, soulevant des problématiques
majeures de la ville, nous angoisse et nous passionne. Quoique souvent
partiale, l'œuvre de Davis est un livre fort, qui en mettant
en cause, tour à tour, tous les acteurs de la ville, dévoile
les ficelles de ce « théâtre » du futur
qu'est la Cité des Anges.
Jonathan Tourbier
Étudiant en licence de Géographie à l'Université
de Lille 1.
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