|
Origine :
http://www.monde-diplomatique.fr/2005/10/DAVIS/12817
Soulagés après le passage du cyclone Rita, les 24
et 25 septembre, les Américains restent néanmoins
sous le choc de la catastrophe provoquée, un mois plus tôt,
par Katrina et de sa gestion désastreuse par le président
George W. Bush. La Maison Blanche a promis de « reconstruire
» La Nouvelle-Orléans « plus grand et mieux ».
De ce programme de travaux d’un montant de 200 milliards de
dollars, les premiers bénéficiaires seront les entreprises
chéries du président qui, déjà repues
des dividendes de l’Irak, se sont spécialisées
dans le capitalisme de catastrophe. Elles en profiteront sans doute
pour « purifier » la ville de sa population noire et
pauvre, la reléguer dans les bayous, et pour ériger
une sorte Disneyland du jazz.
L’ouragan qui a détruit La Nouvelle-Orléans
est le produit d’une forte perturbation atmosphérique
née le 23 août, à 200 kilomètres des
Bahamas. Mais c’est en survolant le golfe du Mexique quatre
jours durant que la « tempête tropicale Katrina »
s’est transformée en un véritable monstre. Absorbant
la vaste quantité d’énergie accumulée
par les eaux anormalement chaudes du golfe – 3 degrés
centigrades au-dessus de leur niveau normal du mois d’août
–, elle se métamorphosa en ouragan majeur de catégorie
5, avec des vents de 290 kilomètres/heure engendrant une
gigantesque onde de tempête de 10 mètres de hauteur.
La quantité de chaleur aspirée par Katrina fut telle
que, « après son passage, dans certaines zones du golfe,
la température de l’eau a connu une chute brutale,
passant de 30 à 26 degrés (1) ». Horrifiés,
les météorologistes avouent avoir rarement vu un ouragan
caribéen monter ainsi en puissance. La question de savoir
si la croissance explosive de Katrina est un indicateur de l’effet
du réchauffement climatique planétaire sur l’intensité
des cyclones suscite un grand débat parmi les chercheurs.
Au moment de frapper le littoral dans la matinée du lundi
29 août, à Plaquemines, en Louisiane, dans le delta
du Mississippi, Katrina était repassé en catégorie
4 (vents de 210 à 249 km/h). Ce n’était là
qu’une maigre consolation pour les habitants des ports pétroliers,
des bourgades et des villages de pêcheurs cajuns qui eurent
le malheur d’être sur son chemin. A Plaquemines et tout
le long du littoral du Mississippi et de l’Alabama, la rage
implacable de Katrina s’abattit sur les bayous, laissant dans
son sillage un paysage de dévastation digne de Hiroshima.
Initialement, La Nouvelle-Orléans et ses 1,3 million d’habitants
étaient censés se trouver à l’abri, mais
la trajectoire de l’ouragan dévia vers la droite, et
son centre se déplaça à 55 kilomètres
à l’est de la ville. Bien qu’épargnée
par les rafales de vent les plus violentes, la métropole
louisianaise – qui se situe sous le niveau de la mer et que
bordent deux grandes lagunes d’eau salée, le lac Pontchartrain
au nord et le lac Borgne à l’est – succomba à
la furie des eaux.
C’est depuis ces deux lacs que l’onde de tempête
propulsée par l’ouragan rompit les digues, notoirement
insuffisantes – et moins élevées que celles
des quartiers riches –, qui devaient protéger les quartiers
majoritairement noirs de l’est de la ville, ainsi que la banlieue
ouvrière blanche adjacente de Saint Bernard. En l’absence
d’alerte officielle, la montée des eaux se transforma
en un piège mortel pour des centaines d’habitants surpris
dans leur lit. Aux alentours de midi, une digue nettement plus résistante
de la zone du canal de la 17e Rue céda elle aussi.
L’inondation épargna les zones touristiques comme
le Vieux Carré et le Garden District, ainsi que certains
des quartiers les plus huppés, comme Audubon Park, bâtis
plus en hauteur. Mais, partout ailleurs, le déluge atteignit
le niveau des toits, endommageant ou détruisant près
de 150 000 unités d’habitation. La ville reçut
alors le sobriquet de « lac George », en hommage ironique
au président qui s’était montré tout
aussi incapable de venir en aide aux habitants que d’assurer
la construction de nouvelles digues.
Après avoir prétendu que « la tempête
n’a[vait] pas fait de discrimination », même M.
George W. Bush a fini par l’admettre : il n’est pas
un aspect de la catastrophe qui n’ait été marqué
par les inégalités de classe et de race. Non seulement
l’ouragan a mis à nu les promesses mensongères
du ministère de la sécurité intérieure,
censé protéger tous les Américains, mais il
a exposé au grand jour les conséquences dévastatrices
de l’abandon dans lequel les grandes métropoles à
majorité noire et hispanique et leurs infrastructures vitales
sont laissées par le gouvernement fédéral.
Quant à l’incroyable incompétence de l’Agence
fédérale de gestion des urgences, la Federal Emergency
Management Agency (FEMA), elle démontre l’absurdité
de confier des postes de responsabilité publique aussi vitaux
à des courtisans politiques ineptes et aveuglés par
leur hostilité idéologique à l’intervention
de l’Etat. Lorsqu’on pense aux prodiges de lenteur bureaucratique
déployés par la FEMA, on ne peut qu’admirer
la rapidité avec laquelle Washington a agi pour suspendre
les normes salariales en vigueur, en vertu du Davis-Bacon Act (2),
et ouvrir les portes de La Nouvelle-Orléans, pour la reconstruction
et la « sécurité », aux prédateurs
en col blanc de sociétés comme Halliburton, le Shaw
Group et Blackwater Security, tout juste repus des profits faciles
accumulés en Irak sur les rives du Tigre.
Désastre anticipé avec précision
Si l’agonie de La Nouvelle-Orléans est largement due
à l’incurie des autorités fédérales,
le gouverneur de l’Etat et la mairie de la ville y ont aussi
leur part de responsabilité. C’est le maire (démocrate)
Ray Nagin – un riche entrepreneur afro-américain, dirigeant
d’une société de télévision par
câble et élu en 2002 avec 87 % des voix des électeurs
blancs (3) – qui était responsable en dernière
instance de la sécurité de ses administrés,
dont un quart environ étaient trop pauvres ou trop handicapés
pour posséder un véhicule. Son incroyable incapacité
à mobiliser les ressources nécessaires à l’évacuation
des habitants non motorisés et des patients des hôpitaux
– malgré le signal d’alarme qu’avait constitué
l’impréparation de la municipalité face à
la menace de l’ouragan Ivan, en septembre 2004 – reflète
plus qu’une simple incompétence personnelle : elle
révèle l’égoïsme de classe des élites
de la ville, qu’elles soient blanches ou noires, parfaitement
insensibles au sort de leurs concitoyens pauvres des cités
délabrées et des zones marginales.
Catastrophe annoncée ? De fait, tout au long de l’histoire
des Etats-Unis, aucun désastre n’a été
anticipé avec un tel degré de précision, contrairement
aux affirmations fallacieuses du ministre de la sécurité
intérieure, M. Michael Chertoff. S’il est vrai que
les spécialistes ont été surpris par la montée
en puissance ultrarapide de Katrina, ils ne nourrissaient aucun
doute sur les conséquences d’un ouragan majeur.
Depuis l’expérience néfaste de l’ouragan
Betsy – qui avait déjà inondé, en septembre
1965, une bonne partie des quartiers de l’est de la ville
dévastés par Katrina –, la vulnérabilité
de La Nouvelle-Orléans a été étudiée
de fond en comble, et les résultats de ces études
ont été largement diffusés. En 1998, après
le passage heureusement bénin de l’ouragan Georges,
on redoubla les efforts de recherche, et une simulation informatique
avancée effectuée par l’université de
Louisiane mentionna la « destruction virtuelle » de
la ville par un cyclone de catégorie 4 en provenance du sud-ouest
(4). Les digues et les murs de contention de La Nouvelle-Orléans
sont prévus pour résister au maximum à un ouragan
de catégorie 3. Mais, d’après les nouvelles
simulations effectuées en 2004 par le corps du génie
de l’armée, même ce niveau de protection est
illusoire.
L’érosion permanente des îles côtières
et des zones marécageuses du littoral louisianais (qui fait
disparaître entre 60 et 100 kilomètres carrés
de côte par an) se traduit par une augmentation de la puissance
des ondes de tempête au moment où elles frappent La
Nouvelle-Orléans, tandis que la ville, et ses digues avec
elle, s’enfonce lentement. Même un ouragan de catégorie
3, si sa trajectoire est suffisamment lente, peut l’inonder
presque entièrement (5).
Pour mieux faire comprendre aux responsables politiques les implications
de ces prédictions, d’autres études offraient
une évaluation précise des dégats anticipés
en cas d’impact direct d’un cyclone. Toutes les simulations
informatiques reproduisaient ces chiffres terrifiants : au moins
160 kilomètres carrés de superficie urbaine complètement
submergés, entre 80 000 et 100 000 morts. En 2001, à
la lumière de ces études, la FEMA avait annoncé
que l’inondation de La Nouvelle-Orléans à la
suite d’un cyclone était une des trois méga-catastrophes
les plus probables dans un futur proche sur le sol des Etats-Unis
(les deux autres étant un séisme en Californie, et
une attaque terroriste à Manhattan). En 2004, après
que les météorologistes eurent annoncé un fort
regain d’activité cyclonique, les autorités
fédérales organisèrent un exercice de simulation
sophistiqué, l’opération « Ouragan Pam
», qui confirma encore une fois que les victimes pourraient
se compter par dizaines de milliers.
En réponse, l’administration Bush repoussa les exigences
pressantes de l’Etat de Louisiane en matière de prévention
des inondations. Elle mit au placard un important plan de revitalisation
des zones marécageuses côtières, le projet Coast
2050 – fruit d’une décennie de recherches et
de négociations –, et amputa à plusieurs reprises
le budget de maintenance et de construction des digues, laissant
inachevées les infrastructures de contention autour du lac
Pontchartrain.
Le génie militaire de l’armée fut, lui aussi,
victime de coupes budgétaires qui reflètent pour une
bonne part les nouvelles priorités de Washington : forte
baisse des impôts pour les riches, financement de la guerre
en Irak et – ironiquement – augmentation des dépenses
de « sécurité intérieure ». Sans
compter les motivations politiques sous-jacentes : La Nouvelle-Orléans
est une ville à majorité noire dont les électeurs
font souvent pencher la balance en faveur des démocrates
lors des élections louisianaises. Pourquoi une administration
aussi effrontément partisane ferait-elle un cadeau à
ses adversaires en octroyant les 2,5 milliards de dollars nécessaires
pour construire un système de protection de catégorie
5 autour de La Nouvelle-Orléans (6) ?
De fait, quand le chef du génie, un ancien congressiste
républicain, protesta en 2002 contre l’asphyxie budgétaire
des programmes anti-inondations, M. Bush l’obligea à
démissionner.
Toutefois, ne soyons pas injustes : Washington a dépensé
des sommes considérables en Louisiane... Mais essentiellement
pour des travaux d’infrastructure bénéficiant
aux intérêts des entreprises portuaires et maritimes
et aux districts électoraux sous hégémonie
républicaine (7).
Non contente de ces exploits budgétaires, la Maison Blanche
s’est aussi employée de façon irresponsable
à éviscérer la FEMA. A l’époque
où son directeur (qui avait alors rang de ministre) était
M. James Lee Witt, cet organisme était un des joyaux de l’administration
Clinton. Lors de la crue du Mississippi en 1993 et du tremblement
de terre de Los Angeles en 1994, son efficacité dans l’organisation
des secours avait été unanimement saluée.
Cependant, quand les républicains prirent la direction de
la FEMA, en 2001, ils s’y comportèrent comme en pays
conquis. Son nouveau chef, M. Joe M. Allbaugh, ancien directeur
de campagne de M. Bush, prit soin d’amputer nombre des principaux
programmes de prévention des inondations et des tempêtes.
Après avoir quitté son poste en 2003, il se convertit
en consultant grassement payé au service des firmes en quête
de contrats en Irak (ayant de la suite dans les idées, il
vient de faire sa réapparition en Louisiane, où il
déploie ses talents d’initié au bénéfice
des entreprises désireuses d’avoir leur part des juteux
profits de la reconstruction).
Depuis qu’elle a été intégrée
au département de la sécurité intérieure
en 2003 (et qu’elle a perdu son statut ministériel),
des pans entiers de la FEMA ont été démantelés
et paralysés. En 2004, des fonctionnaires de cet organisme
ont écrit au Congrès pour dénoncer «
le remplacement de gestionnaires compétents en matière
de prévention des catastrophes par des affairistes jouissant
de faveurs politiques et par des novices sans expérience
ni connaissances sérieuses (8) ».
Le successeur de M. Allbaugh, M. Michael Brown, en est une parfaite
incarnation. Une semaine après avoir reçu des éloges
du président, cet avocat républicain totalement profane
en matière de prévention des catastrophes, et qui
avait bidonné son curriculum vitae, fut limogé. Sous
sa direction, la FEMA avait continué à être
dépouillée de ses compétences polyvalentes,
et de ses budgets, pour se plier aux objectifs monomaniaques de
la lutte contre le terrorisme et à la construction d’une
ligne Maginot contre la menace Al-Qaida.
Le dimanche 28 août, par le biais d’une vidéoconférence,
le directeur de l’Observatoire national des ouragans de Miami,
M. Max Mayfield, prévint le président Bush (en vacances
au Texas) et les fonctionnaires du département de la sécurité
intérieure que Katrina était sur le point de dévaster
La Nouvelle-Orléans. M. Brown était prêt : «
Nous sommes tout à fait préparés à affronter
ce défi. Cela fait des années que nous anticipons
ce type de désastre naturel. » Depuis plusieurs mois,
le directeur de la FEMA et le ministre de la sécurité
intérieure vantaient les mérites du nouveau plan national
d’urgence, prévu pour garantir une coordination sans
précédent entre les divers organismes gouvernementaux
en cas de catastrophe majeure.
Néanmoins, quand les eaux commencèrent à submerger
la ville et ses banlieues, il se révéla pratiquement
impossible d’obtenir un quelconque responsable au téléphone.
Les équipes de secours et les fonctionnaires municipaux se
retrouvèrent dépourvus de tout moyen de communication
fonctionnel, sans parler de la pénurie de fournitures vitales
– rations alimentaires, eau potable, sacs de sable, fuel,
toilettes mobiles, autobus, bateaux et hélicoptères
– que la FEMA aurait dû mobiliser sur place de façon
préventive. M. Chertoff attendit pas moins de vingt-quatre
heures après l’inondation pour classifier le désastre
comme « calamité d’importance nationale »
– statut juridique indispensable pour décréter
la mobilisation générale des ressources fédérales.
La lenteur infinie avec laquelle le cerveau de dinosaure du département
de la sécurité intérieure enregistra l’ampleur
du désastre fut fatale à des centaines d’habitants
de La Nouvelle-Orléans agonisant sur les toits ou sur un
lit d’hôpital. Le 2 septembre, M. Chertoff expliquait
encore à un reporter estomaqué de la radio publique
nationale que les scènes de chaos et de désespoir
à l’intérieur du Superdome, diffusées
par les télévisions du monde entier, n’étaient
que des « rumeurs anecdotiques »... Quant à M.
Brown, il s’en prenait essentiellement aux victimes, qui,
selon lui, s’étaient rendues coupables de « ne
pas tenir compte des consignes d’évacuation »,
comme si tout cela n’avait rien à voir avec la pénurie
de véhicules ou la difficulté à se rendre à
Baton Rouge en chaise roulante. Des simulations avaient démontré
qu’au moins un cinquième de la population était
dans l’incapacité de quitter la ville par ses propres
moyens (9).
Selon le ministre de la défense Donald Rumsfeld, la tragédie
de Katrina n’a rien à voir avec l’Irak. Il n’empêche
que, dès le début de la catastrophe, l’absence
de plus d’un tiers des membres de la garde nationale louisianaise
et d’une bonne partie de son équipement lourd a gravement
handicapé les opérations de sauvetage. Des secours
auraient aussi été utiles du côté de
l’hôtel de ville : le poste de commandement d’urgence
fut hors service dès le départ faute de diesel pour
alimenter le générateur de secours. Comme aucun téléphone
ne fonctionnait, le maire et ses collaborateurs restèrent
coupés du monde extérieur pendant deux jours. Cet
effondrement de l’appareil de gestion municipale est d’autant
plus stupéfiant que, depuis 2002, la mairie avait dépensé
18 millions de dollars de subventions fédérales pour
entraîner son personnel à affronter ce type de situation.
Une ville plus blanche et plus sûre
Déjà, en septembre 2004, M. Nagin avait été
sévèrement critiqué pour sa passivité
face à l’ouragan de catégorie 3 Ivan (dont la
trajectoire évita la ville au dernier moment) : rien n’avait
été prévu pour évacuer les pauvres.
Devant ces critiques, la municipalité produisit à
destination des quartiers pauvres 30 000 cassettes vidéo
(jamais distribuées) dont le message était le suivant
: « N’attendez pas l’intervention de la municipalité,
n’attendez pas l’intervention de l’Etat, n’attendez
pas l’intervention de la Croix-Rouge, (...) partez. »
Ni bus ni trains n’étant prévus à cet
effet par les autorités, les pauvres étaient donc
censés évacuer la ville à pied ; quand les
conditions d’hygiène et de sécurité à
l’intérieur du Superdome devinrent intenables, ils
furent des centaines à tenter de quitter la ville à
pied en traversant le pont qui la relie à la banlieue blanche
de Gretna, mais ils furent refoulés par des policiers municipaux
paniqués qui déchargèrent leurs armes au-dessus
de leurs têtes.
Une partie des habitants abandonnés à la merci des
eaux sauront interpréter l’incroyable incurie de leur
mairie à la lumière de la profonde fracture sociale
et raciale qui caractérise La Nouvelle-Orléans. Nul
n’ignore que les élites économiques locales
et leurs alliés de l’hôtel de ville ne rêvent
que d’expulser les plus pauvres, auxquels ils attribuent le
taux élevé de délinquance. Ici, des résidences
populaires faisant depuis longtemps partie du paysage ont été
rasées et remplacées par des immeubles de luxe et
un supermarché. Ailleurs, les résidents des cités
peuvent en être chassés si leurs enfants violent le
couvre-feu. L’objectif semble être de transformer La
Nouvelle-Orléans en un grand parc d’attractions et
de soustraire les pauvres à la vue des touristes en les refoulant
à la périphérie, au bord des bayous, dans les
parcs à caravanes et les pénitenciers.
Dès lors, pour certains partisans d’une Nouvelle-Orléans
plus blanche et plus sûre, Katrina constitue une divine surprise.
C’est ce qu’un leader républicain louisianais
confiait à des affairistes de Washington : « Enfin,
les cités de La Nouvelle-Orléans ont été
nettoyées. Ce que nous n’avons pas su faire, Dieu s’en
est chargé (10). » De même, pour le maire Nagin,
les rues désertes et les quartiers en ruine sont une bénédiction
: « Pour la première fois, notre ville est débarrassée
de la drogue et de la violence, et nous entendons bien la conserver
dans cet état. »
De fait, sans un effort massif des autorités locales et
fédérales pour fournir des logements bon marché
aux dizaines de milliers de locataires pauvres aujourd’hui
réfugiés dans des abris de fortune aux quatre coins
du pays, La Nouvelle-Orléans risque de connaître une
sorte de nettoyage ethnique. On parle déjà de transformer
certains des quartiers les plus défavorisés situés
au-dessous du niveau de la mer, comme le Lower Ninth Ward, en bassins
de rétention destinés à protéger les
quartiers les plus riches. « Ce qui empêcherait certains
des habitants les plus pauvres de la ville de jamais se réinstaller
dans leurs quartiers », souligne fort à propos le Wall
Street Journal (11).
Le maire Nagin a d’ores et déjà pris soin de
veiller aux intérêts des partisans de la « gentrification
» en annonçant la désignation d’une commission
spéciale de reconstruction de seize membres : huit Blancs
et huit Noirs, alors que 75 % de la population est afro-américaine.
Pour leur part, les banlieues blanches – base de l’inquiétant
succès électoral du néonazi David Duke au début
des années 1990 – ont bien l’intention de défendre
leur cause, et l’establishment républicain du Mississippi
voisin n’entend pas laisser la vedette aux démocrates
de la métropole louisianaise. Au milieu de tous ces conflits
d’intérêts, on peut douter que les quartiers
noirs traditionnels de La Nouvelle-Orléans – véritable
berceau de la sensibilité festive de la ville et de son patrimoine
jazzistique – réussissent à tirer leur épingle
du jeu.
Quant à l’administration Bush, elle espère
s’en sortir par un mélange de crypto-keynésianisme
budgétaire et d’ingénierie sociale ultraconservatrice.
On sait que l’impact immédiat de Katrina a été
une chute brutale de la popularité du président –
et de celle de la présence américaine en Irak. L’hégémonie
républicaine a paru un moment menacée. Pour la première
fois depuis les émeutes de Los Angeles, en 1992, de vieux
thèmes démocrates comme la pauvreté, l’inégalité
raciale et l’intervention de l’Etat ont dominé
le débat public, au point que le Wall Street Journal a exhorté
les républicains à « reprendre l’offensive
sur le plan intellectuel et politique » avant que des progressistes
comme le sénateur Edward Kennedy ne ressuscitent les lubies
du New Deal – dont le projet d’une grande Agence fédérale
de prévention des inondations et de revitalisation écologique
du littoral du golfe du Mexique (12).
En quête d’une stratégie pour extraire M. Bush
du bourbier louisianais, la très conservatrice Heritage Foundation
a multiplié les séminaires accueillant idéologues
réactionnaires, congressistes républicains et quelques
revenants comme M. Edwin Meese, l’ancien ministre de la justice
de Ronald Reagan.
Pôle pour la libre entreprise
Le 15 septembre, le président choisit la scène déserte
mais illuminée de Jackson Square, une place traditionnelle
de La Nouvelle-Orléans, pour prononcer son discours sur la
reconstruction. Radieux, il promit aux 2 millions de victimes de
Katrina que la Maison Blanche, en dépit du déficit
budgétaire, paierait l’essentiel de la facture du désastre,
soit 200 milliards de dollars (ce qui ne l’empêche nullement
de proposer de nouvelles baisses d’impôts massives pour
les grandes fortunes) !
Après quoi, il annonça un ensemble de réformes
longtemps convoitées par sa base ultraconservatrice : un
système de coupon pour l’éducation et le logement,
le renforcement du rôle des Eglises, de généreux
abattements d’impôts pour le secteur privé, la
création d’une « zone régionale d’opportunité
économique », et la suspension de toute une série
de réglementations fédérales touchant notamment
aux contrôles environnementaux pour les forages pétroliers.
Pour les familiers du langage présidentiel, le discours
de Jackson Square a un charmant petit goût de revenez-y :
n’avait-on pas déjà entendu de semblables promesses
sur les rives de l’Euphrate ? Selon le commentaire cruel de
l’éditorialiste Paul Krugman, après avoir échoué
à transformer l’Irak « en un laboratoire du néolibéralisme
», la Maison Blanche va désormais utiliser comme cobayes
les habitants traumatisés de Biloxi et du Ninth Ward (13).
Au dire du congressiste Mike Pence, un des animateurs du puissant
Republican Study Group, qui a contribué à élaborer
le programme de reconstruction du président Bush, les républicains
vont faire surgir des décombres de la catastrophe une véritable
utopie capitaliste : « Nous allons faire du littoral du golfe
un pôle d’attraction magnétique pour la libre
entreprise. Pas question de reconstruire une Nouvelle-Orléans
dominée par le secteur public (14). »
Il est assez symptomatique que le corps du génie de La Nouvelle-Orléans
soit désormais commandé par l’officier qui était
chargé de la supervision des travaux publics en Irak (15).
Qu’importe que le Lower Ninth Ward ait disparu sous les flots,
les propriétaires de cabarets du Vieux Carré se frottent
déjà les mains : le jour n’est pas loin où
les travailleurs de Halliburton, les mercenaires de Blackwater et
les ingénieurs de Bechtel viendront dépenser leurs
dollars fédéraux dans Bourbon Street. Comme on dit
en cajun, et sans doute aussi à la Maison Blanche : «
Laissez le bon temps rouler ! »
Mike Davis.
(1) Quirin Schiermeier, « The power of Katrina », Nature,
no 437, Londres, 8 septembre 2005.
(2) NDLR. Législation datant du New Deal qui oblige les
chantiers publics à respecter le minimum salarial local.
Elle est depuis longtemps la cible des républicains conservateurs.
(3) Si la Louisiane a voté majoritairement pour M. Bush
en 2004 (56,7 %), La Nouvelle-Orléans est traditionnellement
démocrate.
(4) Etude réalisée par Joseph Suhayda et décrite
dans Richard Campanella, Time and Place in New Orleans : Past Geographies
in the Present Day, Gretna, Los Angeles, 2002, p. 58.
(5) John Travis, « Scientists’ fears come true as hurricane
floods New Orleans », Science, New York, no 309, 9 septembre
2005.
(6) Andrew Revkin et Christopher Drew, « Intricate flood
protection long a focus of dispute », The New York Times,
1er septembre 2005.
(7) « Katrina’s message on the corps », éditorial,
The New York Times, 13 septembre 2005.
(8) Ken Silverstein, « Top FEMA jobs : no experience required
», Los Angeles Times, 9 septembre 2005.
(9) Tony Reichhardt, Erika Check et Emma Morris, « After
the flood », Nature, no 437, 8 septembre 2005.
(10) Propos du congressiste Richard Baker (Baton Rouge), cité
par le Wall Street Journal, New York, 9 septembre 2005.
(11) Jackie Calmes, Ann Carrns et Jeff Opdyke, « As gulf
prepares to rebuild, tensions mount over control », Wall Street
Journal, 15 septembre 2005.
(12) « Hurricane Bush », éditorial, Wall Street
Journal, 15 septembre 2005.
(13) « Not the New Deal », The New York Times, 16 septembre
2005.
(14) John Wilke et Brody Mullins, « After Katrina, republicans
back a sea of conservative ideas », Wall Street Journal, 15
septembre 2005.
(15) « M. Bush in New Orleans », éditorial,
The New York Times, 16 septembre 2005.
LE MONDE DIPLOMATIQUE octobre 2005
http://www.monde-diplomatique.fr/2005/10/DAVIS/12817
|
|