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Date: 21 Mars 2004
Subject: [multitudes-infos] Evelyne Sire Marin: Benasayag "trop
militant" pour France-Culture
De Evelyne Sire-Marin, magistrat, membre du Syndicat de la magistrature
Ceux qui appréciaient les chroniques quotidiennes de Miguel
Benasayag dans les "matins de France Culture", à
8h30, s'apercevront lundi prochain qu'elles sont supprimées.
En effet, Miguel Benasayag a été licencié par
Laure Adler, la directrice des programmes de France Culture, jeudi
18 mars et a fait sa dernière chronique ce vendredi 19 mars.
La chronique de jeudi s'appuyait sur le texte ci dessous, comparant
le programme sécuritaire du Front National et les réalisations
de N Sarkozy; cette chronique finissait par un soutien à
Albert Levy, dont le procès commençait jeudi matin.
La directrice des programmes de France culture a estimé que
les chroniques de Miguel étaient trop orientées politiquement
, et mentionnaient trop souvent les combats du DAL (droit au logement)
ou du Syndicat de la Magistrature( comme ce fut le cas jeudi). Il
faut savoir que l'une des chroniques précédant celle
de Miguel Benasayag dans les "matins de France Culture"est
celle d'Alain Gérard Slama, à 7h45, journaliste au
Figaro, dont il n'est pas exagéré de dire qu'elles
sont, elle - aussi, "très orientées"! Mais
l'orientation de droite n'en est pas une; comme chacun sait, c'est
l'expression du "bon sens"...
Ceux qui aimaient les analyses de Benasayag peuvent écrire
qu'ils regrettent son absence à : Laure Adler, Directrice
des programmes de France Culture, Maison de Radio France, 110 avenue
du Président Kennedy, 75786, Paris, cedex 16. Ils peuvent
aussi acheter le dernier livre de ce philosophe/psychanalyste :
La fragilité, éditions la Découverte, qui paraîtra
la semaine prochaine
Décidemment, les digues de la résistance à
l'ordre sarkozien cèdent unes à unes...
Voici ci dessous le texte servant de canevas à la chronique
de jeudi 17 mars, suivie du licenciement du chroniqueur...
*****************************
A QUOI SERVENT LES LOIS SECURITAIRES?
Les textes sécuritaires votés depuis deux ans à
l'initiative du gouvernement n'ont paradoxalement pas pour objet
de réduire la délinquance, pas plus que la loi contre
les discriminations n'aura pour effet de réduire le nombre
de foulards islamiques dans les écoles. Ces lois stigmatisent
au contraire des populations cibles, en les excluant socialement,
comme si l'objectif était de les dresser contre la République.
On aura ainsi obtenu la démonstration recherchée,
selon laquelle il est décidement impossible d'intégrer
dans la société française les femmes musulmanes
et les jeunes des banlieues, appartenant d'ailleurs aux mêmes
réserves de ces nouveaux indiens, les "arabo-musulmans".
Tout ce passe comme si, au contraire, ces lois d'exclusion devaient
maintenir la pression de la peur sur les électeurs, entretenir
leur effroi pour les refuznik de la République, en attendant
les barbares des banlieues au journal télévisé
du soir.
Le but des lois sécuritaires est d'utiliser politiquement
la délinquance de rue comme trompe-l'oeil idéologique,
de masquer le démantèlement de l'état social,
tel qu'il résultait du programme de 1945 du Conseil National
de la Résistance. Mais l'actuel gouvernement risque d'être
lui-même victime de ce jeu de leurre de l'opinion publique;
car il est en train de réaliser en partie le programme du
Front National (187 pages, 300 propositions), sans pour autant être
certain de capter l'électorat d'extrême droite.
Séduire l'électorat d'extrême-droite
Il apparaît que sur les 24 propositions du F.N. ,en matière
de "justice et police", 11 d'entre elles ont déjà
été réalisées par D. Perben et N Sarkozy.
- "expulser les délinquants étrangers" :
A cette fin, la loi immigration du 26 nov 2003 fait passer de 12
à 32 jours le délai de rétention des sans papiers
pour augmenter le taux effectif d'expulsions.
- "bannir la politisation de la magistrature" :
Le projet du Garde des Sceaux de modifier le serment des magistrats
en étendant l'obligation de réserve y pourvoira, ainsi
que les poursuites actuelles contre des magistrats du Syndicat de
la Magistrature: Hubert Dujardin (affaire Tibéri et hélicoptère
dans l'Himalaya), Albert Levy (affaire des cantines du front national
à Toulon) C Schouler (livre "vos papiers" sur les
contrôles d'identité ) et E Alt ( déclaration
contre la loi Perben 2 à l'audience).
-"organiser une coopération étroite entre police
et justice" :
C'est l'idée de "chaîne pénale"qui
supprime la séparation des pouvoirs entre l'exécutif
et le judiciaire; la circulaire du 4 février 2004 du ministère
de l'intérieur enjoint même aux policiers de faire
des remontrances aux procureurs si leurs décisions ne leur
conviennent pas.
- "rétablir la justice de paix" :
la loi du 9 septembre 2002 crée les juges de proximité,
notables locaux sans indépendance statutaire.
- "réhabiliter les peines promptes, certaines et incompressibles":
La loi Perben du 9 septembre 2002 permet de prononcer jusqu'à
20 ans de prison en comparution immédiate.
- "réduire l'écart entre le maximum et le minimum
de la peine" :
La proposition de loi sur les peines plancher, soutenue par N. Sarkozy,
prévoit que l'emprisonnement ferme sera automatique à
la 3ème récidive; par exemple, on ira en prison pendant
3 ans, au 4ème vol de CD rom.
-"rééchelonner la hiérarchie des peines"
:
la loi "criminalité organisée du 9 mars 2004
punit par exemple de 15 ans de prison le vol en série de
pièces de monnaie dans les horodateurs, organisé par
3 personnes, y compris des mineurs ; un attouchement sexuel, sans
violence physique, sur une adolescente, entraînera l'inscription
de l'auteur pendant 20 ans sur le fichier des délinquants
sexuels, après l'exécution de sa peine, et rendra
très difficile sa réinsertion.
- " sanctionner les manifestations publiques de la débauche"
:
la loi sécurité intérieure du 18 mars 2003
crée le délit de racolage passif.
- "créer 13 000 nouvelles places de prison" :
loi de programmation de la justice du 3 août 2002 le prévoit.
- "resocialiser les mineurs délinquants en centres fermés
et responsabiliser les parents" :
la loi du 2 août 2002 crée 600 places en centres éducatifs
fermés et le projet sur la prévention de la délinquance
imposera des stages payants aux parents "irresponsables".
- "améliorer la rémunération des policiers"
:
des primes de rendement sont créées pour les policiers
et les magistrats.
Il manque encore, dans l'application du programme du FN par le
gouvernement Sarkozy, le rétablissement de la peine de mort,
la suppression de l'Ecole de la Magistrature et l'interdiction du
syndicalisme dans la magistrature
Les lois sécuritaires ont deux objectifs communs:
- identifier et contenir les populations inutiles pour l'ordre économique,
les classes non laborieuses (chômeurs, jeunes des cités,
immigrés, mendiants, prostituées, nomades) étant
devenues des classes dangereuses.
- traiter pénalement les questions sociales en marginalisant
l'autorité judiciaire, afin de passer du traitement artisanal
actuel de la délinquance par la justice, à un traitement
de masse, industriel, cogéré par les autorités
administratives.
Les prescriptions de la Convention Européenne des Droits
de l'Homme (droits de la défense, présomption d'innocence)
ralentissent en effet la production de sanctions par la justice.
Le projet "prévention de la délinquance"de
N. Sarkozy permet à des autorités administratives
de coproduire des sanctions pour les familles "à problèmes".
En amont de la justice, les maires pourront imposer des stages parentaux
payants, des tutelles aux prestations sociales, des expulsions pour
troubles de voisinage; en aval de la justice, l'administration pénitentiaire
devient juge de l'application des peines afin d'accélérer
la gestion des flux carcéraux , en accordant elle-même
des réductions de peine (loi criminalité organisée).
Ce traitement pénal de masse de la délinquance a en
outre l'avantage de créer des emplois dans l'industrie de
la punition (surveillants pénitentiaires, vigiles...,).
Le leurre sécuritaire:
Ces lois sécuritaires ont une fonction de captation de l'opinion
publique, d'occultation idéologique de la politique actuelle
de liquidation de l'état social. L'objet réel de la
loi contre le foulard à l'école et des lois sécuritaires
n'est pas de traiter les problèmes qu'elles dénoncent
(intégrisme, délinquance, criminalité organisée...).
Il faut au contraire que ces phénomènes perdurent.
Il est même souhaitable que les chiffres de la délinquance
contre les personnes augmentent ou soient gonflés pour tenir
en haleine les électeurs apeurés ; il est nécessaire
de stigmatiser les filles voilées et le danger musulman pour
détourner l'attention des chiffres du chômage, des
délocalisations d'entreprises, des enfants vivant en France
en dessous du seuil de la pauvreté (1million 1/2), de l'augmentation
des expulsions locatives et du nombre de S.D.F. Pendant qu'on agite
le chiffon rouge contre de jeunes lycéennes voilées
et contre l'insécurité de nos villes (pourtant les
délits de voie publique ont diminué de 21% en 2 ans
à Paris), les affaires du MEDEF peuvent continuer.
L'attention des électeurs est détournée, et
c'est bien là l'essentiel, de la détresse des chômeurs,
de la précarisation des salariés et de la remise en
cause du système des retraites et de l'assurance maladie.
Le résultat certain de la loi "contre les discriminations"
est qu'on exclura de plus en plus de jeunes filles des lycées,
car le durcissement de convictions déjà rigides est
le réflexe de tout groupe victimisé. Le résultat
annoncé des lois sécuritaires est qu'on entassera
encore plus de détenus dans les prisons, dont chacun sait
qu'elles sont des machines à produire de la récidive.
Ainsi, selon les statistiques du ministère de la justice,
65% des personnes condamnées à de l'emprisonnement
ferme retourneront en prison, tandis que seulement 11% de ceux qui
ont bénéficié d'une peine de sursis simple
ou d'une libération conditionnelle récidiveront (infostats
justice juillet 2003).
L'emprisonnement n'a donc pas pour effet de réduire la délinquance!
Un ordre mobile
Malgré l'inefficacité réelle de l'emprisonnement
sur la délinquance, la machine pénitentiaire tourne
à plein régime :
Déjà presque 61 000 détenus, (c'est à
dire 7% de hausse en un an!) en février 2004, et l'inflation
s'amplifiera par la création de nouvelles infractions (loi
Sarkozy), tandis que le nouveau jugement sur négociation
de la peine avec le procureur va la faire exploser. Au lendemain
des élections présidentielles d'avril 2002, une député
UMP (N.. Kosciusko-Morizet, le Monde du 14 Nov 2002) avait plaidé
pour l'avènement d'un "ordre mobile": "Il
importe avant tout que le curseur de l'action se place là
où l'adhésion accompagne le signe de l'ordre".
Ordre mobile, justice en temps réel, ce sont des valeurs
"modernes", empruntées à la mondialisation
du marché, qui entrent dans l'univers judiciaire. Comme la
circulation des marchandises, les lois doivent être fluides
et flexibles, et la justice doit être immédiate. Effrayant
aveu d'un projet de société pénalisant la simple
contestation de l'ordre, N Sarkozy met en place cet "ordre
mobile": Les infractions crées par la loi "sécurité
intérieure" du 18 mars 2003 ne résultent plus
d'un préjudice matériel et concret causé à
quelqu'un; elles se déduisent d'un comportement, mendier,
se prostituer, bavarder en groupe devant un immeuble... L'ordre
social seul est en cause dans ces nouvelles infractions qui n'occasionnent
aucun préjudice à une victime particulière.
La loi "criminalité organisée" du 9 mars
2004 complète le dispositif en orientant ces procédures
vers "la négociation de la peine" avec le parquet.
Une misérable justice, sans juges et sans audiences, pour
des affaires de misère. Aux Etats-Unis, ce système
de plea-bargening a été déterminant dans l'émergence
des villes-prisons (taux d'incarcération 7 fois supérieur
à celui de la France), accompagnée par l'automaticité
des peines fermes en cas de récidive. Séparer les
populations utiles des populations inutiles Les récents textes
sécuritaires s'articulent donc par une vision cohérente
de l'organisation sociale, dont l'objet est de séparer les
populations utiles (électeurs, salariés), des populations
inutiles (chômeurs , délinquants, immigrés).
Qu'il s'agisse de la loi Perben du 9 septembre 2002 sur les "orientations
de la justice", de la loi Sarkozy du 18 mars 2003 sur la "sécurité
intérieure", de la loi sur l'immigration du 26 nov 2003,
ou de la loi "criminalité organisée"du 9
mars 2004, toutes les lois récentes illustrent le traitement
pénal des questions sociales. Car la disparition des emplois
industriels, le déséquilibre des relations salariés
/employeurs, laissent sans activité et sans espoir, d'immenses
réservoirs de main d'oeuvre, jusqu'ici utilisés dans
l'essor économique.
Un traitement social de ces populations en déréliction
nécessiterait une autre politique de services publics, une
autre distribution des richesses, que le MEDEF ne peut accepter.
La seule alternative qui s'offre à l'actuel gouvernement
est d'appliquer un traitement pénal de masse à ces
populations désormais au chômage pour lesquelles il
n'est plus possible de monter dans l'ascenseur social, et qui ne
peuvent même plus prétendre à la condition ouvrière
de leurs parents. La crise du libéralisme détermine
cette régression conservatrice, et ces lois sécuritaires.
Celles ci permettent à la fois d'alimenter la peur, l'individualisme,
donc d'empêcher les mobilisations sociales, mais aussi de
créer des emplois dans "l'industrie de la punition"
et de la surveillance, selon l'analyse de Niels Christie.
L'industrie de la punition
L'ensemble du secteur de la sécurité publique et privée
(policiers, vigiles ,surveillants, gendarmes...) représente
presque 400 000 emplois en France; il est en croissance constante,
puisque 14 000 policiers et gendarmes vont encore être recrutés
d'ici 2007. La 13ème édition de "MILIPOL Paris
2003", salon entièrement dédié aux technologies
de la" sécurité intérieure des états
et de la lutte anticriminelle", témoigne de la prospérité
de ce secteur économique qui génère de nouveaux
métiers et crée des emplois autour de la biométrie
(identification humaine), des caméras intelligentes, des
entreprises d'intelligence économique (stratégie du
risque)... Bourdieu remarquait déjà en 1993, dans
"la misère du monde", que le chiffre d'affaires
de la sécurité privée représentait le
tiers du budget de la police nationale (article de Rémi Lenoir,
"désordre chez les agents de l'ordre"). C'est ainsi
que dans une période où 10% de la population est au
chômage, la prison a une fonction asilaire, mais aussi un
rôle économique.
L'ouverture des champs pénitentiaire et judiciaire aux entreprises
privées se manifestent par des modifications importantes
des règles concernant les marchés publics :
Les lois de programmation pour la sécurité intérieure
et pour la justice prévoient des dérogations aux procédures
d'appels d'offres, pour la construction des 13 000 nouvelles places
de prison et des 600 places de centres fermés pour mineurs.
Le montant des sommes engagées s'élevant à
1,3 milliards d'euros pour les seules prisons, tout le secteur des
travaux publics va bénéficier de la politique du tout
carcéral, sans compter la construction de commissariats et
de la création d'une centaine d'unités de gendarmerie,
d'ici 2007 (toujours selon des procédures dérogatoires
au code des marchés publics). Si on se fie aux pratiques
actuelles des entreprises du bâtiment, on verra bientôt
le Ministère de la justice lui-même mis en examen dans
des affaires de corruption....
Pour de nombreux groupes (Valeo, Vahiné, Assistance Publique
des Hôpitaux de Paris...), le travail des prisonniers, payé
bien en dessous du SMIC, représente un main d'oeuvre flexible
à souhait, sans syndicat ni risque de grève, sans
que le droit du travail ne s'applique. Les cantines des prisons
assurent depuis longtemps de confortables bénéfices
à la multinationale Sodexho. Les prisonniers sont rémunérés
à la tâche pour assembler des matériels de perfusions
ou des équipements de voitures, tandis que des entreprises
se partagent les profits du renouvellement des armes des policiers
(300 000 armes de poing pour 90 millions d'euros ), des bracelets
électroniques (Elmotech), des flash balls ....
La vidéo surveillance des rues ou des parkings concerne 388
communes en France, avec un budget d'environ 100 000 euros par commune;
ce marché va se développer considérablement
car le projet de loi Sarkozy sur la "prévention de la
délinquance" accorde des réductions d'impôts
en cas d'installation de caméras dans les immeubles collectifs!
Tandis que certains font des affaires grâce à l'expansion
du marché du sécuritaire en profitant de l'idéologie
de la tolérance zéro, des pans entiers de la populations
sont reléguées, soit dans une infra-société,
sans services publics et sans égalité des droits,
survivants du RMI et du travail précaire, soit dans les prisons,
qui sont plus que jamais, comme l'a démontré Loïc
Wacquant, celles de la misère.
Paris, mars 2004
E. Sire-Marin, Magistrat, membre du syndicat de la magistrature
I N F O Z O N E et s a m i z d a t . n e t
Aussi Site Web de la revue multitudes : http://multitudes.samizdat.net
D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout Malgré
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