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Date: 29 Mars 2004
Subject: [resistons info] A quoi servent les lois sécuritaires
?
A quoi servent les lois sécuritaires ?
par Miguel Benasayag
Miguel Benasayag a été licencié par Laure Adler,
la directrice des programmes de France Culture, jeudi 18 mars 2004
et a fait sa dernière chronique ce vendredi 19 mars. La chronique
de jeudi s'appuyait sur le texte ci dessous, comparant le programme
sécuritaire du Front National et les réalisations de
Nicolas Sarkozy ; cette chronique finissait par un soutien à
Albert Levy, dont le procès commençait jeudi matin.
_____
Les textes sécuritaires votés depuis deux ans à
l'initiative du gouvernement n'ont paradoxalement pas pour objet
de réduire la délinquance, pas plus que la loi contre
les discriminations n'aura pour effet de réduire le nombre
de foulards islamiques dans les écoles.
Ces lois stigmatisent au contraire des populations cibles, en les
excluant socialement, comme si l'objectif était de les dresser
contre la République.
On aura ainsi obtenu la démonstration recherchée, selon
laquelle il est décidement impossible d'intégrer dans
la société française les femmes musulmanes et
les jeunes des banlieues, appartenant d'ailleurs aux mêmes réserves
de ces nouveaux indiens, les "arabo-musulmans".
Tout se passe comme si, au contraire, ces lois d'exclusion devaient
maintenir la pression de la peur sur les électeurs, entretenir
leur effroi pour les refuznik de la République, en attendant
les barbares des banlieues au journal télévisé
du soir.
Le but des lois sécuritaires est d'utiliser
politiquement la délinquance de rue comme trompe-l'oeil idéologique,
de masquer le démantèlement de l'état social
tel qu'il résultait du programme de 1945 du Conseil National
de la Résistance. Mais l'actuel gouvernement risque d'être
lui-même victime de ce jeu de leurre de l'opinion publique ;
car il est en train de réaliser en partie le programme du Front
National (187 pages, 300 propositions), sans pour autant être
certain de capter l'électorat d'extrême droite.
Séduire l'électorat d'extrême-droite
Il apparaît que sur les 24 propositions du F.N., en matière
de "justice et police", 11 d'entre elles ont déjà
été réalisées par D. Perben et N. Sarkozy
:
* "expulser les délinquants étrangers" :
à cette fin, la loi immigration du 26 nov 2003 fait passer
de 12 à 32 jours le délai de rétention des sans-papiers
pour augmenter le taux effectif d'expulsions ;
* "bannir la politisation de la magistrature" :
le projet du Garde des Sceaux de modifier le serment des magistrats
en étendant l'obligation de réserve y pourvoira, ainsi
que les poursuites actuelles contre des magistrats du Syndicat de
la Magistrature : Hubert Dujardin (affaire Tibéri et hélicoptère
dans l'Himalaya), Albert Lévy (affaire des cantines du Front
National à Toulon), C. Schouler (livre "vos papiers"
sur les contrôles d'identité ) et E. Alt ( déclaration
contre la loi Perben II à l'audience) ;
* "organiser une coopération étroite entre police
et justice" :
c'est l'idée de "chaîne pénale"qui supprime
la séparation des pouvoirs entre l'exécutif et le judiciaire;
la circulaire du 4 février 2004 du ministère de l'intérieur
enjoint même aux policiers de faire des remontrances aux procureurs
si leurs décisions ne leur conviennent pas ;
* "rétablir la justice de paix" :
la loi du 9 septembre 2002 crée les juges de proximité,
notables locaux sans indépendance statutaire ;
* "réhabiliter les peines promptes, certaines et incompressibles"
:
la loi Perben du 9 septembre 2002 permet de prononcer jusqu'à
20 ans de prison en comparution immédiate ;
* "réduire l'écart entre le maximum et le minimum
de la peine" :
la proposition de loi sur les peines plancher, soutenue par N. Sarkozy,
prévoit que l'emprisonnement ferme sera automatique à
la 3ème récidive; par exemple, on ira en prison pendant
3 ans, au 4ème vol de CD rom ;
* "rééchelonner la hiérarchie des peines"
:
la loi "criminalité organisée" du 9 mars 2004
punit par exemple de 15 ans de prison le vol en série de pièces
de monnaie dans les horodateurs, organisé par 3 personnes,
y compris des mineurs ; un attouchement sexuel, sans violence physique,
sur une adolescente, entraînera l'inscription de l'auteur pendant
20 ans sur le fichier des délinquants sexuels, après
l'exécution de sa peine, et rendra très difficile sa
réinsertion ;
* " sanctionner les manifestations publiques de la débauche"
:
la loi sécurité intérieure du 18 mars 2003 crée
le délit de racolage passif ;
* "créer 13 000 nouvelles places de prison" :
loi de programmation de la justice du 3 août 2002 le prévoit
;
* "resocialiser les mineurs délinquants en centres fermés
et responsabiliser les parents" :
la loi du 2 août 2002 crée 600 places en centres éducatifs
fermés et le projet sur la prévention de la délinquance
imposera des stages payants aux parents "irresponsables"
;
* "améliorer la rémunération des policiers"
:
des primes de rendement sont créées pour les policiers
et les magistrats.
Il manque encore, dans l'application du programme du FN par le gouvernement
Sarkozy,
* le rétablissement de la peine de mort,
* la suppression de l'Ecole de la Magistrature
* et l'interdiction du syndicalisme dans la magistrature.
Les lois sécuritaires ont deux objectifs communs:
* identifier et contenir les populations inutiles pour l'ordre économique,
les classes non laborieuses (chômeurs, jeunes des cités,
immigrés, mendiants, prostituées, nomades) étant
devenues des classes dangereuses
* traiter pénalement les questions sociales en marginalisant
l'autorité judiciaire, afin de passer du traitement artisanal
actuel de la délinquance par la justice, à un traitement
de masse, industriel, cogéré par les autorités
administratives.
Les prescriptions de la Convention Européenne des Droits de
l'Homme (droits de la défense, présomption d'innocence)
ralentissent en effet la production de sanctions par la justice. Le
projet "prévention de la délinquance"de N.
Sarkozy permet à des autorités administratives de coproduire
des sanctions pour les familles "à problèmes".
En amont de la justice, les maires pourront imposer des stages parentaux
payants, des tutelles aux prestations sociales, des expulsions pour
troubles de voisinage; en aval de la justice, l'administration pénitentiaire
devient juge de l'application des peines afin d'accélérer
la gestion des flux carcéraux , en accordant elle-même
des réductions de peine (loi criminalité organisée).
Ce traitement pénal de masse de la délinquance a en
outre l'avantage de créer des emplois dans l'industrie de la
punition (surveillants pénitentiaires, vigiles...,).
Le leurre sécuritaire
Ces lois sécuritaires ont une fonction de captation de l'opinion
publique, d'occultation idéologique de la politique actuelle
de liquidation de l'état social.
L'objet réel de la loi contre le foulard à l'école
et des lois sécuritaires n'est pas de traiter les problèmes
qu'elles dénoncent (intégrisme, délinquance,
criminalité organisée...). Il faut au
contraire que ces phénomènes perdurent.
Il est même souhaitable que les chiffres de la délinquance
contre les personnes augmentent ou soient gonflés pour tenir
en haleine les électeurs apeurés ; il est nécessaire
de stigmatiser les filles voilées et le danger musulman pour
détourner l'attention des chiffres du chômage, des délocalisations
d'entreprises, des enfants vivant en France en dessous du seuil de
la pauvreté (1million 1/2), de l'augmentation des expulsions
locatives et du nombre de S.D.F..
Pendant qu'on agite le chiffon rouge contre de jeunes lycéennes
voilées et contre l'insécurité de nos villes
(pourtant les délits de voie publique ont diminué de
21% en 2 ans à Paris), les affaires du MEDEF peuvent continuer.
L'attention des électeurs est détournée, et c'est
bien là l'essentiel, de la détresse des chômeurs,
de la précarisation des salariés et de la remise en
cause du système des retraites et de l'assurance maladie.
Le résultat certain de la loi "contre les discriminations"
est qu'on excluera de plus en plus de jeunes filles des lycées,
car le durcissement de convictions déjà rigides est
le réflexe de tout groupe victimisé. Le résultat
annoncé des lois sécuritaires est qu'on entassera encore
plus de détenus dans les prisons, dont chacun sait qu'elles
sont des machines à produire de la récidive. Ainsi,
selon les statistiques du ministère de la justice, 65% des
personnes condamnées à de l'emprisonnement ferme retourneront
en prison, tandis que seulement 11% de ceux qui ont bénéficié
d'une peine de sursis simple ou d'une libération conditionnelle
récidiveront (infostats justice juillet 2003). L'emprisonnement
n'a donc pas pour effet de réduire la délinquance!
Un ordre mobile
Malgré l'inefficacité réelle de l'emprisonnement
sur la délinquance, la machine pénitentiaire tourne
à plein régime :
déjà presque 61 000 détenus, (c'est à
dire 7% de hausse en un an!) en février 2004, et l'inflation
s'amplifiera par la création de nouvelles infractions (loi
Sarkozy), tandis que le nouveau jugement sur la négociation
de la peine avec le procureur va la faire exploser.
Au lendemain des élections présidentielles d'avril 2002,
une député UMP (N. Kosciusko-Morizet, le Monde du 14
nov 2002) avait plaidé pour l'avènement d'un "ordre
mobile" :
"il importe avant tout que le curseur de l'action se place là
où l'adhésion accompagne le signe de l'ordre".
Ordre mobile, justice en temps réel, ce sont des valeurs "modernes",
empruntées à la mondialisation du marché, qui
entrent dans l'univers judiciaire. Comme la circulation des marchandises,
les lois doivent être fluides et flexibles, et la justice doit
être immédiate. Effrayant aveu d'un projet de société
pénalisant la simple contestation de l'ordre, N. Sarkozy met
en place cet "ordre mobile" :
les infractions crées par la loi "sécurité
intérieure" du 18 mars 2003 ne résultent plus d'un
préjudice matériel et concret causé à
quelqu'un ; elles se déduisent d'un comportement, mendier,
se prostituer, bavarder en groupe devant un immeuble ... L'ordre social
seul est en cause dans ces nouvelles infractions qui n'occasionnent
aucun préjudice à une victime particulière.
La loi "criminalité organisée" du 9 mars
2004 complète le dispositif en orientant ces procédures
vers "la négociation de la peine" avec le parquet.
Une misérable justice, sans juges et sans audiences, pour des
affaires de misère.
Aux Etats-Unis, ce système de plea-bargaining a été
déterminant dans l'émergence des villes-prisons (taux
d'incarcération 7 fois supérieur à celui de la
France), accompagnée par l'automaticité des peines fermes
en cas de récidive.
Séparer les populations utiles des populations inutiles
Les récents textes sécuritaires s'articulent donc par
une vision cohérente de l'organisation sociale, dont l'objet
est de séparer les populations utiles (électeurs, salariés),
des populations inutiles (chômeurs , délinquants, immigrés).
Qu'il s'agisse de la loi Perben du 9 septembre 2002 sur les "orientations
de la justice", de la loi Sarkozy du 18 mars 2003 sur la "sécurité
intérieure", de la loi sur l'immigration du 26 nov 2003,
ou de la loi "criminalité organisée"du 9 mars
2004, toutes les lois récentes illustrent le traitement pénal
des questions sociales.
Car la disparition des emplois industriels, le déséquilibre
des relations salariés /employeurs, laissent sans activité
et sans espoir, d'immenses réservoirs de main d'oeuvre, jusqu'ici
utilisés dans l'essor économique. Un traitement social
de ces populations en déréliction nécessiterait
une autre politique de services publics, une autre distribution
des richesses, que le MEDEF ne peut accepter.
La seule alternative qui s'offre à l'actuel gouvernement est
d'appliquer un traitement pénal de masse à ces populations
désormais au chômage pour lesquelles il n'est plus possible
de monter dans l'ascenseur social, et qui ne peuvent même plus
prétendre à la condition ouvrière de leurs parents.
La crise du libéralisme détermine cette régression
conservatrice, et ces lois sécuritaires. Celles ci permettent
à la fois d'alimenter la peur, l'individualisme, donc d'empêcher
les mobilisations sociales, mais aussi de créer des emplois
dans "l'industrie de la punition" et de la surveillance,
selon l'analyse de Niels Christie.
L'industrie de la punition
L'ensemble du secteur de la sécurité publique et privée
(policiers, vigiles ,surveillants, gendarmes...) représente
presque 400 000 emplois en France;
il est en croissance constante, puisque 14 000 policiers et gendarmes
vont encore être recrutés d'ici 2007. La 13ème
édition de "MILIPOL Paris 2003", salon entièrement
dédié aux technologies de la" sécurité
intérieure des états et de la lutte anticriminelle",
témoigne de la prospérité de ce secteur économique
qui génère de nouveaux métiers et crée
des emplois autour de la biométrie (identification humaine),
des caméras intelligentes, des entreprises d'intelligence économique
(stratégie du risque)... Bourdieu remarquait déjà
en 1993, dans "la misère du monde", que le chiffre
d'affaires de la sécurité privée représentait
le tiers du budget de la police nationale (article de Rémi
Lenoir, "désordre chez les agents de l'ordre") .
C'est ainsi que dans une période où 10% de la population
est au chômage, la prison a une fonction asilaire, mais aussi
un rôle économique. L'ouverture des champs pénitentiaire
et judiciaire aux entreprises privées se manifeste par des
modifications importantes des règles concernant les marchés
publics :
les lois de programmation pour la sécurité intérieure
et pour la justice prévoient des dérogations aux procédures
d'appels d'offres, pour la construction des 13 000 nouvelles places
de prison et des 600 places de centres fermés pour mineurs.
Le montant des sommes engagées s'élevant à 1,3
milliards d'euros pour les seules prisons, tout le secteur des travaux
publics va bénéficier de la politique du tout carcéral,
sans compter la construction de commissariats et de la création
d'une centaine d'unités de gendarmerie, d'ici 2007 (toujours
selon des procédures dérogatoires au code des marchés
publics). Si on se fie aux pratiques actuelles des entreprises du
bâtiment, on verra bientôt le Ministère de la justice
lui-même mis en examen dans des affaires de corruption....
Pour de nombreux groupes (Valeo, Vahiné, Assistance Publique
des Hôpitaux de Paris...), le travail des prisonniers, payé
bien en dessous du SMIC, représente un main d'oeuvre flexible
à souhait, sans syndicat ni risque de grève, sans
que le droit du travail ne s'applique. Les cantines des prisons
assurent depuis longtemps de confortables bénéfices
à la multinationale Sodexho. Les prisonniers sont rémunérés
à la tâche pour assembler des matériels de perfusions
ou des équipements de voitures, tandis que des entreprises
se partagent les profits du renouvellement des armes des policiers
(300 000 armes de poing pour 90 millions d'euros ), des bracelets
électroniques (Elmotech), des flash balls ....
La vidéo surveillance des rues ou des parkings concerne 388
communes en France, avec un budget d'environ 100 000 euros par commune;
ce marché va se développer considérablement
car le projet de loi Sarkozy sur la "prévention de la
délinquance" accorde des réductions d'impots
en cas d'installation de caméras dans les immeubles collectifs
! Tandis que certains font des affaires grâce à l'expansion
du marché du sécuritaire en profitant de l'idéologie
de la tolérance zéro, des pans entiers de la populations
sont reléguées, soit dans une infra-société,
sans services publics et sans égalité des droits,
survivants du RMI et du travail précaire, soit dans les prisons,
qui sont plus que jamais, comme l'a démontré Loïc
Wacquant, celles de la misère.
Réseau RESISTONS ENSEMBLE
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+ Pour consulter le site : http:
//resistons.lautre.net
D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout Malgré
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