"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
LIRE MIGUEL BENASAYAG... L’engagement ?
L’engagement politique n’est qu’une des formes de la résistance...
dimanche 22 mai 2005

Origine http://www.reseauxcitoyens-st-etienne.org/article.php3?id_article=668


Nous avons un deuil douloureux à assumer : celui d’une quelconque continuité entre nos actes et la résultante - qui est par nature inopinée, complexe et imprévisible. L’histoire nous montre que nous ne pouvons jamais prévoir le résultat de nos actions. Mon acte, au moment même où je le réalise, entre en relation avec la complexité des phénomènes réels. La résultante est toujours inattendue. Cette leçon historique m’empêche de dire aujourd’hui : "je fais cela et j’obtiendrai ceci". Elle invalide l’idée de parvenir à un Etat, à une forme sociale souhaitable. Je ne peux plus m’engager pour une société meilleure en étant persuadé que mes actions m’y conduiront.

Faire le deuil d’une relation de cause à effet entre mes actes et la situation résultante ouvre une autre voie d’engagement. Je peux toujours lutter pour que les hommes et les femmes soient capables d’affronter n’importe quelle situation, de parer au pire et de construire le meilleur. Je peux lutter pour le développement de la puissance des hommes. Rien ici de mystique ou de psychologisant. Il s’agit de développer tout ce qui est du côté de la puissance, la solidarité, le savoir, la culture, le mode d’action collectif. Rien non plus qui nous soit si étranger. Aucun parent ne croit qu’il pourra éviter à son enfant des problèmes. La seule chose qu’il s’efforce de faire, c’est de l’éduquer pour qu’il soit capable d’affronter l’adversité.

Nous sommes à un moment de vérité. Soit nous restons dans l’idée d’un engagement en vue d’un cadre de vie, d’une société, d’un Etat de justice. Soit nous décidons de nous engager pour que la vie ne soit pas cassée, écrasée par les malheurs qui adviendront forcément. Il est là question de la possibilité même de l’engagement. Le premier modèle souffre de telles fragilités qu’il ne peut conduire qu’à un renoncement. La pensée la plus avancée en France, portée par des chercheurs comme Joëlle Proust, Henri Atlan, Jean Petito, René Thom, s’efforce de démontrer en termes rationnels la discontinuité fondamentale entre le soubassement de nos actes et la résultante qu’ils provoquent. La nouvelle épistémologie met en évidence le défaut structurel majeur de la pensée classique de l’engagement : nous ne pouvons pas prévoir le résultat de nos actions. Dans un système, certains dysfonctionnements existent, plus ou moins gênants selon les moments. On a longtemps validé le système et nommé périphérique et marginal ce qui dysfonctionnait. Le système était un ensemble de coordonnées qui prétendait donner la réalité à venir. Si je répondais à toutes ces conditions, je pouvais prévoir ce que j’obtiendrais. Toute notre pensée politique repose sur cette croyance. Tant que nous étions dans une vision du monde qui évitait la complexité, nous nous servions beaucoup de l’expression : "c’est l’exception qui confirme la règle". Lorsqu’un régime chutait, on désignait un coupable. Il s’agit à présent de regarder ce qui dysfonctionne comme un défi, un appel. Je ne peux pas, à partir des éléments présents dans le système, prévoir ce que sera la résultante. La faille met en cause le système, c’est-à-dire le régionalise. Je peux penser l’avenir mais ne pas le placer au cœur de mon action. Le deuil doit se faire, même s’il est douloureux, sous peine d’invalider tout engagement : axer notre action sur l’avenir est axer notre action sur l’imaginaire.

Notre effort alors ne vise plus du tout la même chose. Mon engagement commence avec cette question : "Quelles sont les conditions de la vie ici et maintenant ?". Il ne sert à rien de le comprendre intellectuellement, il faut le vivre et le connaître comme un rapport différent à soi-même et au monde. Dans les années quatre-vingt-dix, nous étions quelques uns à nous réunir tous les quinze jours pour tenter de faire barrage à la poussée néolibérale. Les idées transitives fusaient de tous côtés, lorsque je pris la parole : "Il faut pouvoir penser que ce que nous faisons là, cette réunion d’une trentaine d’intellectuels qui se demandent comment va notre époque, est déjà un niveau de réussite". L’incompréhension fut totale. Tous ces gens ne pouvaient pas penser qu’ils avaient quelque chose à faire, en dehors de conduire la populace à l’émancipation, de libérer les autres. Cela n’a rien d’anecdotique. Nous devons sortir de la position de l’émancipé qui doit éclairer les autres. Mais leur incompréhension se nourrissait aussi d’autre chose. Si je ne m’engage plus pour un avenir, imprévisible de toute façon, ma lutte est complète à chaque niveau de son développement, dans la première discussion comme dans l’institution d’une nouvelle société. Le fait que trente personnes se réunissent très régulièrement pour parler de l’état de la France me paraissait une première victoire, un premier objectif atteint. Le propre de ces premiers niveaux est de développer d’autres possibles mais l’objectif n’est pas dans cet horizon, il est tout entier dans cette première situation.

Une foule de personnes se demandent aujourd’hui : "Que faire ?". Il est urgent de rompre avec cette vision tout à fait imaginaire de nos vies. Les gens se vivent comme des sujets auxquels viendraient se coller des accidents, ils se comportent comme s’ils étaient au supermarché en train de faire leur choix parmi une offre immense. L’impuissance commence avec cette idée aberrante : être un sujet devant une panoplie d’engagements possibles. L’aporie est alors indépassable : en tant que sujet sans lien aucun, je ne peux jamais agir. C’est aussi là que débute la militance triste. j’ai de l’argent, du temps, la santé, je pourrais aider tel ou tel parti, telles personnes... L’individu croit compter les forces dont il dispose pour ensuite s’investir dans la société. La vie est tout autre. Nous sommes toujours déjà engagés. La question est de savoir quels sont nos énoncés, nos déterminations, par où passe le développement de notre puissance. Dans la vie des gens comme dans la vie des peuples, il n’y a pas de discontinuité. La question ne peut être qu’infinitésimale : " Qu’est-ce que je vais faire dans le demi-pas qui suit ?". Il faut cesser de penser l’engagement comme une décision du nouvel an, la résolution de devenir tout autre. Celui qui étudie ne sait pas si cela déploiera d’autres possibles mais il est déjà en train de vivre quelque chose de non capitalistique. L’engagement se fonde sur les asymétries infimes du quotidien. C’est toujours au nom du grand engagement que j’aurai demain pour la liberté que je tourne le dos à un mode de vie qui construit peu à peu les devenirs de libération. Les politiques critiquent ce qui leur apparaît comme un individualisme psychologisant. Ils ne se rendent pas compte qu’ils sont perdus dans un imaginaire bien plus terrible. On n’a jamais trouvé aucun vaccin en disant aux chercheurs : "Arrêtez toutes vos manipulations qui ne servent à rien, trouvez-nous le vaccin". La découverte du vaccin émerge grâce à un apprentissage lent et contradictoire.

La question de l’engagement peut aussi se formuler ainsi : mon action est-elle transitive ou pas ? Le transitivisme, on l’a vu, nous condamne à l’imaginaire. Toute résultante fixe une nécessité a postériori mais je ne peux jamais la connaître a priori, au moment où j’agis. Le faux sérieux des militants résulte du caractère profondément irrationnel de leur position. Lorsque mon action n’est pas ordonnée de manière transitive, ses déploiements sont infinis mais inconnus. Il nous faut expérimenter pleinement les mots de Sartre : "On s’engage toujours dans une certaine ignorance". Assumer la situation ne signifie pas la dénoncer mais chercher en son sein ce qui est du côté de la puissance. Au lieu de proclamer "le fascisme ne doit pas exister", luttons pour les droits civiques, l’abolition de la torture... La lutte est radicalement différente : soit j’agis ici et maintenant, dans des évidences du type "je ne pense pas que la science d’un professeur noir soit inférieure à celle d’un professeur blanc, je refuse que le premier ne soit pas nommé à l’université" ; soit je m’oppose à la même injustice mais en pensant que par cette résistance nous parviendrons à la société idéale. Dans le premier cas de figure, mon engagement a une explication interne à la situation et suffisante ; dans le deuxième, j’efface l’universel concret qui fonde mon action au nom d’un universel abstrait et d’une promesse.

L’engagement et le désir de justice sociale ne peuvent plus investir les objets imaginaires qui sont ces mondes à venir. La consigne "un autre monde est possible" est douce mais trompeuse. La politique s’est toujours perdue dans ces discours qui réchauffent le cœur. Tout récit global nous condamne à la répétition incessante de la frustration. Notre question doit être celle-ci : comment penser l’action sociale en des termes moins imaginaires ? Depuis trente ans que je lutte, je ne peux pas soutenir que le récit dans lequel s’inscrivent mes actes n’est pas purement imaginaire. Chaque fois que j’ai prolongé ma consultation psychanalytique pour aider un patient, chaque fois que j’ai résisté à la torture, à la soumission, je ne doute pas un seul instant d’avoir fait ce qu’il fallait faire à ce moment là. Mais le récit dans lequel s’inscrit tout cela, je n’en ai aucune idée.

L’engagement n’est pas un choix. Il se résume à assumer ou non ce qui se présente à nous comme un bruit dans le système. Ce qui fait bruit marque la frontière entre la perception et l’aperception, quelque chose de vague mais pas tout à fait sourd à nos oreilles, qui insiste. Si j’écrase ce bruit et diminue mon champ d’aperception, je mène une vie de plus en plus personnelle, je crois que je peux exister séparé de tout ce qui m’entoure. Ce qui fait bruit pour moi dépend de mon point de vue, de mon essence. Un musicien sera happé par des sons, des harmonies, et son engagement sera de ne pas contourner les difficultés en musique. par le fait de créer , il sera dans une attitude de résistance à la mort, à l’effacement de l’être. Il pourra comprendre une autre lutte par analogie, être sensible à un engagement commun, même si les formes et les champs de résistance sont très différents. La pensée de l’engagement doit accepter ceci : à chacun son bruit. Des millions de musiciens partageront le même souci, et ce que l’on peut espérer de mieux, c’est qu’ils comprennent par analogie l’engagement pour la justice sociale par exemple. L’analogie est possible car il s’agit du même geste : relever le défi. Un grand mathématicien comprendra peut-être qu’il est engagé dans une résistance et proche d’autres combats. Mais l’histoire est riche de contre-exemples.

L’engagement politique n’est qu’une des formes de la résistance et il n’y a pas plus de raisons qu’un scientifique soit antifasciste qu’un résistant s’y connaisse en musicologie. La politique comme défi, création de nouvelles formes de solidarité, de nouveaux modes de répartition, est loin de regarder tout le monde. La gestion politique seule concerne l’ensemble des citoyens. Nous partageons le paysage auquel nous appartenons. Mais chacun développe son aperception, sa création. Le musicien comprendra parfois le résistant par analogie, parfois non. La vision simpliste de la cohérence veut garder à tout prix l’unité du soi. Dans le cas de Heidegger, elle prétendra qu’il n’était pas un bon philosophe ou pas tout à fait nazi. Heidegger était nazi, et aussi un grand philosophe. Nous pouvons être blessés de cela mais nous sommes forcés de reconnaître la multiplicité qui s’exprime ici. Lorsqu’un physicien comme Heisenberg confesse sa collaboration avec les nazis, cela ne déclenche pas autant de discours. Qu’un philosophe qui pense les questions de l’être, de la pensée, de l’éthique, soit nazi nous interpelle davantage. Nous avons du mal à imaginer qu’il y ait dans la philosophie des dimensions autonomes de la position réactionnaire de son auteur. En dehors de la philosophie morale, d’autres dimensions peuvent être pourtant développées indépendamment de l’engagement du penseur. Je peux passer ma vie à étudier l’épistémologie sans que jamais ne se croisent mes recherches et mes positions politiques. Dans l’œuvre de Heidegger, il existe des croisements qui toujours posent problème et affaiblissent sa philosophie. Mais souvent le développement de sa pensée ne rencontre pas le champ politique. Nous souhaiterions tous qu’un grand philosophe prenne parti pour la liberté mais la multiplicité est notre lot. Nous ne pouvons que développer sans cesse plus de création et de liens.

Pour contacter Miguel Benasayag et le collectif Malgré tout :

malgre-tout@wanadoo.fr

"Abécédaire de l’engagement" est paru en octobre 2004 chez Bayard. 270 pages. 20 euros. ISBN 2.227.47414.9.


D’autres livres récents de Miguel Bensayag :

"Résister, c’est créer " - Florence Aubenas et Miguel Benasayag
La Decouverte - 2002.

"La fragilité" - Miguel Benasayag
La Decouverte - 2004.

"Du contre-pouvoir" - Miguel Benasayag Diego Sztulwark
La Decouverte - 2004.

"La fabrication de l’information - Les journalistes et l’idéologie de la communication" - Florence Aubenas Miguel Benasayag
La Decouverte - 1999.

"Le mythe de l’individu" - Miguel Benasayag
La Decouverte - 2004