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Origine http://www.reseauxcitoyens-st-etienne.org/article.php3?id_article=668
Nous avons un deuil douloureux à assumer : celui d’une
quelconque continuité entre nos actes et la résultante
- qui est par nature inopinée, complexe et imprévisible.
L’histoire nous montre que nous ne pouvons jamais prévoir
le résultat de nos actions. Mon acte, au moment même
où je le réalise, entre en relation avec la complexité
des phénomènes réels. La résultante
est toujours inattendue. Cette leçon historique m’empêche
de dire aujourd’hui : "je fais cela et j’obtiendrai
ceci". Elle invalide l’idée de parvenir à
un Etat, à une forme sociale souhaitable. Je ne peux plus
m’engager pour une société meilleure en étant
persuadé que mes actions m’y conduiront.
Faire le deuil d’une relation de cause à effet entre
mes actes et la situation résultante ouvre une autre voie
d’engagement. Je peux toujours lutter pour que les hommes
et les femmes soient capables d’affronter n’importe
quelle situation, de parer au pire et de construire le meilleur.
Je peux lutter pour le développement de la puissance des
hommes. Rien ici de mystique ou de psychologisant. Il s’agit
de développer tout ce qui est du côté de la
puissance, la solidarité, le savoir, la culture, le mode
d’action collectif. Rien non plus qui nous soit si étranger.
Aucun parent ne croit qu’il pourra éviter à
son enfant des problèmes. La seule chose qu’il s’efforce
de faire, c’est de l’éduquer pour qu’il
soit capable d’affronter l’adversité.
Nous sommes à un moment de vérité. Soit nous
restons dans l’idée d’un engagement en vue d’un
cadre de vie, d’une société, d’un Etat
de justice. Soit nous décidons de nous engager pour que la
vie ne soit pas cassée, écrasée par les malheurs
qui adviendront forcément. Il est là question de la
possibilité même de l’engagement. Le premier
modèle souffre de telles fragilités qu’il ne
peut conduire qu’à un renoncement. La pensée
la plus avancée en France, portée par des chercheurs
comme Joëlle Proust, Henri Atlan, Jean Petito, René
Thom, s’efforce de démontrer en termes rationnels la
discontinuité fondamentale entre le soubassement de nos actes
et la résultante qu’ils provoquent. La nouvelle épistémologie
met en évidence le défaut structurel majeur de la
pensée classique de l’engagement : nous ne pouvons
pas prévoir le résultat de nos actions. Dans un système,
certains dysfonctionnements existent, plus ou moins gênants
selon les moments. On a longtemps validé le système
et nommé périphérique et marginal ce qui dysfonctionnait.
Le système était un ensemble de coordonnées
qui prétendait donner la réalité à venir.
Si je répondais à toutes ces conditions, je pouvais
prévoir ce que j’obtiendrais. Toute notre pensée
politique repose sur cette croyance. Tant que nous étions
dans une vision du monde qui évitait la complexité,
nous nous servions beaucoup de l’expression : "c’est
l’exception qui confirme la règle". Lorsqu’un
régime chutait, on désignait un coupable. Il s’agit
à présent de regarder ce qui dysfonctionne comme un
défi, un appel. Je ne peux pas, à partir des éléments
présents dans le système, prévoir ce que sera
la résultante. La faille met en cause le système,
c’est-à-dire le régionalise. Je peux penser
l’avenir mais ne pas le placer au cœur de mon action.
Le deuil doit se faire, même s’il est douloureux, sous
peine d’invalider tout engagement : axer notre action sur
l’avenir est axer notre action sur l’imaginaire.
Notre effort alors ne vise plus du tout la même chose. Mon
engagement commence avec cette question : "Quelles sont les
conditions de la vie ici et maintenant ?". Il ne sert à
rien de le comprendre intellectuellement, il faut le vivre et le
connaître comme un rapport différent à soi-même
et au monde. Dans les années quatre-vingt-dix, nous étions
quelques uns à nous réunir tous les quinze jours pour
tenter de faire barrage à la poussée néolibérale.
Les idées transitives fusaient de tous côtés,
lorsque je pris la parole : "Il faut pouvoir penser que ce
que nous faisons là, cette réunion d’une trentaine
d’intellectuels qui se demandent comment va notre époque,
est déjà un niveau de réussite". L’incompréhension
fut totale. Tous ces gens ne pouvaient pas penser qu’ils avaient
quelque chose à faire, en dehors de conduire la populace
à l’émancipation, de libérer les autres.
Cela n’a rien d’anecdotique. Nous devons sortir de la
position de l’émancipé qui doit éclairer
les autres. Mais leur incompréhension se nourrissait aussi
d’autre chose. Si je ne m’engage plus pour un avenir,
imprévisible de toute façon, ma lutte est complète
à chaque niveau de son développement, dans la première
discussion comme dans l’institution d’une nouvelle société.
Le fait que trente personnes se réunissent très régulièrement
pour parler de l’état de la France me paraissait une
première victoire, un premier objectif atteint. Le propre
de ces premiers niveaux est de développer d’autres
possibles mais l’objectif n’est pas dans cet horizon,
il est tout entier dans cette première situation.
Une foule de personnes se demandent aujourd’hui : "Que
faire ?". Il est urgent de rompre avec cette vision tout à
fait imaginaire de nos vies. Les gens se vivent comme des sujets
auxquels viendraient se coller des accidents, ils se comportent
comme s’ils étaient au supermarché en train
de faire leur choix parmi une offre immense. L’impuissance
commence avec cette idée aberrante : être un sujet
devant une panoplie d’engagements possibles. L’aporie
est alors indépassable : en tant que sujet sans lien aucun,
je ne peux jamais agir. C’est aussi là que débute
la militance triste. j’ai de l’argent, du temps, la
santé, je pourrais aider tel ou tel parti, telles personnes...
L’individu croit compter les forces dont il dispose pour ensuite
s’investir dans la société. La vie est tout
autre. Nous sommes toujours déjà engagés. La
question est de savoir quels sont nos énoncés, nos
déterminations, par où passe le développement
de notre puissance. Dans la vie des gens comme dans la vie des peuples,
il n’y a pas de discontinuité. La question ne peut
être qu’infinitésimale : " Qu’est-ce
que je vais faire dans le demi-pas qui suit ?". Il faut cesser
de penser l’engagement comme une décision du nouvel
an, la résolution de devenir tout autre. Celui qui étudie
ne sait pas si cela déploiera d’autres possibles mais
il est déjà en train de vivre quelque chose de non
capitalistique. L’engagement se fonde sur les asymétries
infimes du quotidien. C’est toujours au nom du grand engagement
que j’aurai demain pour la liberté que je tourne le
dos à un mode de vie qui construit peu à peu les devenirs
de libération. Les politiques critiquent ce qui leur apparaît
comme un individualisme psychologisant. Ils ne se rendent pas compte
qu’ils sont perdus dans un imaginaire bien plus terrible.
On n’a jamais trouvé aucun vaccin en disant aux chercheurs
: "Arrêtez toutes vos manipulations qui ne servent à
rien, trouvez-nous le vaccin". La découverte du vaccin
émerge grâce à un apprentissage lent et contradictoire.
La question de l’engagement peut aussi se formuler ainsi
: mon action est-elle transitive ou pas ? Le transitivisme, on l’a
vu, nous condamne à l’imaginaire. Toute résultante
fixe une nécessité a postériori mais je ne
peux jamais la connaître a priori, au moment où j’agis.
Le faux sérieux des militants résulte du caractère
profondément irrationnel de leur position. Lorsque mon action
n’est pas ordonnée de manière transitive, ses
déploiements sont infinis mais inconnus. Il nous faut expérimenter
pleinement les mots de Sartre : "On s’engage toujours
dans une certaine ignorance". Assumer la situation ne signifie
pas la dénoncer mais chercher en son sein ce qui est du côté
de la puissance. Au lieu de proclamer "le fascisme ne doit
pas exister", luttons pour les droits civiques, l’abolition
de la torture... La lutte est radicalement différente : soit
j’agis ici et maintenant, dans des évidences du type
"je ne pense pas que la science d’un professeur noir
soit inférieure à celle d’un professeur blanc,
je refuse que le premier ne soit pas nommé à l’université"
; soit je m’oppose à la même injustice mais en
pensant que par cette résistance nous parviendrons à
la société idéale. Dans le premier cas de figure,
mon engagement a une explication interne à la situation et
suffisante ; dans le deuxième, j’efface l’universel
concret qui fonde mon action au nom d’un universel abstrait
et d’une promesse.
L’engagement et le désir de justice sociale ne peuvent
plus investir les objets imaginaires qui sont ces mondes à
venir. La consigne "un autre monde est possible" est douce
mais trompeuse. La politique s’est toujours perdue dans ces
discours qui réchauffent le cœur. Tout récit
global nous condamne à la répétition incessante
de la frustration. Notre question doit être celle-ci : comment
penser l’action sociale en des termes moins imaginaires ?
Depuis trente ans que je lutte, je ne peux pas soutenir que le récit
dans lequel s’inscrivent mes actes n’est pas purement
imaginaire. Chaque fois que j’ai prolongé ma consultation
psychanalytique pour aider un patient, chaque fois que j’ai
résisté à la torture, à la soumission,
je ne doute pas un seul instant d’avoir fait ce qu’il
fallait faire à ce moment là. Mais le récit
dans lequel s’inscrit tout cela, je n’en ai aucune idée.
L’engagement n’est pas un choix. Il se résume
à assumer ou non ce qui se présente à nous
comme un bruit dans le système. Ce qui fait bruit marque
la frontière entre la perception et l’aperception,
quelque chose de vague mais pas tout à fait sourd à
nos oreilles, qui insiste. Si j’écrase ce bruit et
diminue mon champ d’aperception, je mène une vie de
plus en plus personnelle, je crois que je peux exister séparé
de tout ce qui m’entoure. Ce qui fait bruit pour moi dépend
de mon point de vue, de mon essence. Un musicien sera happé
par des sons, des harmonies, et son engagement sera de ne pas contourner
les difficultés en musique. par le fait de créer ,
il sera dans une attitude de résistance à la mort,
à l’effacement de l’être. Il pourra comprendre
une autre lutte par analogie, être sensible à un engagement
commun, même si les formes et les champs de résistance
sont très différents. La pensée de l’engagement
doit accepter ceci : à chacun son bruit. Des millions de
musiciens partageront le même souci, et ce que l’on
peut espérer de mieux, c’est qu’ils comprennent
par analogie l’engagement pour la justice sociale par exemple.
L’analogie est possible car il s’agit du même
geste : relever le défi. Un grand mathématicien comprendra
peut-être qu’il est engagé dans une résistance
et proche d’autres combats. Mais l’histoire est riche
de contre-exemples.
L’engagement politique n’est qu’une des formes
de la résistance et il n’y a pas plus de raisons qu’un
scientifique soit antifasciste qu’un résistant s’y
connaisse en musicologie. La politique comme défi, création
de nouvelles formes de solidarité, de nouveaux modes de répartition,
est loin de regarder tout le monde. La gestion politique seule concerne
l’ensemble des citoyens. Nous partageons le paysage auquel
nous appartenons. Mais chacun développe son aperception,
sa création. Le musicien comprendra parfois le résistant
par analogie, parfois non. La vision simpliste de la cohérence
veut garder à tout prix l’unité du soi. Dans
le cas de Heidegger, elle prétendra qu’il n’était
pas un bon philosophe ou pas tout à fait nazi. Heidegger
était nazi, et aussi un grand philosophe. Nous pouvons être
blessés de cela mais nous sommes forcés de reconnaître
la multiplicité qui s’exprime ici. Lorsqu’un
physicien comme Heisenberg confesse sa collaboration avec les nazis,
cela ne déclenche pas autant de discours. Qu’un philosophe
qui pense les questions de l’être, de la pensée,
de l’éthique, soit nazi nous interpelle davantage.
Nous avons du mal à imaginer qu’il y ait dans la philosophie
des dimensions autonomes de la position réactionnaire de
son auteur. En dehors de la philosophie morale, d’autres dimensions
peuvent être pourtant développées indépendamment
de l’engagement du penseur. Je peux passer ma vie à
étudier l’épistémologie sans que jamais
ne se croisent mes recherches et mes positions politiques. Dans
l’œuvre de Heidegger, il existe des croisements qui toujours
posent problème et affaiblissent sa philosophie. Mais souvent
le développement de sa pensée ne rencontre pas le
champ politique. Nous souhaiterions tous qu’un grand philosophe
prenne parti pour la liberté mais la multiplicité
est notre lot. Nous ne pouvons que développer sans cesse
plus de création et de liens.
Pour contacter Miguel Benasayag et le collectif Malgré tout
:
malgre-tout@wanadoo.fr
"Abécédaire de l’engagement" est
paru en octobre 2004 chez Bayard. 270 pages. 20 euros. ISBN 2.227.47414.9.
D’autres livres récents de Miguel Bensayag :
"Résister, c’est créer " - Florence
Aubenas et Miguel Benasayag
La Decouverte - 2002.
"La fragilité" - Miguel Benasayag
La Decouverte - 2004.
"Du contre-pouvoir" - Miguel Benasayag Diego Sztulwark
La Decouverte - 2004.
"La fabrication de l’information - Les journalistes
et l’idéologie de la communication" - Florence
Aubenas Miguel Benasayag
La Decouverte - 1999.
"Le mythe de l’individu" - Miguel Benasayag
La Decouverte - 2004
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