"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
La perception du lien dans notre société
intervention de Miguel Benasayag, psychanaliste, philosophe et militant

Origine : http://www.naje.asso.fr/article.php3?id_article=161


" J'ai été militant en Argentine, mon pays d'origine, ce qui m'a amené à travailler sur la question du lien et de l'engagement ", nous explique Miguel Benasayag. Pour lui, la question essentielle est celle-ci : " Est-ce que je perçois ma vie depuis ma famille, mon pays, ma classe sociale ? Depuis quel socle je me conçois, à partir d'où j'agis ? ". Par exemple, je me dis humaniste et gentil, mais les 20 euros que j'ai dans ma poche, je considère qu'ils sont à moi ! Si je suis avec ma fille (par exemple), la perception est différente : elle devient moins personnelle. Donc, selon les situations, je me perçois différemment.

Par rapport à cette première question, vient intervenir la question du lien à l'autre et la question de l'autonomie.

La question du lien : " Le seul intérieur que chacun de nous connaisse, c'est le sien : l'intérieur de l'autre nous est inaccessible. Par exemple, si l'on se promène avec un ami, s'il a trop chaud ou trop froid, on peut le ressentir si l'on est en empathie. Si l'empathie est imaginaire, on nie l'autre et on l'écrase. Il faut tenter d'être dans un lien réel et non pas imaginaire". Miguel Benasayag nous explique que les liens avec l'autre ou avec l'environnement relèvent d'une construction, d'un travail : par exemple, éprouver qu'un arbre étouffe à Paris ou que son peuple est opprimé, c'est un lien qui relève d'un travail. Il propose de corriger sa perception du lien pour obtenir une perception commune.

Miguel pose la question de la perception du lien dans notre société. Il dit que soit elle se méfie du lien, soit elle dit qu'elle veut construire du lien.
Or, LE LIEN EST DEJA LA : il n'est pas à construire, il est à dévoiler. Les politiques et les sociologues disent : " Comment faire pour que ces gens isolés soient réunis ? "
Miguel Benasayag pense qu'on ne peut pas réunir les gens si on part du principe qu'ils sont séparés. On peut juste tenter de dévoiler en quoi ils sont liés.

Le fait de nous parler du lien dans une société qui tend vers l'individualisme, Miguel nous raconte sa réflexion à propos de l'autonomie.

En Occident, on considère que les gens doivent être autonome. Mais qu'est-ce que ça veut dire ? " Je travaille actuellement dans un hôpital où je vois régulièrement une femme immigrée qui est totalement perdue. Elle vient se plaindre car elle à besoin d'aide. En réunion, les médecins et les psychologues disent qu'il faut l'aider à aller vers l'autonomie. Mais lorsque je vois un homme riche qui a un chauffeur, qui n'écrit pas car il a une secrétaire, une autre personne pour porter ses bagages, etc., on ne dit pas qu'il faut l'aider à être autonome ! L'autonomie est une horreur car c'est nier que l'être humain est lié. Si l'on compare la société à un poulailler, celui qui est en haut a moins besoin d'être lié : en général, il chie sur les autres en dessous ! "

Pour nous expliquer que nous sommes tous liés, Miguel Benasayag utilise cette image :

Chacun de nous est un petit pli construit à partir d'un socle commun. Comme plusieurs petits plis différent sur un drap. On croit qu'on est déliés, mais on fait partie du même tissu. Croire qu'on est séparés, déliés, et chercher alors comment se re-lier est une question de fou ! Il faut juste s'éveiller au lien qui existe. Héraclite dit : " Les endormis se promènent dans le monde en croyant qu'ils sont seuls, les éveillés se rendent compte qu'ils sont liés. "

" Mon corps est en lien avec une infinité de choses, je peux les percevoir, mais je ne m'aperçois que d'une petite partie. Je perçois la souffrance de ma fille mais pas celle de tout un peuple en train de mourir. Il y a un filtre qui laisse entrer des choses en moi et pas d'autres. "

Penser, c'est juste penser ce qui se donne à penser. Et c'est l'époque où l'on vit qui nous donne à penser. Parfois plusieurs personnes, à des endroits différents du monde, ont la même idée en même temps. C'est normal : contrairement à ce que l'on croit, personne ne pense tout seul, donc les idées n'appartiennent à personne. Il n'y a pas de créateur.

Miguel Benasayag nous explique qu'il ne faut pas tout ramener à soi, qu'il faut parfois s'oublier pour aller vers l'autre. Celui qui se plaint d'être seul ne s'oublie pas, au contraire. Mais les hommes et les femmes, en s'oubliant, peuvent faire l'expérience de l'amour, de la création, de la pensée, de la peinture, de la science, de la poésie. Car on arrive à éprouver des choses d'une telle intensité que lorsque l'on s'oublie. On n'est jamais plus authentique avec soi-même que lorsqu'on s'oublie et qu'on peut alors éprouver la réalité du lien.

Benasayag s'interroge : que peut-on faire pour l'autre ? " Mais l'autre, n'est-ce pas moi ?

Par exemple, que se passe-t-il si je laisse faire les charters qui renvoient les immigrés ? Je peux me dire : qu'est-ce que je peux faire pour aider ces gens-là ? Mais c'est une mauvaise question : je devrais être conscient que leur départ, c'est à moi qu'il fait quelque chose. Leur départ diminue ce que je suis moi-même. L'égoïsme est toujours en pure perte. "

La question de l'alternative : Pour Miguel Benasayag, la question de l'alternative est historique, anthropologique mais pas politique (car la politique vient toujours plus tard). Si nous ne pouvons pas construire des formes de vie différentes de celles que le système nous propose, si nous ne créons pas des noyaux de résistance dans notre vie au quotidien, alors il n'y aura aucune alternative politique. Le pôle alternatif ne peut être qu'un pôle de vie, pas un pôle politique. Un exemple : le féminisme s'est construit pierre par pierre, d'abord à la base, dans la société, puis la politique a suivi. Tout aurait déraillé si les féministes avaient d'abord voulu prendre le pouvoir politique pour imposer ensuite leurs idées à la société !

En ce qui concerne la croissance économique, Miguel explique que si l'Afrique, la Chine, l'Argentine… veulent la même croissance que l'Europe, c'est impossible écologiquement. 10% de pays industrialisés tuent déjà la planète, alors pourquoi vouloir que tous les pays produisent pareil et soient industrialisés ? Il faut construire des façons de désirer différentes, et c'est seulement après qu'une démarche politique sera possible. Face aux vrais problèmes du monde, la politique ne peut rien : " Pour lutter contre le trou dans la couche d'ozone, le sida ou le manque d'eau, personne n'attend par exemple les résultats du congrès du parti socialiste ! "

Le monde politique n'a pas la possibilité de résoudre les grands problèmes, car son domaine c'est la gestion : il gère ce qui existe au présent. La puissance des politiques dépend de la puissance de la base (donc de nous), et non l'inverse. Ce qui n'empêche pas, parfois, les politiques de pouvoir accélérer un phénomène par leur action avant que la société ne soit majoritairement d'accord. Ainsi, pour abolir la peine de mort, le ministre de la justice de Mitterrand, Robert Badinter, a pu faire passer la loi quelques années avant que les Français ne soient prêts. Mais c'était déjà suite à certains livres (Le pull-over rouge, de Gilles Perrault) et à des luttes sociales contre la peine de mort. " LE MONDE C'EST TOI, C'EST-CE QUE TU FAIS, C'EST COMMENT TU TE VIS. "

Son expérience au sein de la résistance en Argentine : Afin d'imager la partie théorique ci-dessus, Miguel nous raconte des expériences personnelles de liens et de création.

Miguel Benasayag s'est engagé dans la lutte armée contre la dictature militaire en Argentine, qui a duré de 1976 à 1983. Il a passé 4 ans et demi en prison, a connu la torture et la mort de ses proches (sa femme, son frère…). A la fin de la dictature, avec ses compagnons, ils décident de ne plus résister avec des armes, mais d'occuper les terres avec les Indiens : c'est le début du " contre-pouvoir populaire ". A partir de là, ils comprennent que faire de la politique, ce n'est pas d'attaquer le pouvoir central mais de développer les changements à la base en les articulant entre eux. " Ce n'est pas d'attendre les bons libérateurs, mais de provoquer un changement dans le pouvoir. La résistance n'est pas de s'opposer, c'est de CREER POUR S'IMPOSER, pour que le pouvoir bascule. La création est une forme de résistance. "

A la fin de la dictature, Miguel et ses compagnons ont aussi refusé l'idée de " vengeance " à l'égard des tortionnaires : " Il n'y a pas de bonne barbarie, jamais ! Faire aux bourreaux les mêmes choses qu'ils nous ont faites, ce serait leur donner raison ". C'est pour la même raison qu'il refuse que la prison soit une " punition " : " La prison peut être nécessaire si quelqu'un est trop dangereux pour la société, mais c'est pour nous protéger qu'on l'emprisonne, pas pour le punir. "

La seule vraie démocratie, c'est quand l'Etat représente la base. Mais même les dictatures ne peuvent pas arriver à imposer leur pouvoir si la société ne le veut absolument pas. " Quand l'Etat c'est de la merde, c'est que la base est de la merde ! "

*************

Les réflexions et questions des participants autour de cette intervention :

- Le monde est à nous et nous sommes responsables : cela veut dire qu'il ne faut rien attendre des gens d'en haut ?

- Qu'est ce qui fait qu'on se voit comme un looser ?

- Quand la base est solide, la démocratie arrive.

- Il ne s'agit pas de créer des liens, mais de les révéler.

- Qu'est-ce qu'on peut faire pour empêcher l'illusion qu'on n'est pas en lien ?

- On n'est jamais seuls ? Ca me laisse perplexe… (réponse de Benasayag : " Lorsqu'on se sent seul, c'est qu'on a créé de mauvais liens : des liens pauvres ou des liens égoïstes. ")

- Je relie le " lien " de Miguel avec l'idée de Paul Blanquart qui dit que nous sommes tous à la fois émetteurs et récepteurs.

- Je ne comprends pas qu'il faille refuser d'être autonome : sinon on devient passifs et obéissants, non ? (réponse de Miguel : " Tout dépend de comment on définit l'autonomie. En fait, personne n'est jamais autonome. L'autonomie est une illusion et un piège, car on ne la demande qu'aux faibles. Et demander à une personne faible d'être autonome, c'est s'autoriser à la laisser sur le bord de la route ! ").

- Le pli et le drap : j'ai enfin saisi quelque chose d'important, et je ne me sentirai plus jamais seule. J'ai aussi beaucoup apprécié ce que dit Miguel sur " les moments où l'on s'oublie ". Ainsi que la différence entre " percevoir " et " apercevoir ".

- Merci ! Tout a été essentiel pour moi. Dans le théâtre, c'est la même chose : il faut aller au plus près du lien avec tous pour arriver à interpréter un personnage.

- La désobéissance civile est un devoir quand les lois sont injustes.

- L'histoire du socle et des plis m'a rassurée, car j'ai toujours besoin d'être en lien avec les autres. Et je me demande parfois si je suis normale !