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Origine : http://www.naje.asso.fr/article.php3?id_article=161
" J'ai été militant en Argentine, mon pays d'origine,
ce qui m'a amené à travailler sur la question du lien
et de l'engagement ", nous explique Miguel Benasayag. Pour
lui, la question essentielle est celle-ci : " Est-ce que je
perçois ma vie depuis ma famille, mon pays, ma classe sociale
? Depuis quel socle je me conçois, à partir d'où
j'agis ? ". Par exemple, je me dis humaniste et gentil, mais
les 20 euros que j'ai dans ma poche, je considère qu'ils
sont à moi ! Si je suis avec ma fille (par exemple), la perception
est différente : elle devient moins personnelle. Donc, selon
les situations, je me perçois différemment.
Par rapport à cette première question, vient intervenir
la question du lien à l'autre et la question de l'autonomie.
La question du lien : " Le seul intérieur que chacun
de nous connaisse, c'est le sien : l'intérieur de l'autre
nous est inaccessible. Par exemple, si l'on se promène avec
un ami, s'il a trop chaud ou trop froid, on peut le ressentir si
l'on est en empathie. Si l'empathie est imaginaire, on nie l'autre
et on l'écrase. Il faut tenter d'être dans un lien
réel et non pas imaginaire". Miguel Benasayag nous explique
que les liens avec l'autre ou avec l'environnement relèvent
d'une construction, d'un travail : par exemple, éprouver
qu'un arbre étouffe à Paris ou que son peuple est
opprimé, c'est un lien qui relève d'un travail. Il
propose de corriger sa perception du lien pour obtenir une perception
commune.
Miguel pose la question de la perception du lien dans notre société.
Il dit que soit elle se méfie du lien, soit elle dit qu'elle
veut construire du lien.
Or, LE LIEN EST DEJA LA : il n'est pas à construire, il est
à dévoiler. Les politiques et les sociologues disent
: " Comment faire pour que ces gens isolés soient réunis
? "
Miguel Benasayag pense qu'on ne peut pas réunir les gens
si on part du principe qu'ils sont séparés. On peut
juste tenter de dévoiler en quoi ils sont liés.
Le fait de nous parler du lien dans une société qui
tend vers l'individualisme, Miguel nous raconte sa réflexion
à propos de l'autonomie.
En Occident, on considère que les gens doivent être
autonome. Mais qu'est-ce que ça veut dire ? " Je travaille
actuellement dans un hôpital où je vois régulièrement
une femme immigrée qui est totalement perdue. Elle vient
se plaindre car elle à besoin d'aide. En réunion,
les médecins et les psychologues disent qu'il faut l'aider
à aller vers l'autonomie. Mais lorsque je vois un homme riche
qui a un chauffeur, qui n'écrit pas car il a une secrétaire,
une autre personne pour porter ses bagages, etc., on ne dit pas
qu'il faut l'aider à être autonome ! L'autonomie est
une horreur car c'est nier que l'être humain est lié.
Si l'on compare la société à un poulailler,
celui qui est en haut a moins besoin d'être lié : en
général, il chie sur les autres en dessous ! "
Pour nous expliquer que nous sommes tous liés, Miguel Benasayag
utilise cette image :
Chacun de nous est un petit pli construit à partir d'un socle
commun. Comme plusieurs petits plis différent sur un drap.
On croit qu'on est déliés, mais on fait partie du
même tissu. Croire qu'on est séparés, déliés,
et chercher alors comment se re-lier est une question de fou ! Il
faut juste s'éveiller au lien qui existe. Héraclite
dit : " Les endormis se promènent dans le monde en croyant
qu'ils sont seuls, les éveillés se rendent compte
qu'ils sont liés. "
" Mon corps est en lien avec une infinité de choses,
je peux les percevoir, mais je ne m'aperçois que d'une petite
partie. Je perçois la souffrance de ma fille mais pas celle
de tout un peuple en train de mourir. Il y a un filtre qui laisse
entrer des choses en moi et pas d'autres. "
Penser, c'est juste penser ce qui se donne à penser. Et
c'est l'époque où l'on vit qui nous donne à
penser. Parfois plusieurs personnes, à des endroits différents
du monde, ont la même idée en même temps. C'est
normal : contrairement à ce que l'on croit, personne ne pense
tout seul, donc les idées n'appartiennent à personne.
Il n'y a pas de créateur.
Miguel Benasayag nous explique qu'il ne faut pas tout ramener à
soi, qu'il faut parfois s'oublier pour aller vers l'autre. Celui
qui se plaint d'être seul ne s'oublie pas, au contraire. Mais
les hommes et les femmes, en s'oubliant, peuvent faire l'expérience
de l'amour, de la création, de la pensée, de la peinture,
de la science, de la poésie. Car on arrive à éprouver
des choses d'une telle intensité que lorsque l'on s'oublie.
On n'est jamais plus authentique avec soi-même que lorsqu'on
s'oublie et qu'on peut alors éprouver la réalité
du lien.
Benasayag s'interroge : que peut-on faire pour l'autre ? "
Mais l'autre, n'est-ce pas moi ?
Par exemple, que se passe-t-il si je laisse faire les charters qui
renvoient les immigrés ? Je peux me dire : qu'est-ce que
je peux faire pour aider ces gens-là ? Mais c'est une mauvaise
question : je devrais être conscient que leur départ,
c'est à moi qu'il fait quelque chose. Leur départ
diminue ce que je suis moi-même. L'égoïsme est
toujours en pure perte. "
La question de l'alternative : Pour Miguel Benasayag, la question
de l'alternative est historique, anthropologique mais pas politique
(car la politique vient toujours plus tard). Si nous ne pouvons
pas construire des formes de vie différentes de celles que
le système nous propose, si nous ne créons pas des
noyaux de résistance dans notre vie au quotidien, alors il
n'y aura aucune alternative politique. Le pôle alternatif
ne peut être qu'un pôle de vie, pas un pôle politique.
Un exemple : le féminisme s'est construit pierre par pierre,
d'abord à la base, dans la société, puis la
politique a suivi. Tout aurait déraillé si les féministes
avaient d'abord voulu prendre le pouvoir politique pour imposer
ensuite leurs idées à la société !
En ce qui concerne la croissance économique, Miguel explique
que si l'Afrique, la Chine, l'Argentine… veulent la même
croissance que l'Europe, c'est impossible écologiquement.
10% de pays industrialisés tuent déjà la planète,
alors pourquoi vouloir que tous les pays produisent pareil et soient
industrialisés ? Il faut construire des façons de
désirer différentes, et c'est seulement après
qu'une démarche politique sera possible. Face aux vrais problèmes
du monde, la politique ne peut rien : " Pour lutter contre
le trou dans la couche d'ozone, le sida ou le manque d'eau, personne
n'attend par exemple les résultats du congrès du parti
socialiste ! "
Le monde politique n'a pas la possibilité de résoudre
les grands problèmes, car son domaine c'est la gestion :
il gère ce qui existe au présent. La puissance des
politiques dépend de la puissance de la base (donc de nous),
et non l'inverse. Ce qui n'empêche pas, parfois, les politiques
de pouvoir accélérer un phénomène par
leur action avant que la société ne soit majoritairement
d'accord. Ainsi, pour abolir la peine de mort, le ministre de la
justice de Mitterrand, Robert Badinter, a pu faire passer la loi
quelques années avant que les Français ne soient prêts.
Mais c'était déjà suite à certains livres
(Le pull-over rouge, de Gilles Perrault) et à des luttes
sociales contre la peine de mort. " LE MONDE C'EST TOI, C'EST-CE
QUE TU FAIS, C'EST COMMENT TU TE VIS. "
Son expérience au sein de la résistance en Argentine
: Afin d'imager la partie théorique ci-dessus, Miguel nous
raconte des expériences personnelles de liens et de création.
Miguel Benasayag s'est engagé dans la lutte armée
contre la dictature militaire en Argentine, qui a duré de
1976 à 1983. Il a passé 4 ans et demi en prison, a
connu la torture et la mort de ses proches (sa femme, son frère…).
A la fin de la dictature, avec ses compagnons, ils décident
de ne plus résister avec des armes, mais d'occuper les terres
avec les Indiens : c'est le début du " contre-pouvoir
populaire ". A partir de là, ils comprennent que faire
de la politique, ce n'est pas d'attaquer le pouvoir central mais
de développer les changements à la base en les articulant
entre eux. " Ce n'est pas d'attendre les bons libérateurs,
mais de provoquer un changement dans le pouvoir. La résistance
n'est pas de s'opposer, c'est de CREER POUR S'IMPOSER, pour que
le pouvoir bascule. La création est une forme de résistance.
"
A la fin de la dictature, Miguel et ses compagnons ont aussi refusé
l'idée de " vengeance " à l'égard
des tortionnaires : " Il n'y a pas de bonne barbarie, jamais
! Faire aux bourreaux les mêmes choses qu'ils nous ont faites,
ce serait leur donner raison ". C'est pour la même raison
qu'il refuse que la prison soit une " punition " : "
La prison peut être nécessaire si quelqu'un est trop
dangereux pour la société, mais c'est pour nous protéger
qu'on l'emprisonne, pas pour le punir. "
La seule vraie démocratie, c'est quand l'Etat représente
la base. Mais même les dictatures ne peuvent pas arriver à
imposer leur pouvoir si la société ne le veut absolument
pas. " Quand l'Etat c'est de la merde, c'est que la base est
de la merde ! "
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Les réflexions et questions des participants autour de cette
intervention :
- Le monde est à nous et nous sommes responsables : cela
veut dire qu'il ne faut rien attendre des gens d'en haut ?
- Qu'est ce qui fait qu'on se voit comme un looser ?
- Quand la base est solide, la démocratie arrive.
- Il ne s'agit pas de créer des liens, mais de les révéler.
- Qu'est-ce qu'on peut faire pour empêcher l'illusion qu'on
n'est pas en lien ?
- On n'est jamais seuls ? Ca me laisse perplexe… (réponse
de Benasayag : " Lorsqu'on se sent seul, c'est qu'on a créé
de mauvais liens : des liens pauvres ou des liens égoïstes.
")
- Je relie le " lien " de Miguel avec l'idée de
Paul Blanquart qui dit que nous sommes tous à la fois émetteurs
et récepteurs.
- Je ne comprends pas qu'il faille refuser d'être autonome
: sinon on devient passifs et obéissants, non ? (réponse
de Miguel : " Tout dépend de comment on définit
l'autonomie. En fait, personne n'est jamais autonome. L'autonomie
est une illusion et un piège, car on ne la demande qu'aux
faibles. Et demander à une personne faible d'être autonome,
c'est s'autoriser à la laisser sur le bord de la route !
").
- Le pli et le drap : j'ai enfin saisi quelque chose d'important,
et je ne me sentirai plus jamais seule. J'ai aussi beaucoup apprécié
ce que dit Miguel sur " les moments où l'on s'oublie
". Ainsi que la différence entre " percevoir "
et " apercevoir ".
- Merci ! Tout a été essentiel pour moi. Dans le
théâtre, c'est la même chose : il faut aller
au plus près du lien avec tous pour arriver à interpréter
un personnage.
- La désobéissance civile est un devoir quand les
lois sont injustes.
- L'histoire du socle et des plis m'a rassurée, car j'ai
toujours besoin d'être en lien avec les autres. Et je me demande
parfois si je suis normale !
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