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Origine : http://www.humanite.fr/journal/2002-11-04/2002-11-04-126450
Pour Miguel Benasayag, qui se rend ces prochains jours à
Florence, on peut toujours invoquer un " autre monde possible
", mais sans développer patiemment les expériences
et les recherches à partir des situations concrètes,
on risque de rester longtemps dans une alternative étriquée,
séparée de la société civile.
Philosophe, psychanalyste, ancien combattant de la guérilla
guévariste en Argentine et animateur du collectif Malgré
tout à Paris, Miguel Benasayag observe depuis des années
l’émergence des nouvelles radicalités. Au fil
de ses livres, il formule des hypothèses théoriques
et pratiques, utiles pour mieux comprendre ce qu’il appelle
une " contre-offensive populaire ", impossible à
réduire aux têtes qui dépassent, car multiple
et si diverse d’un lieu à un autre. Dans cette résistance
diffuse, Miguel Benasayag souligne le pas de côté décisif,
selon lui, par rapport au politique. À ses yeux, les plus
intéressants de ces mouvements se placent dans un "
au-delà " de la logique du pouvoir, et tentent, sans
modèle, sans attendre le grand soir et ses lendemains qui
chantent, de changer la société, de transformer la
vie en partant des situations concrètes. Alors que Du contre-pouvoir
paraît en livre de poche, Résister, c’est créer
(La Découverte), son dernier ouvrage écrit avec Florence
Aubenas, sera en librairie à partir du 14 novembre. Miguel
Benasayag se retrouve naturellement au Forum social européen
de Florence. Enfin, naturellement, cela reste à voir...
Miguel Benasayag. Pour être tout à fait honnête,
je vais à Florence juste parce que Jean-Baptiste Eyraud,
de Droit au logement, me l’a demandé. Ce type de forum,
que ce soit Porto Alegre ou Florence, c’est sans doute très
intéressant, mais cela ne me donne pas envie de me trouver
planté en plein milieu. Quand je vais en Italie, je préfère
rencontrer des chômeurs ou des jeunes dans les centres sociaux
occupés. Je suis toujours plus à l’aise dans
des échanges plus concrets, plus petits. Je ne sais pas,
peut-être que je me trompe, mais je pense qu’il y a
dans ces grands rassemblements un côté " on joue
des coudes pour être sur la photo "... Ces gens qui jouent
des coudes ont certainement les meilleures intentions du monde,
ils peuvent être convaincus qu’il faut absolument que
leur hypothèse passe avant celle du voisin. Mais à
mon avis, cette attitude va dans un sens qui minimise la problématique
et qui, en revanche, maximise l’idéologique.
On peut aussi penser ce forum comme un lieu de recherches, d’échanges
de pratiques, non ?
Miguel Benasayag. Quand quelqu’un qui fait son expérience
dans son coin, tout seul ou dans un petit groupe, apprend qu’il
participe à un mouvement international et multiple, ça
n’est pas sans intérêt : au contraire, il faut
toujours savoir que ce que l’on fait n’est pas le fruit
de son arbitraire, de son imagination, mais que cela est en correspondance
avec d’autres réalités. Dans le meilleur des
cas, le forum peut servir à conférer plus de puissance
aux expériences intensives. Mais des tas de gens éprouvent
une véritable phobie face à l’incertitude de
l’intensif et préfèrent passer tout de suite
à ce qu’ils appellent " les choses sérieuses
". Moi, je connais beaucoup de personnes qui, plutôt
que de passer des années et des années dans les universités
populaires, les occupations de terre, dans des pratiques de terrain
ne rêvent que d’une chose : " Quand est-ce qu’on
passe aux rencontres internationales ? " Du coup, dans le forum,
je crois que cohabitent des gens en recherche et des m’as-tu-vu
qui n’attendent qu’une chose : " S’occuper
enfin des choses sérieuses. " Cela a toujours l’air
sérieux quand il y a des traducteurs, quand il y a des délégations
d’autres pays. Mais il y a un imaginaire négatif -
absolument pas révolutionnaire - qui naît quand on
se met à imaginer que chez l’autre on va vérifier
ses propres hypothèses. Ce sont des agencements par rapport
auxquels il faut être très prudents. Car cela revient
à dire : " J’ai raison, car chez l’autre,
ça se passe comme ça, il me l’a raconté
dans le forum, alors que, rien, dans ma pratique quotidienne, ne
me dit que j’ai raison "... Cette envie de décollage
à n’importe quel prix existe. Et cela freine, à
mes yeux, la construction de l’alternative. Or, pour se construire,
l’alternative doit devenir le lieu où le monde se pense
sérieusement. Chose que la gauche révolutionnaire
a historiquement été, quand les intellectuels, les
scientifiques, les ouvriers d’avant-garde, les artistes s’y
retrouvaient. Tant que la nouvelle radicalité n’est
pas ce lieu incontournable pour penser sérieusement le monde
- bien sûr, pas comme une doctrine, mais comme une réalité
-, tant qu’elle demeure une option parmi d’autres, on
restera dans l’impuissance, dans le domaine des souhaits.
La problématique du forum, c’est ça : "
Que se passe-t-il avec l’" intensif " ? " Car,
quand le mouvement marxiste international - pour ne parler que du
marxisme - était hégémonique dans la contestation,
il y avait là une puissance véritable. Aujourd’hui,
on est loin du compte dans le mouvement alternatif.
Ce lieu incontournable de l’alternative dont vous parlez
passe-t-il nécessairement par une coordination entre les
mouvements eux-mêmes ?
Miguel Benasayag. Non ! Et sans vouloir du tout paraphraser Lénine,
il y a, là, une maladie infantile du mouvement radical, maladie
qui risque de le tuer nouveau-né. Si le mouvement des nouvelles
radicalités se laisse aller à la construction purement
extensive, si, dans notre époque de consignes, de modes,
d’images vides de contenu, ce mouvement se fait une place
sans rompre avec ce modèle de fonctionnement hyper centralisateur,
je pense qu’il sera mort. Le mouvement alternatif, aussi intéressant
soit-il - bien entendu, moi, ça m’intéresse,
car c’est toute ma vie -, n’est pas porteur de la certitude
qu’un autre monde est possible. C’est même plutôt
le contraire à mes yeux : il y a à approfondir d’abord
les hypothèses théoriques et pratiques dans ce monde-ci.
Il faut arriver à se détacher des souhaits : on va
à des manifs, on entend des agitateurs. " Un autre monde
est possible ", mais à nouveau, cet autre monde possible
apparaît sous l’image messianique classique. Et l’autre
monde possible ne construit pour le moment qu’une architecture
de souhaits. C’est un grand danger. Si jamais notre mouvance
s’installait dans une architecture de souhaits où,
ipso facto, on aurait tout de suite la question des moyens et des
fins, on mettrait en place un remake de ce qui fut, mais qui n’a
pas du tout les moyens d’être à nouveau.
" Face à cette architecture des souhaits, il faut passer
à l’acte ", dites-vous souvent. Comme si, pour
vous, contrairement à une idée diffuse dans les mouvements,
les certitudes et les souhaits conduisaient à l’impuissance...
Miguel Benasayag. La seule chose à faire, c’est de
construire, chacun là où il est, en réseau,
en dialoguant - non pas comme dispersion, mais plutôt comme
ubiquité, ça me semble important -, ce qui serait,
dans nos espoirs, le soubassement d’une émergence.
Mais d’un point de vue concret et objectif, quand on construit
des choses, on peut toujours se dire : " Ceci est un soubassement.
" Mais en fait, on n’en sait jamais rien, nous n’avons
aucune garantie. C’est toute la question de l’incertitude.
L’incertitude est au cour de notre pensée. Comme disait
Sartre, il faut s’engager sans savoir. Cela ne veut pas dire
qu’on fait n’importe quoi, on s’engage dans ce
qui est objectivement juste, mais personne ne peut prétendre
connaître tous les tenants et aboutissants de son engagement.
L’efficacité de l’acte réside - et ça,
c’est quand même une révolution - dans l’acte,
et non pas dans les conséquences de l’acte. Après,
tous les gens qui sont pressés, les désespérés,
les feignants, ils disent : " D’accord, mais quand est-ce
qu’on renverse ce système injuste ? " Alors, il
faut avoir le courage de leur répondre : " Ben ça,
on n’en sait rien, mon pauvre ! "
Le monde est-il si complexe que ça ?
Miguel Benasayag. En termes de théorie de l’histoire,
la résultante d’une émergence, d’une rupture
peut parfois aller dans le sens des actes qu’on a fait, mais
si ça va dans ce sens, c’est par hasard. On ne maîtrise
jamais la résultante et donc, tant que les hommes pensent
en termes de résultante, ils pensent justement là
où ils ne peuvent rien faire. Il faut avoir le courage de
penser en termes de vecteurs tout en sachant qu’il faut, bien
sûr, démultiplier les vecteurs, mais que même
en démultipliant les vecteurs, on ne maîtrise pas plus
la résultante. C’est ce courage-là qu’il
nous faut aujourd’hui. Développer en réseau
les expériences intensives, en sachant qu’en même
temps on ne peut pas savoir. Alors qu’est-ce que ça
change, les gens qui occupent des terres, qui font des expériences
? Eh bien, eux ne sont pas dans l’attente de ce qui va se
passer, ils sont ici et maintenant. C’est-à-dire que
l’autre monde possible est déjà là pour
eux.
En tant qu’Argentin, comment percevez-vous le détour
des Européens par Porto Alegre, au Brésil, et plus
largement par l’Amérique du Sud ?
Miguel Benasayag. Globalement, il faut bien voir - et cela pose
une grande question - que cette alternative se développe
très loin de la société civile " normale
". En Amérique du Sud, la différence peut-être,
c’est que cette alternative se développe maintenant
comme un élément de plus dans la société
civile. Il ne faut pas se raconter d’histoires : ni au Brésil,
ni en Argentine, ni ailleurs en Amérique du Sud, l’alternative
n’est devenue la norme. Ce sont des conneries que racontent
certaines personnes pour se faire plaisir. Mais ce qui est vrai,
c’est que des éléments de l’alternative
sont des éléments normaux dans la société
civile, c’est-à-dire qu’ils font partie de la
société civile. En Italie, aussi, il y a quelques
ponts, fragiles mais tout de même, entre la société
civile et les alternatives. En France, on doit constater que la
société civile et les alternatives vivent dans des
mondes étanches.
Comment rendre désirable la transformation plus largement
dans la société civile ?
Miguel Benasayag. En France, on pense assez peu cette question.
La plupart du temps, les gens qui parlent des alternatives sont
tristounets. Il n’y a dès lors aucune raison pour que
les gens s’engagent. Et ils ont raison, il y a dans le sens
commun un bon sens qui ne va pas vers la tristesse. On peut toujours
regretter que la joie capitaliste soit une joie suicidaire et en
toc... Eh bien d’accord, mais cela ne suffit pas de dénoncer
cette fausse joie, il faut penser une joie qui ne soit pas suicidaire
et qui ne soit pas en toc. Et ça, ça on a vraiment
du mal.
Entretien réalisé par Thomas Lemahieu
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