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Origine : http://www.place-publique.fr/mag/mag21/entretien.php3
Grand entretien
"Sans pouvoir ni modèle", un entretien avec Miguel
Benasayag*
* Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste, est l'auteur de
plusieurs ouvrages, notamment Du contre-pouvoir (avec Diego Sztulwark,
La Découverte, 2000).
Le renouveau démocratique s'exprime à travers une
myriade d'initiatives, sociales et civiques, qui tentent de construire
une alternative au système. Pour Miguel Benasayag, ce qui
est parfois perçu comme une faiblesse de ces mouvements -
le refus de la conquête du pouvoir et d'un modèle conçu
a priori , constituent en réalité leur meilleur atout.
Place Publique : Dans votre livre Du contre-pouvoir, vous mettez
en lumière la nouvelle radicalité portée par
les mouvements civiques et sociaux. En quoi consiste-t-elle ?
Miguel Benasayag : Avec Diego Sztulwark, nous voyons dans l'entrée
en scène du mouvement zapatiste au Chiapas (Mexique) le point
de départ de l'émergence d'une nouvelle radicalité.
Les zapatistes renouent avec un discours et des pratiques alternatifs
: ils ne se contentent plus de dénoncer les excès
du système mais affirment que la société de
l'argent et du profit peut et doit être dépassée.
Dans les années qui suivent, les mouvements qui se développent
en France et en Europe - pour les sans-papiers, les sans-logis,
les chômeurs… -, au-delà des revendications immédiates,
participent de la même volonté de bâtir une alternative
à la marchandisation du monde. Aux quatre coins du monde
émergent des expériences de lutte qui cherchent les
voies d'une nouvelle émancipation.
Cette contre-offensive se situe en rupture avec les méthodes
des groupes politiques traditionnels : elle excentre, sans la nier,
la question du pouvoir et refuse l'idée d'un modèle
anticipateur défini a priori… Les vieux habits de la
militance "contre" sont abandonnés au profit de
la quête de modes de vie et de pratiques alternatifs : il
s'agit de dépasser en actes, dans la vie de tous les jours,
l'individualisme du système. Il s'agit, à travers
des solidarités en situation, de construire l'émancipation
ici et maintenant.
P.P. : En quoi ces nouveaux mouvements laissent-ils de côté
la question du pouvoir ?
M.B. : Ce qui était la question centrale de toute politique
alternative - à savoir la prise de pouvoir et ses modalités
comme point de passage obligé dans le processus de transformation
de la société - devient relativement secondaire. Certes,
à un moment donné, face à telle ou telle situation,
les mouvements contestataires peuvent être amenés à
s'occuper du pouvoir. Mais sa conquête n'est plus l'objectif
visé.
Cette position n'est pas "basiste", elle résulte
plutôt d'une hypothèse philosophique et anthrophologique
: l'objectif ne précède jamais l'action ; il est redéfini
en permanence au fur et à mesure que cette action évolue.
Dans ce schéma, ni le pouvoir ni quoi que ce soit d'autre
ne peut donc constituer l'objectif à atteindre.
P.P. : L'absence de modèle ne constitue-t-elle pas aussi
un handicap ?
M.B. : Avec la faillite du système soviétique, on
a annoncé la fin des grands récits de l'histoire,
de la raison et du sujet. Ce cri de guerre contre toute tentative
de transformation sociale comportait un noyau de vérité
: le "modèle" qui, des années durant, avait
ordonné la pensée et la pratique militante, était
devenu caduc. Les luttes des années 90 - au Chiapas, au Brésil,
en Europe… - ont marqué le retour d'une nouvelle subjectivité
anti-capitaliste, mais on avait le sentiment que ces luttes se développaient
"malgré" l'absence de modèle. Aujourd'hui,
nous arrivons à une nouvelle phase où ce qui était
vécu comme un manque est perçu comme un atout : si
les expériences alternatives se multiplient de par le monde,
ce n'est plus "malgré" mais "grâce à"
l'absence d'un modèle.
Pourquoi cela ? Tout le monde sent bien que la complexité
du réel ne supporte pas de modèle… alors qu'un
projet, lui, s'accomode très bien de cette complexité.
Prenez un exemple simple : en Argentine, deux millions et demi de
personnes sont insérées dans des réseaux de
troc, mais personne ne prétend que cela constitue un modèle
alternatif au néo-libéralisme. On est bien dans le
projet, pas dans le programme ou le modèle…
P.P. : En France, les mouvements civiques et sociaux n'ont-ils
pas du mal à échapper à la tentation du modèle
?
M.B. : En France, on est toujours guetté par la tentation
de vouloir démontrer. Dès qu'on fait quelque chose,
il faut être connu et reconnu. Ici, l'universel, le sens,
la transcendance se cherchent dans la représentation de ce
que l'on fait. En Amérique latine, ils se situent plus directement
au niveau de l'action elle-même. Ce qui fait obstacle à
l'émergence réelle d'une alternative en France, c'est
sans doute cette envie permanente de démontrer.
P.P. : En même temps, ce souci de représentation ne
s'explique-t-il pas par la volonté de surmonter le caractère
segmenté des luttes et des initiatives ?
M.B. : Certes, la dispersion actuelle des combats et des initiatives
constitue un frein. Et les mouvements contestataires manquent d'une
certaine forme de visibilité et de lisibilité. Mais
ils ne pourront jamais la trouver dans des modèles classiques
de représentation et de médiatisation. Il faut toujours
partir des situations concrètes, car il n'y a de la totalité
que dans la partie.
La centralité et la dispersion conduisent pareillement à
l'impuissance. Nous leur opposons la catégorie des multiplicités.
La multiplicité est une forme d'immanence dans la transcendance,
alors que la dispersion se situe dans l'immanence sans transcendance.
P.P. : Vous insistez beaucoup sur les pratiques "situationnelles",
affirmant que "dans chaque situation existe la possibilité
d'une politique subversive qui questionne les relations de pouvoir
hégémoniques de l'époque". Cette vision
vous rapproche-t-elle des situationnistes ?
M.B. : Pas vraiment. Les situationnistes parlaient de construire
des situations ; nous disons, nous, que les situations s'auto-affirment,
s'auto-construisent… La totalité d'un système
s'exprime concrètement dans certaines situations. Pour nous,
le sort d'un mouvement de situations dépendra largement de
la puissance qu'auront les nouveaux militants pour résister
à la virtualisation d'un contre-pouvoir.
P.P. : Vous évoquez une autre rupture anthropologique :
celui qui concerne la place de l'homme dans l'univers…
M.B. : Spinoza estimait déjà, à juste titre,
que nous ne sommes pas un empire dans l'empire. Nous avons mis plusieurs
siècles à accepter ce qu'il nous disait. La réhabilitation
des cultures indiennes en Amérique latine constitue un bon
indice à mes yeux : si les Indiens redeviennent à
la mode, c'est bien parce qu'ils sont porteurs d'une culture qui
valorise l'harmonie entre l'être humain et la nature. Une
hypothèse lourde de notre modernité - la liberté
réside dans la domination de l'homme sur la nature - est
en train d'être dépassée…
P.P. : Quelles leçons tirez-vous des récentes élections
françaises ?
M.B. : Ces élections viennent nous rappeler une évidence
: le pouvoir n'est pas le lieu de la puissance. Il y aura toujours
un aspect névrotique dans l'exercice du pouvoir au sens traditionnel
du terme. Il y aura toujours des gens qui aimeront être désignés
"représentants du peuple". Mais ce sont eux qui
doivent s'adapter au retour du politique à la base : ce n'est
sûrement pas aux nouveaux mouvements sociaux qu'il appartient
de s'adapter.
P.P. : La contestation joyeuse que vous décrivez ne se heurte-t-elle
pas à un sérieux obstacle : la tristesse qui envahit
nos sociétés ?
M.B. : La première raison de cette tristesse généralisée,
c'est que la promesse d'un paradis terrestre qui découlerait
du progrès historique n'a pas été tenue : le
futur, qui relevait jusqu'alors du domaine de l'espoir, s'est transformé
en attente angoissée face à l'horizon de la menace.
C'est ainsi que la tristesse et l'impuissance ont envahi nos sociétés.
Le capitalisme, sous sa forme néo-libérale, apparaît
aujourd'hui comme un système de la tristesse consolidé
dans lequel rien ne serait possible.
Le progrès est passé aux oubliettes, mais il en reste
un ersatz : le confort. C'est d'ailleurs ce qui fait que le moins
nanti d'entre nous a toujours beaucoup à perdre : une façon
d'être au monde, une manière de sentir, de penser et
d'aimer profondément structurées par l'individualisme…
Beaucoup de gens n'ont plus de désir, rien que des envies…
Seul le désir, pourtant, peut recréer du lien social.
Propos recueillis par Philippe Merlant
D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout Malgré
Tout
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