"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Débat sur l’urgence dans le travail social

Origine : http://www.lien-social.com/archives/dossiers2001/591a600/597-1.htm

Débat sur l’urgence dans le travail social

La notion d’urgence pour le travailleur social fait aujourd’hui partie de sa pratique quotidienne, et pourtant, elle reste encore peu abordée dans les cursus de formation. Due à l’exclusion socio-économique d’une partie de la population, elle fait que le travail social est un peu considéré comme les pompiers des situations précaires poussant certains au désespoir. Faut-il alors que les professionnels y répondent dans la précipitation comme le suggèrent certaines politiques ? Et en quoi leur éthique se trouve-t-elle interrogée ? Débat entre Catherine Meyer, assistante de service social, psychologue et formatrice, Didier Martin, formateur dans différents instituts de travail social et Miguel Benasayag psychanalyste et formateur dans des écoles de travail social.

Quelle définition donneriez-vous de l’urgence dans le service social ?

Catherine Meyer : L’urgence, c’est le besoin d’une personne fortement préoccupée qui se présente auprès d’un travailleur social pour être écoutée tout de suite et entendue. Cette urgence peut atteindre une intensité extrême selon l’angoisse ou le désespoir que la personne ressent. Ce besoin s’exprime souvent par une demande pratique afin de résoudre son problème. Mais l’essentiel réside dans la manière par laquelle le travailleur social la recevra et reformulera avec elle la tension qui l’habite et envisagera rapidement des solutions. Souvent l’urgence provient du fait que le demandeur pense que la situation à laquelle il est confronté est irréversible et sans issue avec la seule mobilisation de ses propres moyens.

Didier Martin : Il me paraît important de rappeler qu’étymologiquement l’urgence renvoie à l’idée de « pousser, presser ». Le mot intègre deux autres notions : le risque et le temps. L’urgence évoque un risque potentiel et suppose un temps de réponse court. Ce qui me presse, m’oppresse, ou m’angoisse, ce qui me pousse à faire quelque chose, c’est donc autant la réalité objective des faits auxquels je suis confronté que la représentation subjective que j’en ai. Le problème, est-il l’urgence de l’autre ou mon propre sentiment d’urgence quand ce qui est dit, lâché par l’autre, me reste sur les bras… jusqu’à m’envahir sans que j’entrevoie comment m’en sortir, m’en débarrasser ? Ainsi, pour compléter ce que dit Catherine Meyer, l’urgence est aussi du côté du travailleur social et de façon synthétique on pourrait dire que l’urgence en travail social, c’est quand le discours de l’autre, présenté comme insupportable, m’expose sur les plans de la réalité ou du fantasme. Exposé à résoudre des questions difficiles, à se confronter aux collègues ou à l’institution, à assumer ses propres limites ou autre résistance, le professionnel reste face à la responsabilité et à la solitude de l’évaluation et de la prise de décision.

Miguel Benasayag : Ce concept est loin d’être aussi simple et clair que lorsqu’on se dit : « Il faut réagir vite avant que la situation soit irrécupérable…. ». Au contraire, c’est un élément idéologique très fort qui correspond à notre époque dans laquelle on ne nous laisse jamais le temps de penser notre vie, et par voie de conséquence où on nous oblige à nous adapter à la vitesse de réactions dites rentables, c’est-à-dire à faire n’importe quoi pour répondre à ce pouvoir de l’urgence qui est d’être efficace, performant, rapide. Pour le travailleur social cela signifie : « Je voudrais pouvoir réfléchir à ma pratique, mais aussi avoir le temps de me former, d’échanger avec des partenaires etc., mais je dois répondre à l’urgence et donc je ne peux pas faire tout cela… ». C’est en fait un mode de fonctionnement qui le plonge dans l’usure professionnelle ou parfois la violence institutionnelle.

La commande politique, voire institutionnelle, ne pousse-t-elle pas le travailleur social à traiter la demande dans l’urgence ?

Catherine Meyer : Bien sûr, souvent, le commanditaire pose la nécessité de répondre dans l’urgence, et il se développe l’idée qu’à tout problème correspond une solution immédiate. C’est une dérive considérable dans la mesure où dès lors que l’urgence ne relève pas du vital, toute réponse pour s’inscrire durablement devrait trouver le temps nécessaire à son élaboration. Le travailleur social a certes le devoir de répondre à la mission de son institution. Mais, il a aussi la responsabilité d’interroger et faire émerger chez le demandeur des compétences enfouies, de le restaurer et de le rassurer sur ses capacités, de trouver avec lui sa possible réinscription dans le droit commun et dans un environnement social. Cette fonction est toujours mise en danger par la notion d’urgence qui peut venir sidérer le professionnel et lui faire restreindre son savoir-faire.

Didier Martin : Dans le face-à-face avec l’autre peut toujours surgir de l’urgence, à ceci près que l’urgence de l’autre ne correspond pas forcément à l’urgence institutionnelle, sociale ou politique. L’urgence de l’autre réside dans la transformation la plus rapide possible de sa situation vécue ou présentée comme inacceptable. L’urgence institutionnelle privilégie le maintien d’un ordre, l’urgence sociale renvoie à la notion de paix sociale et l’urgence politique est avant tout d’assurer le ciment idéologique entre les deux.

Miguel Benasayag : Les politiques se déchargent volontiers en disant aux professionnels : « C’est urgent faites quelque chose… ». Or, les travailleurs sociaux sont piégés car s’occupant très souvent de situations effectivement urgentes, ils n’ont plus pour alternative que de réagir dans l’urgence. C’est le piège du travail en miroir car ils reproduisent la structure des gens dont ils s’occupent. Il faut pourtant bien comprendre que le travailleur social ne partage pas l’urgence avec son usager. Il participe d’une situation avec les gens dont il s’occupe, mais sans être à la symétrie de celle-ci. Il doit simplement garantir tous les processus de pensée, d’élaboration, de structuration que la personne ne peut pas momentanément assurer. L’empathie n’est pas la symétrie.

L’urgence, dès lors, est-elle liée à l’éthique du travail social ?

Didier Martin : L’éthique pose la question des principes. En matière de travail social il est question d’engagement, de responsabilité, d’implication, de respect, de prise en compte de la différence de l’autre et de positionnement politique, car les affaires de la cité nous concernent. Si l’urgence fonctionne comme un aiguillon de ce questionnement, elle est intéressante ; si l’urgence paralyse la réflexion et exacerbe les défenses, elle est inopérante ou pire inductrice de violences.

Catherine Meyer : Les réponses à l’urgence ne peuvent pas être mises en modèle car nous devons considérer dans son traitement la dimension contextuelle de la demande ainsi que les capacités et la fragilité de la personne qui vit cette urgence. Urgence et risque sont liés selon les situations et font partie de l’exercice du travail social dans le cadre qui est imparti à chaque professionnel. Cadre référencé à des valeurs et à l’éthique.

Miguel Benasayag : Tâchons toutefois de ne pas oublier que le travailleur social est un professionnel à part entière. Il ne peut se contenter d’être un simple vecteur de la loi. Les travailleurs sociaux n’ont pas à accepter ce manque de respect envers leur professionnalisme lorsque la loi leur impose l’urgence. L’urgence est une question de société. Car les manquements politiques font payer cette urgence sociale aux travailleurs sociaux et ceux-ci doivent donner des réponses sérieuses, ne serait-ce que par respect des gens dont ils s’occupent. Ils doivent dire aux politiques : « Non ! nous refusons de nous occuper de ces gens dans ces conditions-là… ». C’est un principe éthique car c’est une question sur l’homme, la vie et la souffrance.

Propos recueillis par Guy Benloulou


Origine : http://www.lien-social.com/archives/dossiers2001/591a600/597-1.htm


D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout  Malgré Tout