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Origine : http://www.lien-social.com/archives/dossiers2001/591a600/597-1.htm
Débat sur l’urgence dans le travail social
La notion d’urgence pour le travailleur social fait aujourd’hui
partie de sa pratique quotidienne, et pourtant, elle reste encore
peu abordée dans les cursus de formation. Due à l’exclusion
socio-économique d’une partie de la population, elle
fait que le travail social est un peu considéré comme
les pompiers des situations précaires poussant certains au
désespoir. Faut-il alors que les professionnels y répondent
dans la précipitation comme le suggèrent certaines politiques
? Et en quoi leur éthique se trouve-t-elle interrogée
? Débat entre Catherine Meyer, assistante de service social,
psychologue et formatrice, Didier Martin, formateur dans différents
instituts de travail social et Miguel Benasayag psychanalyste et formateur
dans des écoles de travail social.
Quelle définition donneriez-vous de l’urgence
dans le service social ?
Catherine Meyer : L’urgence, c’est le besoin d’une
personne fortement préoccupée qui se présente
auprès d’un travailleur social pour être écoutée
tout de suite et entendue. Cette urgence peut atteindre une intensité
extrême selon l’angoisse ou le désespoir que
la personne ressent. Ce besoin s’exprime souvent par une demande
pratique afin de résoudre son problème. Mais l’essentiel
réside dans la manière par laquelle le travailleur
social la recevra et reformulera avec elle la tension qui l’habite
et envisagera rapidement des solutions. Souvent l’urgence
provient du fait que le demandeur pense que la situation à
laquelle il est confronté est irréversible et sans
issue avec la seule mobilisation de ses propres moyens.
Didier Martin : Il me paraît important de rappeler qu’étymologiquement
l’urgence renvoie à l’idée de «
pousser, presser ». Le mot intègre deux autres notions
: le risque et le temps. L’urgence évoque un risque
potentiel et suppose un temps de réponse court. Ce qui me
presse, m’oppresse, ou m’angoisse, ce qui me pousse
à faire quelque chose, c’est donc autant la réalité
objective des faits auxquels je suis confronté que la représentation
subjective que j’en ai. Le problème, est-il l’urgence
de l’autre ou mon propre sentiment d’urgence quand ce
qui est dit, lâché par l’autre, me reste sur
les bras… jusqu’à m’envahir sans que j’entrevoie
comment m’en sortir, m’en débarrasser ? Ainsi,
pour compléter ce que dit Catherine Meyer, l’urgence
est aussi du côté du travailleur social et de façon
synthétique on pourrait dire que l’urgence en travail
social, c’est quand le discours de l’autre, présenté
comme insupportable, m’expose sur les plans de la réalité
ou du fantasme. Exposé à résoudre des questions
difficiles, à se confronter aux collègues ou à
l’institution, à assumer ses propres limites ou autre
résistance, le professionnel reste face à la responsabilité
et à la solitude de l’évaluation et de la prise
de décision.
Miguel Benasayag : Ce concept est loin d’être aussi
simple et clair que lorsqu’on se dit : « Il faut réagir
vite avant que la situation soit irrécupérable….
». Au contraire, c’est un élément idéologique
très fort qui correspond à notre époque dans
laquelle on ne nous laisse jamais le temps de penser notre vie,
et par voie de conséquence où on nous oblige à
nous adapter à la vitesse de réactions dites rentables,
c’est-à-dire à faire n’importe quoi pour
répondre à ce pouvoir de l’urgence qui est d’être
efficace, performant, rapide. Pour le travailleur social cela signifie
: « Je voudrais pouvoir réfléchir à ma
pratique, mais aussi avoir le temps de me former, d’échanger
avec des partenaires etc., mais je dois répondre à
l’urgence et donc je ne peux pas faire tout cela… ».
C’est en fait un mode de fonctionnement qui le plonge dans
l’usure professionnelle ou parfois la violence institutionnelle.
La commande politique, voire institutionnelle, ne pousse-t-elle
pas le travailleur social à traiter la demande dans l’urgence
?
Catherine Meyer : Bien sûr, souvent, le commanditaire pose
la nécessité de répondre dans l’urgence,
et il se développe l’idée qu’à
tout problème correspond une solution immédiate. C’est
une dérive considérable dans la mesure où dès
lors que l’urgence ne relève pas du vital, toute réponse
pour s’inscrire durablement devrait trouver le temps nécessaire
à son élaboration. Le travailleur social a certes
le devoir de répondre à la mission de son institution.
Mais, il a aussi la responsabilité d’interroger et
faire émerger chez le demandeur des compétences enfouies,
de le restaurer et de le rassurer sur ses capacités, de trouver
avec lui sa possible réinscription dans le droit commun et
dans un environnement social. Cette fonction est toujours mise en
danger par la notion d’urgence qui peut venir sidérer
le professionnel et lui faire restreindre son savoir-faire.
Didier Martin : Dans le face-à-face avec l’autre peut
toujours surgir de l’urgence, à ceci près que
l’urgence de l’autre ne correspond pas forcément
à l’urgence institutionnelle, sociale ou politique.
L’urgence de l’autre réside dans la transformation
la plus rapide possible de sa situation vécue ou présentée
comme inacceptable. L’urgence institutionnelle privilégie
le maintien d’un ordre, l’urgence sociale renvoie à
la notion de paix sociale et l’urgence politique est avant
tout d’assurer le ciment idéologique entre les deux.
Miguel Benasayag : Les politiques se déchargent volontiers
en disant aux professionnels : « C’est urgent faites
quelque chose… ». Or, les travailleurs sociaux sont
piégés car s’occupant très souvent de
situations effectivement urgentes, ils n’ont plus pour alternative
que de réagir dans l’urgence. C’est le piège
du travail en miroir car ils reproduisent la structure des gens
dont ils s’occupent. Il faut pourtant bien comprendre que
le travailleur social ne partage pas l’urgence avec son usager.
Il participe d’une situation avec les gens dont il s’occupe,
mais sans être à la symétrie de celle-ci. Il
doit simplement garantir tous les processus de pensée, d’élaboration,
de structuration que la personne ne peut pas momentanément
assurer. L’empathie n’est pas la symétrie.
L’urgence, dès lors, est-elle liée
à l’éthique du travail social ?
Didier Martin : L’éthique pose la question des principes.
En matière de travail social il est question d’engagement,
de responsabilité, d’implication, de respect, de prise
en compte de la différence de l’autre et de positionnement
politique, car les affaires de la cité nous concernent. Si
l’urgence fonctionne comme un aiguillon de ce questionnement,
elle est intéressante ; si l’urgence paralyse la réflexion
et exacerbe les défenses, elle est inopérante ou pire
inductrice de violences.
Catherine Meyer : Les réponses à l’urgence
ne peuvent pas être mises en modèle car nous devons
considérer dans son traitement la dimension contextuelle
de la demande ainsi que les capacités et la fragilité
de la personne qui vit cette urgence. Urgence et risque sont liés
selon les situations et font partie de l’exercice du travail
social dans le cadre qui est imparti à chaque professionnel.
Cadre référencé à des valeurs et à
l’éthique.
Miguel Benasayag : Tâchons toutefois de ne pas oublier que
le travailleur social est un professionnel à part entière.
Il ne peut se contenter d’être un simple vecteur de
la loi. Les travailleurs sociaux n’ont pas à accepter
ce manque de respect envers leur professionnalisme lorsque la loi
leur impose l’urgence. L’urgence est une question de
société. Car les manquements politiques font payer
cette urgence sociale aux travailleurs sociaux et ceux-ci doivent
donner des réponses sérieuses, ne serait-ce que par
respect des gens dont ils s’occupent. Ils doivent dire aux
politiques : « Non ! nous refusons de nous occuper de ces
gens dans ces conditions-là… ». C’est un
principe éthique car c’est une question sur l’homme,
la vie et la souffrance.
Propos recueillis par Guy Benloulou
Origine : http://www.lien-social.com/archives/dossiers2001/591a600/597-1.htm
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