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Origine : http://www.edicom.ch/magazine/femina/bienetre/psy_sauve.shtml
Les cabinets des psys sont bondés. Les troubles mentaux
seraient-ils en augmentation? Le psychanalyste Miguel Benasayag
s’inscrit en faux contre cette déduction. Nombre de
patients ne sont pas malades, mais perturbés par une époque
en crise.
Quand il se produit un accident ou un attentat, les rescapés
reçoivent une assistance psychologique. Ces événements,
nul ne le nie, produisent une souffrance psychologique; mais personne
ne croit pour autant que la circulation routière ou la politique
mondiale sont des «questions psy»…
Miguel Benasayag a recours à cette image pour décrire
la situation dans laquelle se retrouvent aujourd’hui les psychiatres
et les psychanalystes, confrontés à un afflux massif
dans leurs cabinets de patients abîmés par la dureté
et la morosité de l’époque. Ce psychanalyste
franco-argentin, qui exerce à Paris, publie Les Passions
tristes*, un livre de réflexion sur ce qu’il appelle
«la crise dans la crise: la crise personnelle dans la crise
sociale». Il s’aide pour cela de sa double formation:
il est aussi philosophe. Pourtant, son livre n’a rien de rébarbatif,
Miguel Benasayag est quelqu’un de chaleureux, de drôle,
et cela se sent dans son écriture.
Le temps du pessimisme
Le changement essentiel auquel sont confrontées la psychanalyse
et la société entière, analyse-t-il, concerne
la manière d’envisager le futur. «Longtemps,
le futur a été perçu comme une promesse. On
avait la certitude que, peu à peu, la science allait expliquer
et dominer tous les phénomènes de la nature et de
la vie, vaincre les maladies… On parlait de l’inconnu
comme de ce qui n’était «pas encore» connu.
Les savants se sont aperçus dès le début du
XXe siècle qu’il faudrait revoir ces ambitions à
la baisse, mais leurs conclusions ont mis très longtemps
à influer sur l’état d’esprit du grand
public. En politique aussi, la perspective d’un horizon meilleur
s’est avérée une illusion. Ainsi, depuis les
années quatre-vingt et la «fin des idéologies»,
puis avec la crise économique, on est passé d’un
optimisme extrême à un pessimisme tout aussi extrême.
On a le sentiment d’avoir perdu les manettes; le futur est
désormais perçu comme une menace. D’un côté,
on nous promet que demain on pourra choisir le sexe de son enfant
ou se fabriquer un double à partir de son ongle; et, de l’autre,
chacun vit dans la peur: est-ce qu’il va y avoir la guerre?
est-ce que je vais mourir empoisonné par ce que j’aurai
mangé? est-ce que je vais perdre mon emploi?… On oscille
entre le fantasme de la toute-puissance et celui de l’impuissance,
sans jamais trouver de milieu.»
De tout temps, bien sûr, on a craint les catastrophes. Mais
celles-ci – l’accident nucléaire, par exemple
– relevaient du dérapage. «Aujourd’hui,
c’est le développement normal de la civilisation qui
nous semble porteur de tous les désordres.»
Miguel Benasayag se dit surpris de voir combien ses confrères
se soucient peu de ce contexte. «La psychanalyse est née
et s’est développée dans un dialogue constant
avec son époque. Freud interrogeait le «malaise dans
la civilisation». Lacan s’intéressait à
la politique, à la philosophie de son temps… Pour un
psychanalyste, discuter de l’état de la société,
ce n’est pas sortir de son rôle. Au contraire, c’est
l’assumer pleinement. Mais aujourd’hui, cela s’est
perdu. Bien sûr, quand un patient me parle de la planète
souillée, je pourrais en déduire que la planète,
c’est maman et que le pollueur, c’est papa, comme le
font des milliers de psys! Au lieu de ça, j’entends
plutôt qu’on me parle du monde. Cela dit, évidemment,
la réponse que j’apporte n’est pas une réponse
politique: c’est une réponse psy.» Mais il y
a une part de plaisanterie dans cet exemple: «En fait, les
patients font rarement des références directes à
l’état du monde. Ils n’entrent pas en disant:
«Bonjour docteur, je vis très mal la rupture historique
que nous traversons!» Ils disent que leur futur est noir.
Ils parlent de leur histoire personnelle… Sauf que la vie
n’est pas quelque chose de personnel. Chacun transporte avec
lui la crise sociale, qui détermine une atmosphère
existentielle. La vie fantasmatique n’est pas étanche!»
Conséquence de cette perte de confiance en l’avenir,
fondée ou non, le mot d’ordre semble être: sauve
qui peut!
Restaurer le désir
Les institutions chargées d’éduquer –
l’école – ou de soigner – la psychiatrie
– sont touchées de plein fouet. Elles se retrouvent
dans l’impossibilité d’amener leurs élèves
ou leurs patients à bon port, comme elles pouvaient prétendre
le faire dans un monde stable. Elles réagissent et s’adaptent
à ce changement, mais sur le mode du réflexe, sans
repenser sérieusement leur mission, estime Miguel Benasayag.
«La crise nous pousse à vivre dans l’urgence.
Alors, on élague les matières scolaires «inutiles»,
on veut «armer» les jeunes pour affronter le monde…
Or l’école, si elle accepte de se placer sur ce terrain-là,
si elle se veut réaliste et efficace, sera toujours perdante.
Aux yeux de l’élève, le dealer du coin représentera
toujours mieux la réussite que son professeur avec sa petite
voiture…»
La psychiatrie, elle aussi, se laisse gagner par l’urgence
et le pragmatisme, constate-t-il, en privilégiant les thérapies
brèves et le recours exclusif aux médicaments.
Des soins sommaires
«On passe d’un accueil fondé sur le diagnostic,
la rencontre et le temps partagé à un accueil dont
la base est une classification a priori des pathologies. Le modèle
anglo-saxon, basé sur le classement du Manuel statistique
et diagnostique des Troubles mentaux élaboré par l’Association
des psychiatres américains, gagne du terrain.» Pour
Miguel Benasayag, cette approche qui réduit le patient à
son symptôme n’est pas acceptable. «Je doute qu’on
puisse aider quelqu’un en le percevant comme un amas de problèmes.»
A l’idée d’un savoir préétabli
qui met le thérapeute en position «de sujet face à
un objet à réparer», il préfère
celle d’une exploration partagée, la «construction
d’un socle commun» entre lui et le patient. Il se méfie
de la référence à une norme. Selon lui, «il
est illusoire de parler d’une personne hypothétiquement
saine, sur laquelle se seraient greffés une série
de symptômes, comme des défauts de fabrication».
Aux yeux de l’auteur, il s’agit moins de faire abandonner
certains comportements au patient que de lui permettre de développer,
en parallèle, d’autres ressources. En témoigne
le cas de Marc, un petit garçon qu’on lui avait amené
parce qu’il inquiétait son entourage en affirmant être
l’empereur d’une planète lointaine nommée
Orbuania… Le psychanalyste faillit tomber de sa chaise quand
l’enfant, du haut de ses 10 ans, lui expliqua qu’il
fallait penser l’existence d’Orbuania comme le «pari
de Pascal» à propos de l’existence de Dieu! Il
prit son histoire absolument au sérieux. Lorsque Marc arrivait
à son heure de discussion («ça n’a jamais
été une consultation»), les secrétaires
l’accueillaient d’un «bonjour, monsieur l’empereur»
tout à fait dépourvu d’ironie. Aujourd’hui
adulte, Marc est toujours empereur d’Orbuania, mais il est
aussi un mathématicien de haut niveau…
«Les psys, prévient Miguel Benasayag, devront résoudre
ce dilemme en connaissance de cause: s’engager avec et pour
leurs patients, ou bien renoncer à ce type de travail pour
devenir des techniciens du monde économiste.»
Mona Chollet
* «Les Passions tristes - Souffrance psychique et Crise sociale»,
Miguel Benasayag (avec Gérard Schmit), Ed. La Découverte,
2003. Du même auteur: «Parcours», livre d’entretiens
dans lequel il évoque son expérience de prisonnier politique
en Argentine à l’époque de la dictature militaire,
Ed.Calmann-Lévy, 2001. «La vie n’est pas quelque
chose de personnel. Chacun transporte avec lui la crise sociale, qui
détermine une atmosphère existentielle.»
Origine : http://www.edicom.ch/magazine/femina/bienetre/psy_sauve.shtml
D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout Malgré
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