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Origine : http://www.delis.sgdg.org/menu/25avril/2504mb.htm
1/ Dans une profession influencée par l’idéologie
de l’urgence qui nous contraint à agir sans prendre le
temps de réfléchir à nos pratiques, l’introduction
de l’informatique comme outil destiné à être
utilisé dans le cadre d’un travail relationnel est loin
de représenter une simple question de technique. Les travailleurs
sociaux, assaillis par l’accumulation des tâches auxquelles
ils se trouvent confrontés, pourraient être tentés
de considérer toute aide technique comme bienvenue. Je pense,
au contraire, ainsi que l’équipe de travailleurs sociaux,
d’intellectuels, d’informaticiens, de mathématiciens
et philosophes que je coordonne, que le moment est opportun pour déclencher
une réflexion sérieuse sur cette question de l’informatisation
du travail social. Son arrivée risque, en effet, d’engendrer
une transformation fondamentale du travail social.
2/ Les travailleurs sociaux interviennent sur des singularités
concrètes. Il existe, certes, un cadre général
fixé par l’institution et constitué par les
lois, les règlements. À ce titre, il agit en tant
que schéma référentiel opératoire et
oriente donc nos pratiques : cet ensemble général
nous sert de point de repère et nos actions sont insérées
dans ce schéma. Cependant, dans ce cadre là, le travail
social ne trouve son aboutissement que s’il se dégage
un espace singulier, une « situation » où l’on
puisse, en toute liberté, élaborer un projet avec
des gens concrets. Or, l’informatique fonctionne par essence
selon un processus de modélisation du monde, du problème,
qu’on lui soumet. Un modèle ne se substitue pas à
la réalité, il n’établit pas un rapport
référentiel univoque avec le réel. Un modèle
procède toujours à un traitement global, complexe,
des données et aboutit ainsi à la construction «
d’universaux abstraits ».
Cette démarche globalisante nous donne la possibilité
d’obtenir une représentation du monde réel.
Toute représentation exigeant une mise en norme, donc une
mise en forme, il va de soi que le travail de modélisation
ne permet en aucun cas de saisir ce qui, par essence, échappe
à la représentation, c’est-à-dire la
singularité. En langage informatique, cette singularité,
autrement dit l’universel concret, est désignée
sous l’appellation « d’objectifs à atteindre
» dans le cadre d’une intervention sociale. Par conséquent,
il existe donc une incompatibilité structurale entre les
capacités de l’informatique, le processus de modélisation
et l’essence même du travail social.
3/ Comme nous l’aborderons dans un développement ultérieur,
toute modélisation consiste à une tentative de penser
une complétude. Or, en se plaçant d’un point
de vue logique et en se référant aux grands théorèmes
fondamentaux, on peut affirmer que toute complétude se construit
au prix de la négation de la consistance. Ce qui implique
que tout travail sur la complétude (universel abstrait) se
réalise en faisant le deuil de la consistance (universel
concret).
Je ne fais pas allusion ici à quelques singularités
qui pourraient échapper à la modélisation du
travail social. On pourrait en arriver à cette conclusion
si la critique de l’informatisation du travail social se réduisait
à la dénonciation de certains excès de cette
technique. Bien au contraire, mon argumentation ne se borne pas
à condamner ces excès mais à démontrer
d’un point de vue logique, non pas morale ou éthique,
qu’il existe certaines incompatibilités entre le processus
de modélisation et le travail social.
4/ Cette technique induit des changements quant aux finalités
du travail social. Elle contient, contrairement à l’opinion
répandue concernant sa neutralité, une combinatoire
intrinsèque capable de déterminer sa propre stratégie.
Il est primordial de développer notamment la question de
la temporalité différente entre la machine et le travail
relationnel, chacun suggérant des subjectivités et
des mondes différents.
5/ Autre thème de réflexion : le passage d’un
code social, culturel, anthropologique, vers une combinatoire sérialisée.
Il entraîne, inéluctablement, la perte de tous «
les savoirs assujettis », tous ces savoirs que possèdent
les travailleurs sociaux sur le terrain et que « l’establishment
» ignore. L’informatisation risque de mettre en cause
leur existence en tant que pratiques sociales.
6/ L’informatique et la logique de modélisation qu’elle
engendre fonctionnent sur la base d’un monde rendu virtuel.
Or, précisément, le travail social oppose une forte
résistance à ce mécanisme. Il est par conséquent
très important que les travailleurs puissent analyser, étudier,
cette vague d’informatisation. En voulant « améliorer
nos techniques », nous risquons de changer de cap sans en
prendre conscience et perdre, au passage, un savoir faire très
riche.
Ces quelques points ne constituent qu’un préambule
à une réflexion plus large. Il ne s’agit pas,
en effet, d’adhérer ou pas à ces hypothèses
mais, à partir d’elles, de mener un travail d’étude
approfondi sur cette problématique.
Miguel BENASAYAG
Psychanalyste, philosophe
Origine : http://www.delis.sgdg.org/menu/25avril/2504mb.htm
D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout Malgré
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