"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Informatique et travail social
Réflexions autour de quelques points concernant un problème crucial pour l’avenir du travail social
Surfichés, ne vous en fichez plus... - Paris, le samedi 25 avril 1998

Origine : http://www.delis.sgdg.org/menu/25avril/2504mb.htm

1/ Dans une profession influencée par l’idéologie de l’urgence qui nous contraint à agir sans prendre le temps de réfléchir à nos pratiques, l’introduction de l’informatique comme outil destiné à être utilisé dans le cadre d’un travail relationnel est loin de représenter une simple question de technique. Les travailleurs sociaux, assaillis par l’accumulation des tâches auxquelles ils se trouvent confrontés, pourraient être tentés de considérer toute aide technique comme bienvenue. Je pense, au contraire, ainsi que l’équipe de travailleurs sociaux, d’intellectuels, d’informaticiens, de mathématiciens et philosophes que je coordonne, que le moment est opportun pour déclencher une réflexion sérieuse sur cette question de l’informatisation du travail social. Son arrivée risque, en effet, d’engendrer une transformation fondamentale du travail social.

2/ Les travailleurs sociaux interviennent sur des singularités concrètes. Il existe, certes, un cadre général fixé par l’institution et constitué par les lois, les règlements. À ce titre, il agit en tant que schéma référentiel opératoire et oriente donc nos pratiques : cet ensemble général nous sert de point de repère et nos actions sont insérées dans ce schéma. Cependant, dans ce cadre là, le travail social ne trouve son aboutissement que s’il se dégage un espace singulier, une « situation » où l’on puisse, en toute liberté, élaborer un projet avec des gens concrets. Or, l’informatique fonctionne par essence selon un processus de modélisation du monde, du problème, qu’on lui soumet. Un modèle ne se substitue pas à la réalité, il n’établit pas un rapport référentiel univoque avec le réel. Un modèle procède toujours à un traitement global, complexe, des données et aboutit ainsi à la construction « d’universaux abstraits ».

Cette démarche globalisante nous donne la possibilité d’obtenir une représentation du monde réel. Toute représentation exigeant une mise en norme, donc une mise en forme, il va de soi que le travail de modélisation ne permet en aucun cas de saisir ce qui, par essence, échappe à la représentation, c’est-à-dire la singularité. En langage informatique, cette singularité, autrement dit l’universel concret, est désignée sous l’appellation « d’objectifs à atteindre » dans le cadre d’une intervention sociale. Par conséquent, il existe donc une incompatibilité structurale entre les capacités de l’informatique, le processus de modélisation et l’essence même du travail social.

3/ Comme nous l’aborderons dans un développement ultérieur, toute modélisation consiste à une tentative de penser une complétude. Or, en se plaçant d’un point de vue logique et en se référant aux grands théorèmes fondamentaux, on peut affirmer que toute complétude se construit au prix de la négation de la consistance. Ce qui implique que tout travail sur la complétude (universel abstrait) se réalise en faisant le deuil de la consistance (universel concret).

Je ne fais pas allusion ici à quelques singularités qui pourraient échapper à la modélisation du travail social. On pourrait en arriver à cette conclusion si la critique de l’informatisation du travail social se réduisait à la dénonciation de certains excès de cette technique. Bien au contraire, mon argumentation ne se borne pas à condamner ces excès mais à démontrer d’un point de vue logique, non pas morale ou éthique, qu’il existe certaines incompatibilités entre le processus de modélisation et le travail social.

4/ Cette technique induit des changements quant aux finalités du travail social. Elle contient, contrairement à l’opinion répandue concernant sa neutralité, une combinatoire intrinsèque capable de déterminer sa propre stratégie. Il est primordial de développer notamment la question de la temporalité différente entre la machine et le travail relationnel, chacun suggérant des subjectivités et des mondes différents.

5/ Autre thème de réflexion : le passage d’un code social, culturel, anthropologique, vers une combinatoire sérialisée. Il entraîne, inéluctablement, la perte de tous « les savoirs assujettis », tous ces savoirs que possèdent les travailleurs sociaux sur le terrain et que « l’establishment » ignore. L’informatisation risque de mettre en cause leur existence en tant que pratiques sociales.

6/ L’informatique et la logique de modélisation qu’elle engendre fonctionnent sur la base d’un monde rendu virtuel. Or, précisément, le travail social oppose une forte résistance à ce mécanisme. Il est par conséquent très important que les travailleurs puissent analyser, étudier, cette vague d’informatisation. En voulant « améliorer nos techniques », nous risquons de changer de cap sans en prendre conscience et perdre, au passage, un savoir faire très riche.

Ces quelques points ne constituent qu’un préambule à une réflexion plus large. Il ne s’agit pas, en effet, d’adhérer ou pas à ces hypothèses mais, à partir d’elles, de mener un travail d’étude approfondi sur cette problématique.

Miguel BENASAYAG
Psychanalyste, philosophe


Origine : http://www.delis.sgdg.org/menu/25avril/2504mb.htm


D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout  Malgré Tout