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Hommage à Félix Guattari
Au « compañero » Félix
Miguel Benasayag

Origine : http://www.revue-chimeres.org/pdf/autced03.pdf

CEDETIM : Les cahiers de la rue Voltaire
Hommage à Félix Guattari
Au « compañero » Félix Michel Benasayag

Au compañero, car un compañero est celui que nous rencontrons avec nos tribus dans des lieux erratiques et mystérieux de ce monde aux mille dimensions, à la profondeur infinie, au-delà de ce que les sédentaires de toutes les nations et de tous les peuples, ne voient pas ou ne veulent pas voir.
Au compañero et non au camarade, camarade qui implique toujours une fausse tiédeur et qui se complaît dans l’arrêt définitif, la sédentarisation des idées, la cristallisation des images, la raison d’Etat.

Libérateur-dictateur, au nom du bien de ceux qu’il opprime.

Au compañero, car j’ai constaté que nombre de ses tribus (plus audacieuses que jamais…) erraient du côté où se retrouvaient les oasis des miennes, compañero donc, et non « frère », car cet amourlà, amour du lien de sang, est toujours prêt à verser le sang de celui qui n’est pas mon frère, car enfin, l’on aime toujours plus son frère que son cousin, son cousin que son voisin… et la bête immonde dévaste les longues caravanes de nomades.
Pour toi compañero, quelques lignes, traces nomades dans un désert, où, et ceci est la surprise, après les tempêtes et la disparition des traces de pas, une mémoire, éthérée et fertile, flotte toujours, prête à être réveillée au passage du prochain nomade, du prochain rebelle, comme les ondes d’Alice, comme les portes et les fenêtres qui en s’ouvrant font exploser les cabinets de consultation des savants docteurs qui oedipianisent la liberté, comme ton sourire plein de chimères, bref, compañero, accompagnons-nous dans mille nouvelles aventures. C’est la raison d’être de ces quelques lignes qui suivent, te raconter et continuer avec toi et grâce à toi.

La solidarité ou le renforcement de la société du spectacle Les quelques lignes que j’entame ici font écho à une soirée organisée par différents amis de Félix Guattari, certains de Chimères, d’autres du CEDETIM, que ce dernier, en tant qu’animateur d’un groupe internationaliste, avait placé sous l’angle de la question : « Félix Guattari et la solidarité internationale.»

Si nous nous contentions de répondre d’une façon linéaire à une telle question, nous devrions alors partir à la recherche de l’inventaire des actes et gestes qu’un militant disparu aurait accomplis, pour nous arrêter au rayon « solidarité internationale ». Tout se passe en effet comme si, à la disparition d’un camarade, on élaborait son curriculum vitae final en cherchant à remplir le mieux possible les cases, reflet tacite d’une conception philosophique d’après laquelle un homme ou une femme constituent une unité avec des cases vides qu’il remplit ou pas au cours de sa vie. Autant le dire tout de suite, rien de plus étranger à la pensée de Guattari qu’une telle conception ! C’est pourquoi il s’agit plutôt, selon moi, d’énoncer quelques mots à la puissance évocatrice, quelques images et sentiments afin d’apprécier si leur consonance avec d’autres mots et images arrive à « faire rhizome », et d’autre part de voir en quoi ces tribus nomades de la révolte peuvent devenir « machines de guerre » dans le combat pour l’émancipation et la liberté.

Dans cette perspective, la notion même de solidarité internationale reste étrangère à tout ce qui, à mon avis, était la pensée de Guattari. En effet, l’idée de solidarité implique la conception d’une situation par rapport à laquelle un spectateur reste extérieur, et dans laquelle il choisit son camp, conception qui au demeurant ne peut pas ne pas être rapprochée de l’essence même de la société du spectacle, où il ne s’agit pour le citoyen-spectateur que de choisir son camp dans le match auquel il assiste.

Certes, la solidarité internationaliste compte avec une histoire et un devenir contradictoires et complexes et l’époque n’est pas si lointaine où il s’agissait de déceler, choisir ou trouver le « fer de lance », qui n’était autre que l’apparition phénoménale dans le monde du sujet de l’histoire. On devait alors être solidaire de certains peuples, classes, races, etc., non de par leur position singulière dans la situation concrète, mais parce qu’ils étaient sensés représenter le sujet téléologique, sous sa version messianique, de la libération de l’humanité.

A cette époque totalisante et totalitaire, succède, aujourd’hui, sa soeur jumelle, mais symétriquement opposée, celle qui nie le sujet, le sens, la liberté, de par la négation d’une concaténation quelconque dans le monde et dans l’histoire. Il s’agit de cette époque dans laquelle nous nous trouvons encore et qui a débuté par le cri de guerre des nouveaux maîtres-à-penser, ces nouvelles figures de la réaction que sont les nouveaux philosophes et qui restent les sophistes de toujours. En déclarant qu’il fallait « en finir avec les sanglots longs de l’homme blanc », ils souhaitaient la bienvenue au relativisme culturel bon marché, père du nouveau racisme, leur permettant d’énoncer un principe, soit dit en passant, tout aussi autoritaire et arbitraire que celui de la concaténation universelle, celui selon lequel entre les phénomènes humains, politiques, sociologiques, culturels, il n’existe aucune relation, aucun lien. Apparente négation du lien pour mieux permettre de conserver et renforcer les liens et les relations d’oppression que les pouvoirs centraux exercent, sous différentes formes, sur l’ensemble du monde. Et dans cette vision, la solidarité est devenue une version renouvelée de la vieille philanthropie caractérisant la figure repoussante de la dame patronnesse, qui espère que son aumône aura le pouvoir de garder l’état des choses et les choses en l’état.

En effet, chaque fois que nos si beaux et si photogéniques « french doctors » apportent une aspirine ou un sandwich aux populations qui souffrent, leur geste paraît refléter toute leur impuissance de par son manque flagrant d’efficacité. Or, il existe en fait une efficacité paradoxale, énorme, dans la mesure où la solidarité et l’humanitarisme permettent de guérir et d’apaiser toutes les blessures et douleurs des « belles âmes » occidentales qui, pressées de faire la charité, acceptent avec soulagement l’impuissance à laquelle celle-ci les soumet.

C’est donc en ce sens que « solidarité » renvoie aujourd’hui au renforcement de la société du spectacle et du contrôle, au renforcement des mécanismes de sédentarisation propres à nous rapprocher de cette douce et tiède sensation du spleen où l’on jouit de et par notre impuissance.
Car à quiconque voudrait se révolter, notre société répond par une série de questions qui ne sont que des pièges et des invitations à l’impuissance. En effet, celui qui, face à une injustice, ose se révolter, se verra aussitôt interrogé sur son programme concernant l’économie, l’écologie, le chômage, la Bosnie, le Timor oriental, la situation des femmes, l’excision, bref, on lui demandera de se rendre à l’évidence de sa totale impuissance, de faire l’aumône et de se taire.

Or voilà où, à mon avis, Félix commence à nous aider, car si à celui ou celle qui se révolte on demande de prendre en charge « le monde », d’avoir un programme alternatif pour « le monde », nous pouvons nous interroger avec lui sur ce que c’est finalement que ce machin qu’on nomme « le monde ».
Il s’avère à la réflexion que ce n’est que ce patchwork ridicule, cet ensemble désassemblé, cet arbitraire minable que les différents médias et en particulier la télévision nous présentent comme étant « la situation du monde », à laquelle il s’agit pour nous d’opposer des mondes et des situations.

La révolution moléculaire

De nos jours, il est devenu courant et d’un simplisme affligeant d’énoncer que le monde est complexe.
Et ce constat de la complexité du monde n’est certainement pas une invitation à la pensée qui permettrait l’action, mais s’apparente plutôt à une injonction qui prohibe des pensées dans la multiplicité des situations, des points concrets qui nous permettent de multiples décisions et révolutions moléculaires.

Chaque situation est certes complexe, mais le complexe n’est pas ce à quoi une décision ou une révolte doit impérativement répondre pour exister en tant que telle. Dit autrement, à mon avis, la pensée de la révolution moléculaire nous permet justement de lancer des praxis nouvelles, de créer du radicalement nouveau en se dégageant de l’exigence gestionnaire d’après laquelle pour nous révolter, nous devrions posséder préalablement un programme capable d’offrir des solutions de rechange à chaque problème de ce que les crétins qui nous gouvernent appellent « le monde ». Car c’est la détotalisation, ou la capacité de tolérer l’angoisse du multiple, qui est à mon avis ce qui nous permet aujourd’hui d’imaginer et de réaliser des milliers de luttes-fêtes libertaires.

« Le monde » n’existe pas, il n’existe qu’une myriade de mondes et de situations possibles, tous plus ou moins fragiles, que nous pouvons imaginer et créer. Les maîtres de l’univers pourront tant qu’ils existeront jouir de ce qu’ils posséderont apparemment dans le désert existentiel où l’utilisation de leur pouvoir et l’écrasement de toute puissance les plongent. Car l’exercice du pouvoir implique le devenir transparent, ce qui ressemble à s’y méprendre au nettoyage par le vide, le maître ne pouvant pas vider impunément sans se vider. Et c’est la raison pour laquelle jamais la révolte ne pourra passer par le chemin qui nous conduit à devenir des maîtres, fût-ce des maîtres libérateurs.

Constituer ces multiples qui comptent pour un…

A présent, nous pouvons revenir à ce qui, avec la solidarité, « fait rhizome » dans la pensée de Guattari. Premièrement, il y a d’un point de vue lourd, fort, ce qu’il développe avec Deleuze dans « L’Anti-OEdipe ». Il n’est, en effet, pas « solidaire » de tel ou tel peuple du tiers monde, mais fournit dans ce livre la « machine de guerre » capable de faire éclater les rapports de pouvoir propres à la famille modelée sous la figure sordide de l’OEdipe. Faire éclater les voies dominantes de représentation des affects implique ainsi la libération d’une puissance, la renomadisation capable de mettre sérieusement en cause les fondements de la propriété privée, de la religion, du patriarcat, du machisme, etc.
Félix n’est pas solidaire, il lutte en rencontrant un peu au hasard, un peu par vocation, ceux qui luttent.

Il ne fournit pas de programme clés en main, pas plus qu’il ne construit de modèles, et de ce fait, il ne se transforme jamais en bon maître libérateur.
Mais il nous a montré dans « L’Anti-OEdipe » comment une machine de guerre pouvait déterminer les coordonnées d’une axiomatique libératrice.
Félix n’était pas solidaire des Noirs, des Arabes, des Juifs, des Latino-américains, etc. Il était un négro, un bougnoule, un youppin, un sudaca, un métèque. De prime abord, cela peut sembler bien poétique et sympathique, et plutôt le fait d’une belle âme souffreteuse et impuissante. C’est pourquoi il est nécessaire de comprendre ce que peut être un rhizome pour se rendre compte à quel point Félix s’est trouvé à une distance sidérale de la figure de la belle âme.

Le concept (mais Félix aurait-il aimé qu’on l’appelle ainsi ?) de rhizome est un concept pour ainsi dire rationnellement compréhensible, et applicable. Nous pouvons utiliser comme exemple pour le comprendre le mécanisme de la relativité tel que l’explique et le découvre Galilée au dix-septième siècle.
En effet, celui-ci s’est rendu compte que lorsqu’on lançait du haut du mât d’un bateau en mouvement un objet lourd, celui-ci prenait le même temps pour arriver à terre qu’un objet lancé de la même hauteur sur terre ferme. Or le premier objet avait parcouru une distance supplémentaire par rapport au deuxième, à savoir la distance de la chute + la distance parcourue par le bateau, ce qui veut dire qu’il y a une distance qui a été parcourue dans un temps zéro, chose qui en principe restait impossible et impensable. Le même mécanisme nous sert quand nous visons la tête d’un fasciste qui court. Il est conseillé, avant de tirer, d’imprimer à l’arme un mouvement qui suit, qui s’adapte au mouvement du fasciste. Ainsi, la balle sortira du canon avec un mouvement déjà adapté au corps en mouvement. La balle qui se prépare constitue ainsi un système unique avec la tête qui se déplace.

Comme nous pouvons le voir, y compris par l’effet peu esthétique de la chose, il n’y a pas de poésie là-dedans. Faire rhizome signifie que la balle
devient tête en déplacement comme la tête devient balle en mouvement.

Cependant, entre le point fixe qui vise et le point en mouvement, nulle unité, nulle harmonie ontologique.
Mais il existe pourtant la possibilité de la création, de l’établissement d’un rhizome, d’un système dans lequel cette balle qui vise établit une unité paradoxale (le multiple compte pour un) avec l’objet qu’elle vise. Elle pourra l’atteindre ou non, et de l’autre côté la tête pourra éviter ou être atteinte par le coup. Mais en tous cas, il y aura eu ce moment éphémère dans lequel un système partagé donne l’être à la consistance qui le détermine. Un rhizome est ainsi ce qui, sans rétablir le principe dialectique de la concaténation universelle, mais en gardant le principe matérialiste de la déliaison et du multiple ontologique, nous permet de comprendre ce qui dans la déliaison peut entrer en consonance par la configuration éphémère d’un système unique. Etre négro ou bougnoule par rapport au racisme n’est pas ainsi être le Blanc solidaire du pauvre raton, mais cela signifie au contraire le devenir, et l’assomption de la condition bougnoule ou métèque, à la lumière de la révolte et du projet de dépassement commun.

Les conséquences et corollaires n’en sont pas minces. D’une part, il est certes ridicule de lire son journal pour décider « de quel côté on est », mais pire encore est le fait de considérer par exemple que la lutte contre l’apartheid est « une question de Noirs » dont les Blancs n’ont qu’à être solidaires.
Car nous glissons là, inévitablement, vers un racisme à la bonne conscience qui consiste à croire qu’un Noir, de par le degré de mélanine contenue par sa peau, ne peut qu’être anti-raciste. Et aux belles âmes de s’étonner de voir sur leur écran de télévision des flics noirs réprimant et battant d’autres Noirs. Or dire que l’anti-racisme est une question de Noirs, est en soi un énoncé raciste. Il est bon de se rappeler que le commando de résistants juifs du ghetto de Varsovie a commencé par exécuter, et ceci pendant longtemps, les Juifs collaborateurs de la police du ghetto avant de tuer les premiers Boches S.S.. Et ceci est magnifique car cela montre que la liberté, que tout projet libertaire, n’est pas surdéterminé par une race, une religion, ou une classe sociale quelconques. Rhizome signifie donc, non pas « solidarité », mais « faire système », constituer ces « multiples qui comptent pour un » au sein d’une révolte.

Il existe cependant un autre élément qui pourrait nous faire persister dans la pensée de la solidarité, celui qui, en partant du sens commun, nous conseille tout bêtement d’être gentil, de protéger les faibles contre les forts, donc de ne pas permettre (ou pas trop, ou pas toujours), ou bien de le permettre seulement quand il y a une bonne raison, que le fort écrase le faible ; ou même, finalement, au constat qu’effectivement le fort écrase le faible, de nous contenter de verser une larme ou une aumône en devenant ainsi une belle âme.

A vrai dire, la pensée du rhizome comme système à partir duquel une machine de guerre peut exister nous permettant de mener la révolte, ne part, à mon avis, en aucun cas, d’une telle pensée d’après laquelle il y aurait des faibles et des forts. Conseiller aux forts ou leur demander de ne pas écraser les faibles, il faut le savoir, nous conduit toujours à cristalliser leur place de maître car comme l’écrivait Shakespeare : « Les maîtres de l’univers sont ceux qui, en pouvant le détruire, ne le font pas ».

Un projet de libération n’est jamais un projet de ce type car dans ce cas-là, la solidarité prendrait la repoussante et sordide figure de la militance que je nommerais « militance S.P.A. » dans laquelle on conseille, on demande, on supplie, si on est très dur, parfois, on menace, que le maître ne fasse pas de mal à son chien.

Une pensée de la liberté est une pensée qui s’oppose absolument à ce genre de conception, et pour l’expliquer, je développerais l’exemple caricatural du chien. Si je ne traite pas mal mon chien, et si au contraire, d’une façon sérieuse, je respecte, sans avoir peur des mots, le mystère de la vie dont il est porteur au même titre que moi, si je construis avec lui une relation de non possession mutuelle où je peux me reconnaître moi-même dans mes peurs, mes appétits et mes pulsions aussi multiples et aussi étrangers à moi que mon chien l’est pour ma conscience, j’aurais construit un tout petit monde, une situation dans laquelle toute utilisation de la force, toute brutalité, casserait ce système, ce rhizome duquel mon chien, quelques os, mon bureau, mes rêves, mon amour pour la révolte, son étonnant appétit pour quelques odeurs très fortes, font partie.

Le monde ne se divise en effet pas en faibles opprimés et en forts oppresseurs et pour illustrer ceci par des exemples un peu plus politiques que mon chien, parlons de cette question qu’on a souvent entendu poser de la possibilité ou non pour un groupe révolutionnaire, de se servir de certaines méthodes (comme la torture) ou de certaines armes. De là, d’interminables discussions s’ensuivirent, propres au champ théorique de la dialectique, sur le rapport entre la fin et les moyens. Or, à vrai dire, quand on abandonne la pensée en termes d’un sujet ou d’un moi transcendantal, on peut dire que le changement d’une situation élimine la situation antérieure. Ainsi, par exemple, si un révolutionnaire venait à utiliser contre quelqu’un la torture, ce ne serait pas un révolutionnaire utilisant la torture, mais tout simplement un tortionnaire. La fin et les moyens qui relèvent d’une fiction transcendantale, nous font croire qu’il existe des entités qui, à l’image de la permanence de la pierre, traverseraient impunément les différentes situations auxquelles elles sont confrontées.

Or rien, mis à part l’illusion sédentaire des philosophes réactionnaires, ne nous permet d’identifier une entité telle que son poids et sa profondeur ontologique puissent garantir son existence au-delà des situations qui lui donnent existence. C’est pourquoi aussi, dans l’exemple de l’apartheid, il ne s’agit pas de solidarité quelconque ou du parti que va prendre un moi transcendantal dans les différentes situations immanentes qui l’entourent, mais de comprendre tout bêtement qu’un homme X n’est pas le même, profondément le même, s’il accepte de vivre dans un monde où l’apartheid existe, ou bien s’il décide de se révolter. Il n’est pas le même car il n’est question de l’être de l’être humain que dans et à travers les paris qu’il lance et qu’il partage.

Peut-être me permettrais-je ici une rapide parenthèse pour marquer ce qui, à mon avis, correspond sinon à une aporie, du moins à un point-problème dans la pensée de Guattari, point-problème qui a, en tous cas, le mérite de provoquer ma pensée. Il s’agit de la question de la « discrimination » des rhizomes existants. Autrement dit, si un rhizome constitue une situation, qu’est-ce qui détermine dans le multiple et la déliaison propres à l’être que certains états fassent rhizome, ou dit avec des mots qui me sont plus familiers, qu’est-ce qui fait qu’ils établissent la consistance d’une situation plutôt que d’une autre ?

En effet, est-ce que n’importe quoi peut faire rhizome avec n’importe quoi ? Ou dit autrement, estce que l’absence de ce qui pourrait être un régime de discrimination de ce que l’on nomme l’événement n’est pas dangereuse dans la mesure où elle nous plonge dans ce que l’on appelle la polysémie post-moderne ? Je crois que la recherche des éléments qui nous permettent de discriminer, de diviser, est nécessaire, car on ne peut aborder la pensée du social si l’on considère que finalement tout n’est qu’une question d’esthétique. Que quelqu’un, par exemple, joue au golf ou qu’il milite pour les droits civiques d’une minorité opprimée, bref, qu’il trahisse ou qu’il résiste, ou encore qu’il reste indifférent, qu’est-ce qui nous permet de dire qu’entre ces trois exemples la différence n’est pas gratuite ou « esthétique » ? Selon moi, il s’agit de comprendre que même l’esthétique n’est pas esthétique dans la mesure où la question sur le beau n’est elle-même jamais une question « esthétique », dans le sens de gratuit ou d’« un coup pour rien ».


Il n’y a jamais « un coup pour rien », car même si nous partons d’une critique radicale de tout historicisme déterministe, c’est-à-dire même si nous considérons que les différentes situations ne sont pas ordonnées par une concaténation quelconque, nous ne pouvons penser que dans la situation, et dans la situation tout n’est pas du pareil au même. Il s’agit donc bien de repérer ce qui fait la différence ou, comme le disent les philosophes depuis toujours, qu’il existe quelque chose plutôt que rien.


Autrement dit, la situation existe d’une façon non nécessaire, mais dans cette situation, que l’on peut appeler un monde parmi des mondes, quelque chose existe dans ce qui existe qui fait que la pensée et la liberté sont possibles.

Le monde, ou ce que l’on nomme le monde, se présente toujours comme une solution étanche, un ensemble de renvois symboliques capables de créer une véritable consistance. Par rapport au caractère ontologique de la consistance, nous pouvons toujours dire qu’il s’agit, comme le dit Spinoza, non pas de quelque chose qui existe en soi et qui nous est ainsi donné, mais bien au contraire, que toute consistance qui configure un monde ou une situation, relève du registre du pouvoir. Or, le pouvoir existe seulement sous condition de la délégation imaginaire de la puissance provenant des individus, par laquelle il est favorisé et dont il est alimenté. Mais que la délégation de la puissance, qui constitue et configure les pouvoirs, soit une délégation « imaginaire », n’empêche nullement que cette instance du pouvoir ait bel et bien des effets dans la réalité.

L’inconsistance implique ainsi ce mouvement de déliaison dans lequel un sujet se constitue de par le pari du questionnement de la consistance de la situation. La consistance déclare par la bouche de ses multiples représentants : « Circulez, il n’y a rien à voir ! » en voulant par là affirmer que cette surface lisse de la consistance, du pouvoir, ne saura offrir des failles où il y ait « quelque chose à voir ». Mais au cas où, envers et contre tout, quelques fissures apparaîtraient, les agents de la consistance nous fournissent cette formule d’auto-contrôle et d’auto-censure qui nous permet de replonger dans notre sommeil de type opiomane, en nous berçant au son de sa musique : « Ça doit être pour quelque chose ». Ainsi, la consistance, même quand elle offre des failles, peut être réparée « imaginairement » (mais toujours avec des effets dans le réel) par ce type de phrase incantatoire qui rassure ceux qui veulent être rassurés qu’en effet il n’y avait rien à voir.

Ainsi, la pensée n’est pas n’importe quelle activité corticale, la pensée est toujours pensée de et sur le point d’inconsistance, de déliaison d’une situation, tout en sachant qu’inconsistance et déliaison ne sont jamais données en soi dans la situation, mais relèvent d’un pari, d’un forçage militant, d’un 6 acte sans garantie qui dit : « Ce qui est comme ça n’est pas forcément comme ça », ou dit autrement, il y a toujours le niveau de ce qui existe, mais aussi toujours la possibilité d’une question qui s’énoncerait ainsi : « Mais qu’est-ce qui existe dans ce qui existe ? ». Les discours du pouvoir consistent dans l’affirmation que cette question n’a pas lieu d’être posée, car il n’existe que ce qui est donné à la perception normalisée immédiate, et toute faille est à réparer ou restaurer. Mais pour nous, la recherche militante de ce qui pourrait exister dans ce qui existe, est la seule garantie de ce que vraiment il puisse exister quelque chose dans ce qui existe.

Les énoncés du pouvoir sont donc toujours des énoncés visant à saturer et nulle part nous ne trouverons dans la réalité et dans le quotidien des invitations et des appels à l’engagement et à la pensée.

Car engagement et pensée sont seulement possibles sous la forme de la transgression, de la subversion.
Finalement Félix fut sa vie durant un subversif, un rebelle, bref un nomade qu’aucun chant des sirènes ne sera parvenu à sédentariser. Dans ce sens-là, aucun souvenir qui puisse le « panthéoniser » n’est possible ni souhaitable et il ne nous reste à présent qu’à continuer notre marche.


Origine : http://www.revue-chimeres.org/pdf/autced03.pdf


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