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Origine : http://www.revue-chimeres.org/pdf/autced03.pdf
CEDETIM : Les cahiers de la rue Voltaire
Hommage à Félix Guattari
Au « compañero » Félix Michel Benasayag
Au compañero, car un compañero est celui que nous
rencontrons avec nos tribus dans des lieux erratiques et mystérieux
de ce monde aux mille dimensions, à la profondeur infinie,
au-delà de ce que les sédentaires de toutes les nations
et de tous les peuples, ne voient pas ou ne veulent pas voir.
Au compañero et non au camarade, camarade qui implique toujours
une fausse tiédeur et qui se complaît dans l’arrêt
définitif, la sédentarisation des idées, la
cristallisation des images, la raison d’Etat.
Libérateur-dictateur, au nom du bien de ceux qu’il
opprime.
Au compañero, car j’ai constaté que nombre
de ses tribus (plus audacieuses que jamais…) erraient du côté
où se retrouvaient les oasis des miennes, compañero
donc, et non « frère », car cet amourlà,
amour du lien de sang, est toujours prêt à verser le
sang de celui qui n’est pas mon frère, car enfin, l’on
aime toujours plus son frère que son cousin, son cousin que
son voisin… et la bête immonde dévaste les longues
caravanes de nomades.
Pour toi compañero, quelques lignes, traces nomades dans
un désert, où, et ceci est la surprise, après
les tempêtes et la disparition des traces de pas, une mémoire,
éthérée et fertile, flotte toujours, prête
à être réveillée au passage du prochain
nomade, du prochain rebelle, comme les ondes d’Alice, comme
les portes et les fenêtres qui en s’ouvrant font exploser
les cabinets de consultation des savants docteurs qui oedipianisent
la liberté, comme ton sourire plein de chimères, bref,
compañero, accompagnons-nous dans mille nouvelles aventures.
C’est la raison d’être de ces quelques lignes
qui suivent, te raconter et continuer avec toi et grâce à
toi.
La solidarité ou le renforcement de la société
du spectacle Les quelques lignes que j’entame ici font écho
à une soirée organisée par différents
amis de Félix Guattari, certains de Chimères, d’autres
du CEDETIM, que ce dernier, en tant qu’animateur d’un
groupe internationaliste, avait placé sous l’angle
de la question : « Félix Guattari et la solidarité
internationale.»
Si nous nous contentions de répondre d’une façon
linéaire à une telle question, nous devrions alors
partir à la recherche de l’inventaire des actes et
gestes qu’un militant disparu aurait accomplis, pour nous
arrêter au rayon « solidarité internationale
». Tout se passe en effet comme si, à la disparition
d’un camarade, on élaborait son curriculum vitae final
en cherchant à remplir le mieux possible les cases, reflet
tacite d’une conception philosophique d’après
laquelle un homme ou une femme constituent une unité avec
des cases vides qu’il remplit ou pas au cours de sa vie. Autant
le dire tout de suite, rien de plus étranger à la
pensée de Guattari qu’une telle conception ! C’est
pourquoi il s’agit plutôt, selon moi, d’énoncer
quelques mots à la puissance évocatrice, quelques
images et sentiments afin d’apprécier si leur consonance
avec d’autres mots et images arrive à « faire
rhizome », et d’autre part de voir en quoi ces tribus
nomades de la révolte peuvent devenir « machines de
guerre » dans le combat pour l’émancipation et
la liberté.
Dans cette perspective, la notion même de solidarité
internationale reste étrangère à tout ce qui,
à mon avis, était la pensée de Guattari. En
effet, l’idée de solidarité implique la conception
d’une situation par rapport à laquelle un spectateur
reste extérieur, et dans laquelle il choisit son camp, conception
qui au demeurant ne peut pas ne pas être rapprochée
de l’essence même de la société du spectacle,
où il ne s’agit pour le citoyen-spectateur que de choisir
son camp dans le match auquel il assiste.
Certes, la solidarité internationaliste compte avec une histoire
et un devenir contradictoires et complexes et l’époque
n’est pas si lointaine où il s’agissait de déceler,
choisir ou trouver le « fer de lance », qui n’était
autre que l’apparition phénoménale dans le monde
du sujet de l’histoire. On devait alors être solidaire
de certains peuples, classes, races, etc., non de par leur position
singulière dans la situation concrète, mais parce
qu’ils étaient sensés représenter le
sujet téléologique, sous sa version messianique, de
la libération de l’humanité.
A cette époque totalisante et totalitaire, succède,
aujourd’hui, sa soeur jumelle, mais symétriquement
opposée, celle qui nie le sujet, le sens, la liberté,
de par la négation d’une concaténation quelconque
dans le monde et dans l’histoire. Il s’agit de cette
époque dans laquelle nous nous trouvons encore et qui a débuté
par le cri de guerre des nouveaux maîtres-à-penser,
ces nouvelles figures de la réaction que sont les nouveaux
philosophes et qui restent les sophistes de toujours. En déclarant
qu’il fallait « en finir avec les sanglots longs de
l’homme blanc », ils souhaitaient la bienvenue au relativisme
culturel bon marché, père du nouveau racisme, leur
permettant d’énoncer un principe, soit dit en passant,
tout aussi autoritaire et arbitraire que celui de la concaténation
universelle, celui selon lequel entre les phénomènes
humains, politiques, sociologiques, culturels, il n’existe
aucune relation, aucun lien. Apparente négation du lien pour
mieux permettre de conserver et renforcer les liens et les relations
d’oppression que les pouvoirs centraux exercent, sous différentes
formes, sur l’ensemble du monde. Et dans cette vision, la
solidarité est devenue une version renouvelée de la
vieille philanthropie caractérisant la figure repoussante
de la dame patronnesse, qui espère que son aumône aura
le pouvoir de garder l’état des choses et les choses
en l’état.
En effet, chaque fois que nos si beaux et si photogéniques
« french doctors » apportent une aspirine ou un sandwich
aux populations qui souffrent, leur geste paraît refléter
toute leur impuissance de par son manque flagrant d’efficacité.
Or, il existe en fait une efficacité paradoxale, énorme,
dans la mesure où la solidarité et l’humanitarisme
permettent de guérir et d’apaiser toutes les blessures
et douleurs des « belles âmes » occidentales qui,
pressées de faire la charité, acceptent avec soulagement
l’impuissance à laquelle celle-ci les soumet.
C’est donc en ce sens que « solidarité »
renvoie aujourd’hui au renforcement de la société
du spectacle et du contrôle, au renforcement des mécanismes
de sédentarisation propres à nous rapprocher de cette
douce et tiède sensation du spleen où l’on jouit
de et par notre impuissance.
Car à quiconque voudrait se révolter, notre société
répond par une série de questions qui ne sont que
des pièges et des invitations à l’impuissance.
En effet, celui qui, face à une injustice, ose se révolter,
se verra aussitôt interrogé sur son programme concernant
l’économie, l’écologie, le chômage,
la Bosnie, le Timor oriental, la situation des femmes, l’excision,
bref, on lui demandera de se rendre à l’évidence
de sa totale impuissance, de faire l’aumône et de se
taire.
Or voilà où, à mon avis, Félix commence
à nous aider, car si à celui ou celle qui se révolte
on demande de prendre en charge « le monde », d’avoir
un programme alternatif pour « le monde », nous pouvons
nous interroger avec lui sur ce que c’est finalement que ce
machin qu’on nomme « le monde ».
Il s’avère à la réflexion que ce n’est
que ce patchwork ridicule, cet ensemble désassemblé,
cet arbitraire minable que les différents médias et
en particulier la télévision nous présentent
comme étant « la situation du monde », à
laquelle il s’agit pour nous d’opposer des mondes et
des situations.
La révolution moléculaire
De nos jours, il est devenu courant et d’un simplisme affligeant
d’énoncer que le monde est complexe.
Et ce constat de la complexité du monde n’est certainement
pas une invitation à la pensée qui permettrait l’action,
mais s’apparente plutôt à une injonction qui
prohibe des pensées dans la multiplicité des situations,
des points concrets qui nous permettent de multiples décisions
et révolutions moléculaires.
Chaque situation est certes complexe, mais le complexe n’est
pas ce à quoi une décision ou une révolte doit
impérativement répondre pour exister en tant que telle.
Dit autrement, à mon avis, la pensée de la révolution
moléculaire nous permet justement de lancer des praxis nouvelles,
de créer du radicalement nouveau en se dégageant de
l’exigence gestionnaire d’après laquelle pour
nous révolter, nous devrions posséder préalablement
un programme capable d’offrir des solutions de rechange à
chaque problème de ce que les crétins qui nous gouvernent
appellent « le monde ». Car c’est la détotalisation,
ou la capacité de tolérer l’angoisse du multiple,
qui est à mon avis ce qui nous permet aujourd’hui d’imaginer
et de réaliser des milliers de luttes-fêtes libertaires.
« Le monde » n’existe pas, il n’existe qu’une
myriade de mondes et de situations possibles, tous plus ou moins
fragiles, que nous pouvons imaginer et créer. Les maîtres
de l’univers pourront tant qu’ils existeront jouir de
ce qu’ils posséderont apparemment dans le désert
existentiel où l’utilisation de leur pouvoir et l’écrasement
de toute puissance les plongent. Car l’exercice du pouvoir
implique le devenir transparent, ce qui ressemble à s’y
méprendre au nettoyage par le vide, le maître ne pouvant
pas vider impunément sans se vider. Et c’est la raison
pour laquelle jamais la révolte ne pourra passer par le chemin
qui nous conduit à devenir des maîtres, fût-ce
des maîtres libérateurs.
Constituer ces multiples qui comptent pour un…
A présent, nous pouvons revenir à ce qui, avec la
solidarité, « fait rhizome » dans la pensée
de Guattari. Premièrement, il y a d’un point de vue
lourd, fort, ce qu’il développe avec Deleuze dans «
L’Anti-OEdipe ». Il n’est, en effet, pas «
solidaire » de tel ou tel peuple du tiers monde, mais fournit
dans ce livre la « machine de guerre » capable de faire
éclater les rapports de pouvoir propres à la famille
modelée sous la figure sordide de l’OEdipe. Faire éclater
les voies dominantes de représentation des affects implique
ainsi la libération d’une puissance, la renomadisation
capable de mettre sérieusement en cause les fondements de
la propriété privée, de la religion, du patriarcat,
du machisme, etc.
Félix n’est pas solidaire, il lutte en rencontrant
un peu au hasard, un peu par vocation, ceux qui luttent.
Il ne fournit pas de programme clés en main, pas plus qu’il
ne construit de modèles, et de ce fait, il ne se transforme
jamais en bon maître libérateur.
Mais il nous a montré dans « L’Anti-OEdipe »
comment une machine de guerre pouvait déterminer les coordonnées
d’une axiomatique libératrice.
Félix n’était pas solidaire des Noirs, des Arabes,
des Juifs, des Latino-américains, etc. Il était un
négro, un bougnoule, un youppin, un sudaca, un métèque.
De prime abord, cela peut sembler bien poétique et sympathique,
et plutôt le fait d’une belle âme souffreteuse
et impuissante. C’est pourquoi il est nécessaire de
comprendre ce que peut être un rhizome pour se rendre compte
à quel point Félix s’est trouvé à
une distance sidérale de la figure de la belle âme.
Le concept (mais Félix aurait-il aimé qu’on
l’appelle ainsi ?) de rhizome est un concept pour ainsi dire
rationnellement compréhensible, et applicable. Nous pouvons
utiliser comme exemple pour le comprendre le mécanisme de
la relativité tel que l’explique et le découvre
Galilée au dix-septième siècle.
En effet, celui-ci s’est rendu compte que lorsqu’on
lançait du haut du mât d’un bateau en mouvement
un objet lourd, celui-ci prenait le même temps pour arriver
à terre qu’un objet lancé de la même hauteur
sur terre ferme. Or le premier objet avait parcouru une distance
supplémentaire par rapport au deuxième, à savoir
la distance de la chute + la distance parcourue par le bateau, ce
qui veut dire qu’il y a une distance qui a été
parcourue dans un temps zéro, chose qui en principe restait
impossible et impensable. Le même mécanisme nous sert
quand nous visons la tête d’un fasciste qui court. Il
est conseillé, avant de tirer, d’imprimer à
l’arme un mouvement qui suit, qui s’adapte au mouvement
du fasciste. Ainsi, la balle sortira du canon avec un mouvement
déjà adapté au corps en mouvement. La balle
qui se prépare constitue ainsi un système unique avec
la tête qui se déplace.
Comme nous pouvons le voir, y compris par l’effet peu esthétique
de la chose, il n’y a pas de poésie là-dedans.
Faire rhizome signifie que la balle
devient tête en déplacement comme la tête devient
balle en mouvement.
Cependant, entre le point fixe qui vise et le point en mouvement,
nulle unité, nulle harmonie ontologique.
Mais il existe pourtant la possibilité de la création,
de l’établissement d’un rhizome, d’un système
dans lequel cette balle qui vise établit une unité
paradoxale (le multiple compte pour un) avec l’objet qu’elle
vise. Elle pourra l’atteindre ou non, et de l’autre
côté la tête pourra éviter ou être
atteinte par le coup. Mais en tous cas, il y aura eu ce moment éphémère
dans lequel un système partagé donne l’être
à la consistance qui le détermine. Un rhizome est
ainsi ce qui, sans rétablir le principe dialectique de la
concaténation universelle, mais en gardant le principe matérialiste
de la déliaison et du multiple ontologique, nous permet de
comprendre ce qui dans la déliaison peut entrer en consonance
par la configuration éphémère d’un système
unique. Etre négro ou bougnoule par rapport au racisme n’est
pas ainsi être le Blanc solidaire du pauvre raton, mais cela
signifie au contraire le devenir, et l’assomption de la condition
bougnoule ou métèque, à la lumière de
la révolte et du projet de dépassement commun.
Les conséquences et corollaires n’en sont pas minces.
D’une part, il est certes ridicule de lire son journal pour
décider « de quel côté on est »,
mais pire encore est le fait de considérer par exemple que
la lutte contre l’apartheid est « une question de Noirs
» dont les Blancs n’ont qu’à être
solidaires.
Car nous glissons là, inévitablement, vers un racisme
à la bonne conscience qui consiste à croire qu’un
Noir, de par le degré de mélanine contenue par sa
peau, ne peut qu’être anti-raciste. Et aux belles âmes
de s’étonner de voir sur leur écran de télévision
des flics noirs réprimant et battant d’autres Noirs.
Or dire que l’anti-racisme est une question de Noirs, est
en soi un énoncé raciste. Il est bon de se rappeler
que le commando de résistants juifs du ghetto de Varsovie
a commencé par exécuter, et ceci pendant longtemps,
les Juifs collaborateurs de la police du ghetto avant de tuer les
premiers Boches S.S.. Et ceci est magnifique car cela montre que
la liberté, que tout projet libertaire, n’est pas surdéterminé
par une race, une religion, ou une classe sociale quelconques. Rhizome
signifie donc, non pas « solidarité », mais «
faire système », constituer ces « multiples qui
comptent pour un » au sein d’une révolte.
Il existe cependant un autre élément qui pourrait
nous faire persister dans la pensée de la solidarité,
celui qui, en partant du sens commun, nous conseille tout bêtement
d’être gentil, de protéger les faibles contre
les forts, donc de ne pas permettre (ou pas trop, ou pas toujours),
ou bien de le permettre seulement quand il y a une bonne raison,
que le fort écrase le faible ; ou même, finalement,
au constat qu’effectivement le fort écrase le faible,
de nous contenter de verser une larme ou une aumône en devenant
ainsi une belle âme.
A vrai dire, la pensée du rhizome comme système à
partir duquel une machine de guerre peut exister nous permettant
de mener la révolte, ne part, à mon avis, en aucun
cas, d’une telle pensée d’après laquelle
il y aurait des faibles et des forts. Conseiller aux forts ou leur
demander de ne pas écraser les faibles, il faut le savoir,
nous conduit toujours à cristalliser leur place de maître
car comme l’écrivait Shakespeare : « Les maîtres
de l’univers sont ceux qui, en pouvant le détruire,
ne le font pas ».
Un projet de libération n’est jamais un projet de ce
type car dans ce cas-là, la solidarité prendrait la
repoussante et sordide figure de la militance que je nommerais «
militance S.P.A. » dans laquelle on conseille, on demande,
on supplie, si on est très dur, parfois, on menace, que le
maître ne fasse pas de mal à son chien.
Une pensée de la liberté est une pensée qui
s’oppose absolument à ce genre de conception, et pour
l’expliquer, je développerais l’exemple caricatural
du chien. Si je ne traite pas mal mon chien, et si au contraire,
d’une façon sérieuse, je respecte, sans avoir
peur des mots, le mystère de la vie dont il est porteur au
même titre que moi, si je construis avec lui une relation
de non possession mutuelle où je peux me reconnaître
moi-même dans mes peurs, mes appétits et mes pulsions
aussi multiples et aussi étrangers à moi que mon chien
l’est pour ma conscience, j’aurais construit un tout
petit monde, une situation dans laquelle toute utilisation de la
force, toute brutalité, casserait ce système, ce rhizome
duquel mon chien, quelques os, mon bureau, mes rêves, mon
amour pour la révolte, son étonnant appétit
pour quelques odeurs très fortes, font partie.
Le monde ne se divise en effet pas en faibles opprimés et
en forts oppresseurs et pour illustrer ceci par des exemples un
peu plus politiques que mon chien, parlons de cette question qu’on
a souvent entendu poser de la possibilité ou non pour un
groupe révolutionnaire, de se servir de certaines méthodes
(comme la torture) ou de certaines armes. De là, d’interminables
discussions s’ensuivirent, propres au champ théorique
de la dialectique, sur le rapport entre la fin et les moyens. Or,
à vrai dire, quand on abandonne la pensée en termes
d’un sujet ou d’un moi transcendantal, on peut dire
que le changement d’une situation élimine la situation
antérieure. Ainsi, par exemple, si un révolutionnaire
venait à utiliser contre quelqu’un la torture, ce ne
serait pas un révolutionnaire utilisant la torture, mais
tout simplement un tortionnaire. La fin et les moyens qui relèvent
d’une fiction transcendantale, nous font croire qu’il
existe des entités qui, à l’image de la permanence
de la pierre, traverseraient impunément les différentes
situations auxquelles elles sont confrontées.
Or rien, mis à part l’illusion sédentaire des
philosophes réactionnaires, ne nous permet d’identifier
une entité telle que son poids et sa profondeur ontologique
puissent garantir son existence au-delà des situations qui
lui donnent existence. C’est pourquoi aussi, dans l’exemple
de l’apartheid, il ne s’agit pas de solidarité
quelconque ou du parti que va prendre un moi transcendantal dans
les différentes situations immanentes qui l’entourent,
mais de comprendre tout bêtement qu’un homme X n’est
pas le même, profondément le même, s’il
accepte de vivre dans un monde où l’apartheid existe,
ou bien s’il décide de se révolter. Il n’est
pas le même car il n’est question de l’être
de l’être humain que dans et à travers les paris
qu’il lance et qu’il partage.
Peut-être me permettrais-je ici une rapide parenthèse
pour marquer ce qui, à mon avis, correspond sinon à
une aporie, du moins à un point-problème dans la pensée
de Guattari, point-problème qui a, en tous cas, le mérite
de provoquer ma pensée. Il s’agit de la question de
la « discrimination » des rhizomes existants. Autrement
dit, si un rhizome constitue une situation, qu’est-ce qui
détermine dans le multiple et la déliaison propres
à l’être que certains états fassent rhizome,
ou dit avec des mots qui me sont plus familiers, qu’est-ce
qui fait qu’ils établissent la consistance d’une
situation plutôt que d’une autre ?
En effet, est-ce que n’importe quoi peut faire rhizome avec
n’importe quoi ? Ou dit autrement, estce que l’absence
de ce qui pourrait être un régime de discrimination
de ce que l’on nomme l’événement n’est
pas dangereuse dans la mesure où elle nous plonge dans ce
que l’on appelle la polysémie post-moderne ? Je crois
que la recherche des éléments qui nous permettent
de discriminer, de diviser, est nécessaire, car on ne peut
aborder la pensée du social si l’on considère
que finalement tout n’est qu’une question d’esthétique.
Que quelqu’un, par exemple, joue au golf ou qu’il milite
pour les droits civiques d’une minorité opprimée,
bref, qu’il trahisse ou qu’il résiste, ou encore
qu’il reste indifférent, qu’est-ce qui nous permet
de dire qu’entre ces trois exemples la différence n’est
pas gratuite ou « esthétique » ? Selon moi, il
s’agit de comprendre que même l’esthétique
n’est pas esthétique dans la mesure où la question
sur le beau n’est elle-même jamais une question «
esthétique », dans le sens de gratuit ou d’«
un coup pour rien ».
Il n’y a jamais « un coup pour rien », car même
si nous partons d’une critique radicale de tout historicisme
déterministe, c’est-à-dire même si nous
considérons que les différentes situations ne sont
pas ordonnées par une concaténation quelconque, nous
ne pouvons penser que dans la situation, et dans la situation tout
n’est pas du pareil au même. Il s’agit donc bien
de repérer ce qui fait la différence ou, comme le
disent les philosophes depuis toujours, qu’il existe quelque
chose plutôt que rien.
Autrement dit, la situation existe d’une façon non
nécessaire, mais dans cette situation, que l’on peut
appeler un monde parmi des mondes, quelque chose existe dans ce
qui existe qui fait que la pensée et la liberté sont
possibles.
Le monde, ou ce que l’on nomme le monde, se présente
toujours comme une solution étanche, un ensemble de renvois
symboliques capables de créer une véritable consistance.
Par rapport au caractère ontologique de la consistance, nous
pouvons toujours dire qu’il s’agit, comme le dit Spinoza,
non pas de quelque chose qui existe en soi et qui nous est ainsi
donné, mais bien au contraire, que toute consistance qui
configure un monde ou une situation, relève du registre du
pouvoir. Or, le pouvoir existe seulement sous condition de la délégation
imaginaire de la puissance provenant des individus, par laquelle
il est favorisé et dont il est alimenté. Mais que
la délégation de la puissance, qui constitue et configure
les pouvoirs, soit une délégation « imaginaire
», n’empêche nullement que cette instance du pouvoir
ait bel et bien des effets dans la réalité.
L’inconsistance implique ainsi ce mouvement de déliaison
dans lequel un sujet se constitue de par le pari du questionnement
de la consistance de la situation. La consistance déclare
par la bouche de ses multiples représentants : « Circulez,
il n’y a rien à voir ! » en voulant par là
affirmer que cette surface lisse de la consistance, du pouvoir,
ne saura offrir des failles où il y ait « quelque chose
à voir ». Mais au cas où, envers et contre tout,
quelques fissures apparaîtraient, les agents de la consistance
nous fournissent cette formule d’auto-contrôle et d’auto-censure
qui nous permet de replonger dans notre sommeil de type opiomane,
en nous berçant au son de sa musique : « Ça
doit être pour quelque chose ». Ainsi, la consistance,
même quand elle offre des failles, peut être réparée
« imaginairement » (mais toujours avec des effets dans
le réel) par ce type de phrase incantatoire qui rassure ceux
qui veulent être rassurés qu’en effet il n’y
avait rien à voir.
Ainsi, la pensée n’est pas n’importe quelle activité
corticale, la pensée est toujours pensée de et sur
le point d’inconsistance, de déliaison d’une
situation, tout en sachant qu’inconsistance et déliaison
ne sont jamais données en soi dans la situation, mais relèvent
d’un pari, d’un forçage militant, d’un
6 acte sans garantie qui dit : « Ce qui est comme ça
n’est pas forcément comme ça », ou dit
autrement, il y a toujours le niveau de ce qui existe, mais aussi
toujours la possibilité d’une question qui s’énoncerait
ainsi : « Mais qu’est-ce qui existe dans ce qui existe
? ». Les discours du pouvoir consistent dans l’affirmation
que cette question n’a pas lieu d’être posée,
car il n’existe que ce qui est donné à la perception
normalisée immédiate, et toute faille est à
réparer ou restaurer. Mais pour nous, la recherche militante
de ce qui pourrait exister dans ce qui existe, est la seule garantie
de ce que vraiment il puisse exister quelque chose dans ce qui existe.
Les énoncés du pouvoir sont donc toujours des énoncés
visant à saturer et nulle part nous ne trouverons dans la
réalité et dans le quotidien des invitations et des
appels à l’engagement et à la pensée.
Car engagement et pensée sont seulement possibles sous la
forme de la transgression, de la subversion.
Finalement Félix fut sa vie durant un subversif, un rebelle,
bref un nomade qu’aucun chant des sirènes ne sera parvenu
à sédentariser. Dans ce sens-là, aucun souvenir
qui puisse le « panthéoniser » n’est possible
ni souhaitable et il ne nous reste à présent qu’à
continuer notre marche.
Origine : http://www.revue-chimeres.org/pdf/autced03.pdf
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