|
Origine : http://www.place-publique.fr/article600.html
Pourquoi un tel sentiment d’impuissance étreint-il notre
époque ? Après des siècles d’une modernité
qui nous avait promis la pensée adéquate pour comprendre
le monde et les outils techniques pour le transformer, pourquoi sommes-nous
devenus les spectateurs passifs d’une histoire qui paraît
nous échapper, témoins d’« un horizon obscur
et clos, impossible à déchiffrer ? »
Pour Miguel Benasayag, le problème vient des séparations
créées par la modernité : entre la pensée
et l’agir, entre le rêve et la pratique, entre le monde
et l’individu... Pour les dépasser, il propose deux chemins.
Celui de la philosophie qui dénonce les illusions du libre-arbitre
: nous nous croyons libres du fait que nous ignorons nos chaînes,
expliquait Spinoza. Et celui des récentes découvertes
en neurophysiologie, telles celles du Chilien Francisco Varela qui
nous montre que la réalité n’existe pas indépendamment
des perceptions que nous en avons. Autrement dit, il n’y a pas
de savoir dissocié de l’action.
Construire une pensée de l’agir : voilà la motivation
de Benasayag. Depuis plusieurs mois, chaque matin vers 8h30 sur France
Culture, il distillait des mots pour nous éveiller, nous réveiller.
Le voilà privé d’antenne. Licencié vendredi
dernier par la direction de la station, qui lui reproche sa lecture
du monde trop « engagée ». Une décision
qui a ému ceux qu’il côtoie depuis des années
dans ses engagements, tels Droit au logement ou le Syndicat de la
magistrature.
Miguel Benasayag aime citer l’Italien Antonio Gramsci : «
L’ancien monde a déjà disparu, le nouveau monde
n’est pas encore là, et dans cet entre-deux les monstres
apparaissent ». Ces monstres, en Argentine, il ne les a que
trop connus. Emprisonné, torturé, il a vu mourir des
proches. C’est aussi ce qui l’aide à comprendre
et à accepter cette idée, chère à Gilles
Deleuze, que « la vie n’est pas quelque chose de personnel
». La phrase dérange.
A l’ère du narcissisme généralisé,
ne revendiquons pas nous-même d’être une sorte de
quartier général autour duquel le monde s’organiserait
? Pourtant, dans des situations qui mettent en jeu l’amour,
l’art, la science ou ce que Benasayag appelle la « politique
libertaire » - le souci de lutter contre l’injustice sans
tomber dans les jeux de pouvoir -, nous faisons l’expérience
sensible d’appartenir à un tout qui dépasse notre
« petit moi ».
Quittons la posture de l’ingénieur, « qui conçoit
un modèle et tente de l’appliquer au monde », pour
devenir des êtres conscients de leur fragilité. Ainsi
l’abandon de la toute-puissance peut nous délivrer de
la tristesse impuissante. Au lieu de nous projeter dans l’avenir,
habitons d’abord le présent, petit mot dont on oublie
trop souvent qu’il signifie à la fois « maintenant
» et « cadeau ».
La fragilité, par Miguel Benasayag (La Découverte,
). On peut aussi relire Parcours, autobiographie sous forme d’entretiens
(Calmann-Lévy, 2001).
Philippe Merlant
Chronique parue dans La Vie, du 24 mars 2004.
Origine : http://www.place-publique.fr/article600.html
D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout Malgré
Tout |