"Nouveau millénaire, Défis libertaires"
Licence
"GNU / FDL"
attribution
pas de modification
pas d'usage commercial
Copyleft 2001 /2014

Moteur de recherche
interne avec Google
Les " contrechamps " de Miguel Benasayag

Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2001-02-21/2001-02-21-239934

Coauteur, avec Diego Sztulwark, d'un livre intitulé Du contre-pouvoir, le " chercheur militant " Miguel Benasayag invite à la révolution dans la révolution et à " la puissance contre le pouvoir "... Rencontre.

Rétif à l'idée de s'inscrire dans une famille politique bien définie, identifiable et, au fond peut-être, domestiquée dès lors qu'elle porte un nom et qu'elle est reconnue, Miguel Benasayag, philosophe, psychanalyste, auteur, seul ou avec quelques-uns de ses camarades, d'une quinzaine de livres, ex-guerillero guévariste en Argentine, animateur de Malgré Tout, un réseau plus qu'informel rassemblant des Sud-Américains, des Français et des Belges, se définit avant tout chose comme un " militant chercheur ". Son nouveau livre, intitulé Du contre-pouvoir, trompe allégrement le monde, et c'est tant mieux : alors que la couverture est constellée de noms d'associations comme ATTAC, Act Up, les Mères de la Place de Mai..., rien, à l'intérieur, ne permet de le ranger hâtivement au rayon des opuscules sur la " gauche de la gauche ".
Avec rigueur, humour et clairvoyance, Miguel Benasayag observe et - surtout - pense l'émergence d'une nouvelle radicalité désireuse de changer la vie. C'est à la révolution dans la révolution, à la puissance contre le pouvoir, au savoir contre l'information, qu'il nous invite : " Il ne faut pas, écrit-il, se préparer à prendre le pouvoir, attendre de grands soirs en obéissant à des "maîtres libérateurs" ; il faut, dans l'immédiat et sans attendre de lendemains qui chantent, chercher tout à la fois la puissance et la connaissance "... Passage en revue de ces idées parfois iconoclastes et souvent précieuses pour tous ceux qui cherchent, à tâtons et sans modèles, à penser d'autres horizons.

Le " désir " de l'" architecte "... " Je me définis comme militant-chercheur, pour l'opposer au militant comme ça, qui croit qu'avec de la bonne volonté, il va changer le monde. Quand on doit percer une fenêtre dans sa maison, on appelle le copain architecte et la mairie, on prend des mesures et on calcule. Si quelqu'un veut changer le monde, il croit qu'il suffit de décider et " il n'y a qu'à... ". Il n'y a aucun terrain où les gens sont aussi velléitaires qu'à propos du désir de justice. Comme si cette ambition était aussi profonde que la décision de commencer à faire de la gym après les vacances en septembre. Maintenant, il faut essayer de transformer ce désir de justice, de changement, pour qu'il ne soit pas une pulsion adolescente, caractérielle. Pour changer le monde, il faut comprendre ce qui se passe, essayer d'être sérieux.
Rien n'existe par accident et, tout à coup, nous, malins comme nous sommes, nous nous disons qu'il n'y a vraiment qu'à décider de changer. En général, les militants n'aiment pas cette difficulté ; ils aiment se fâcher avec le monde et attendre. Tenter de changer le monde en étant prisonnier de l'idéologie, cela ne mène nulle part. Dans un parti politique, on pense toujours dans le cadre d'une idéologie à laquelle on doit se conformer. Nous, nous n'avons aucune limite : nous avons une foi dans la pensée et, quelque part, un optimisme dans le devenir de l'humanité. Pour nous, les choses sont assez claires : si on pense librement, on trouvera des choses qui seront valables. "

Éloge des " micro-pouvoirs ". " Ce que nous appelons la nouvelle radicalité ou le contre-pouvoir, ce sont bien sûr des associations, des sigles comme ATTAC, Act Up, le DAL. Mais ce sont surtout - et avant tout - une subjectivité et des modes de vie différents. En France aujourd'hui, il y a plein de jeunes qui pratiquent des solidarités concrètes, qui n'ordonnent pas du tout leur vie en fonction de l'argent. Sans être un programme politique, cette nouvelle radicalité est très vivante. Je suis convaincu que, sans transformation par la capillarité, par les " micro-pouvoirs ", comme disait Foucault, il n'y aura jamais de transformation de notre société. Si les gens ne peuvent pas désirer autrement que dans le capitalisme, s'ils ne peuvent pas imaginer leur bonheur au quotidien autrement que capitalistiquement, il n'y aura pas de " bons sauveurs ". Nous ne pouvons pas dire aux gens : " Le capitalisme va faire péter la planète. " Pourquoi ? C'est une vérité, mais tout le monde s'en fiche.
L'autre jour, un patient arrive chez moi, c'est un fou - on dit " psychotique " ou non, peu importe -, en tout cas il venait de faire une crise d'angoisse terrible, il s'est évanoui, il allait très mal. Comment ça ? Il était à table, ce jeune, avec ses parents et son frère ; tout d'un coup, il regarde la télé où l'on parle de la vache folle. Jusque-là, il n'en avait pas entendu parler. Alors il se met à poser des questions. " Mais comment, la vache folle ? " Il était à table et tout à coup, lui, il comprenait qu'on est peut-être en train de nous empoisonner. Il fait une crise d'angoisse terrible, il tombe dans les pommes, il a des gestes qui font peur à tout le monde. Tous les autres, " normaux ", écoutent le désastre dans lequel on vit et continue à manger. Le problème, c'est celui-là : les gens savent bien que le capitalisme est un désastre, mais comme ils ne sont pas assez fous, comme ils sont trop sains, ils ne peuvent pas réagir. Le pouvoir est un pouvoir de représentation, et donc ça ne sert à rien de vouloir changer la représentation.
Ce qu'il faut changer, c'est ce que cette représentation est censée représenter. C'est-à-dire qu'il faut nous changer, nous. Nous changer, nous, non pas individuellement en faisant du zèle, mais nous changer dans des pratiques multiples de solidarité, d'échange, en dehors du capitalisme. "

Un anti-utilitarisme pratique. " Il y a un non-savoir très grand dans notre société, qui est rempli par l'information, ce qui trompe le monde. L'information écrase les gens sous sa masse, elle reste comme un spectacle effrayant, elle nous plonge dans l'impuissance. Plus on dit : " On veut savoir ", plus on nous informe. Nous, avec Malgré Tout, on participe à la création de lieux de non-information dans lesquels des gens essaient de construire des savoirs sur leurs vies.
Les gens savent appuyer sur des boutons, mais ce qui se passe entre l'impulsion et la réponse, la plupart n'en ont aucune idée. On est " informé " que l'économie met tout d'un coup des personnes sur le carreau : mais de ce qui nous touche au plus intime, dans nos vies, on ne sait rien. L'anti-utilitarisme est fondamental. Parce que la vie ne sert à rien, parce qu'aimer ne sert à rien, parce que rien ne sert à rien.

Penser en termes utilitaires, c'est de toute évidence être plus fou que mon patient. Ce qu'il faut, c'est avoir la patience de l'orfèvre, de l'artisan, et construire des savoirs à la base... "...

Thomas Lemahieu


(1) Miguel Benasayag et Diego Sztulwark, Du contre-pouvoir, Éditions La Découverte.
Origine : http://www.humanite.presse.fr/journal/2001-02-21/2001-02-21-239934
D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout  Malgré Tout