|
Origine : http://www.place-publique.fr/article467.html
Philosophe et psychanalyste, ancien combattant contre la dictature
en Argentine, intervenant aujourd’hui au sein du réseau
international No Vox qui réunit les organisations
des "sans", Miguel Benasayag a écrit de nombreux livres (1), dont
l’un sur l’amour (2). Il explique ici pourquoi l’amour
passion - comme du reste l’art, la connaissance scientifique
ou la politique libertaire - nous fait expérimenter le fait d’appartenir
à un "tout" qui nous dépasse. Et nous invite à répondre à l’appel
pour résister à la démolition utilitariste et marchande du monde.
Place publique : Comment en
êtes-vous venu à travailler sur la question de l’amour ?
Miguel Benasayag : Au milieu des années 80, j’ai
écrit un bouquin qui s’appelait La critique
du bonheur. J’y développais l’idée qu’une
société en quête permanente du bonheur est une société condamnée
à la canaillerie et... au malheur, de surcroît ! J’avais
déjà l’intuition que l’amour est quelque chose qui
a peu à voir avec le bonheur ou le malheur, mais que ça, notre
société ne peut pas le comprendre. C’est ce que j’ai
voulu étudier dans un autre livre, Le pari amoureux :
je me suis posé la question de ce qu’était vraiment la passion
amoureuse, quelles étaient les voies de canalisation de l’affect,
comment tout cela était né en Occident et avait changé historiquement.
Et je suis arrivé à la conclusion que ce qui est né en France
voilà mille ans, ce qu’on appelle l’amour-passion,
est profondément subversif. Car il fait partie des trois ou quatre
sujets qui ne seront jamais du côté de l’ordre.
La question qui m’intéresse, ce sont les mouvements qui
nous désubjectivisent. Pour Deleuze ou pour Spinoza, l’amour
n’est pas quelque chose de subjectif. Pour le dire d’une
certaine manière, à travers les amants, l’amour existe.
Mais ce ne sont pas les amants qui s’aiment. L’ordre,
ce serait de dire : "Comme Marinette aime Popaul, l’important
c’est Marinette et Popaul... le crédit épargne-logement,
la bague que tu m’as achetée, où on va vivre, le nombre
d’enfants qu’on aura, quelle éducation on leur donnera...
" Tout cela, c’est la subjectivation à partir d’une
réalité amoureuse. Mais lorsque la subjectivation prend le dessus,
l’amour est déjà mort...
P.P. : Comment, alors, peut-on
définir cet amour ?
M.B. : L’amour, tel que nous le parlons en Occident
depuis Abélard et Héloïse, est ce vécu qui ne s’identifie
ni au lien ni aux individus. Héloïse était une jeune parisienne
brillantissime, de 18 ans, une sorte de féministe avant l’heure
parce qu’elle étudiait, écrivait, jouait de la musique...
En 1080, elle entend parler d’un philosophe révolutionnaire
de 40 ans, Pierre Abélard, et dit à son oncle, qui était chanoine :
"Je veux des cours de philosophie avec Abélard".
Ils font de la philosophie, ils s’aiment, ils jouent de
la flûte, ils se marient en cachette...
Mais quand l’oncle d’Héloïse le découvre, pour punir
Abélard, il paye quelqu’un qui va le châtrer. Abélard s’enferme
alors avec des amis dans un couvent de rebelles. Et Héloïse, à
ce moment-là, décrit leur amour en ces termes : "J’adorais
faire l’amour avec vous. On ne peut plus, mais l’amour,
ce n’est pas ça. J’adorais philosopher avec vous.
On ne peut plus, mais l’amour, ce n’est pas ça. J’aimais
vous voir. On ne peut plus, mais l’amour, ce n’est
pas ça." Elle décline ainsi toutes les formes de l’amour,
mais à chaque fois, elle dégage l’amour de toute forme.
Donc l’amour, tel qu’inventé par Héloïse, est cette
sorte d’énergie érotique, transversale, qui, en donnant
vie à toute forme, ne correspond à aucune forme. Ca n’est
pas non plus platonicien : l’amour ne peut pas exister
sans formes. Mais il ne s’épuise pas dans la forme. Si la
forme quelle qu’elle soit s’identifie avec l’amour,
ce n’est plus de l’amour...
P.P. : N’y a-t-il pas
là un rapport avec les grands mystiques, comme Thérèse d’Avila ?
M.B. : Les mystiques font effectivement le pari d’un
amour sans formes et tentent d’y parvenir à travers une
ascèse. La différence avec l’amour-passion, c’est
que celui-ci engendre des formes, et tente même d’en inventer,
mais sans s’identifier avec aucune de ces formes. C’est
vrai que la passion amoureuse désubjectivise : les amants
sont là juste pour que quelque chose d’autre puisse exister
à travers eux. Mais elle désubjectivise à travers des sujets différents,
à travers les amants. Alors que chez les grands mystiques, l’amour
absolu désubjectivise, un point c’est tout !
P.M. : Pouvez-vous mieux expliquer
ce processus de désubjectivisation ?
M.B. : Je vais prendre un exemple. Je ne suis pas entré
dans la résistance en Argentine pour "faire de la politique",
mais parce que j’étais un hippy qui jouait de la batterie,
que je faisais du théâtre, que j’aimais la vie et que, quand
on aimait la vie, il fallait résister au fascisme... Et chacun
résistait à sa façon. Moi, comme je suis quelqu’un d’assez
méthodique, le jour où je suis arrivé à la conclusion qu’il
fallait une branche armée, j’ai décidé d’en faire
partie. Je ne suis donc pas devenu un combattant par amour de
la politique, mais par un dégoût total, pasolinien, de la politique...
Dans ce combat, j’ai perdu tout le monde, avec la charge
supplémentaire que j’étais le premier - parmi ma femme,
mon frère, les amis les plus proches... - à avoir dit, à un moment
donné, qu’il fallait entrer dans la résistance. Parmi tous
ceux qui m’ont suivi, il n’y a aucun survivant, sauf
moi. Et les gens - les fascistes, les militaires, mais aussi les
partis de gauche - ne comprenaient pas pourquoi on prenait ce
risque-là. La désubjectivation, c’est exactement cela :
pouvoir prendre des risques considérables pour des choses qui
ne te regardent pas en tant que sujet ; là, tu participes
de quelque chose dans laquelle tu acceptes de te dissoudre, au
nom de quelque chose d’autre. Deleuze dit : "Plus on
agit au nom du moi, moins on agit en son propre nom".
Dans l’amour, c’est plus difficile à comprendre :
on croit qu’on y agit en tant que sujet, avec un autre sujet.
Or, l’amour est ce qu’il y a de moins intersubjectif
au monde. Dans l’amour tel qu’Héloïse le décrit, c’est
comme si, à travers chaque amant, l’amour s’aimait.
Dans un état amoureux de ce type, au lieu de dire "Je suis au
plus près de moi", il vaudrait mieux dire : "Cet état me
met au plus loin de moi".
Je suis convaincu que dans chaque couple qui s’aime, il
y a tous les couples du monde et de l’histoire qui sont
en train de s’aimer. C’est pour cela que l’amour,
peut-être qu’il est joyeux au sens philosophique, mais pour
qu’il soit léger, il faut se lever de bonne heure, car c’est
quand même assez lourd !
Deleuze a écrit : "La vie n’est pas quelque chose de
personnel". Autrement dit, la vie consiste à être le plus possible
dans des multiplicités... De même, l’art n’est pas
quelque chose de personnel... Tout créateur, comme tout amant,
est sur ce fil du rasoir : d’un côté, pour vivre cette
passion-là, il doit s’absenter au maximum ; et, en
même temps, c’est bien à travers lui qu’elle existe.
Je crois que c’est sur ce fil du rasoir que tout se joue.
C’est le propre de l’amour, de l’art, de la
politique libertaire (c’est-à-dire la politique qui se préoccupe
de la liberté et de la justice, et non pas de gérer des gens)
et de la recherche scientifique : ces quatre devenirs où
il y a de la passion, et où il y a des vérités...
P.P. : Plutôt que de désubjectivation,
ne s’agit-il pas de distinguer l’ego et le "je" ?
M.B. : Dans mes bouquins plus théoriques, je distingue
la "personne", qui est le sujet traversé par des multiplicités,
et l’"individu", qui serait l’ego "moi-ïque". Il y
a deux citations à ce sujet qui me viennent en tête. La première
est celle de Novalis, qui dit : "Est-ce que tu peux dire
que tu aimes si tu ne trouves pas tout l’univers dans la
personne aimée ?" C’est-à-dire que l’amour n’est
jamais quelque chose en vase clos, quelque chose de personnel
et d’intime, selon Novalis qui, avec Hölderlin, fait partie
des grands romantiques du début du XIXe siècle. Cela veut dire
aussi que si l’autre est trop "chaussure à ton pied", il
faut se méfier !
La seconde citation, de Georges Canguilhem, a davantage à voir
avec le sens. Il constate que "tout organisme vivant a tendance
à développer sa nature, son essence, même au prix de sa survie".
Je pense à une bande de pigeons que je connais. J’essaye
de voir comment ce que je sais de la neurophysiologie s’applique
à eux. Qu’est-ce que j’observe ? Quand je leur
donne à manger, il y a toujours assez pour tous, mais il y a des
pigeons qui, plutôt que de manger, préfèrent perdre leur temps
à chasser ceux qui ne sont pas de la bande. Pourquoi ? C’est
bien parce qu’il y a là quelque chose de leur nature, de
leur essence... Un artiste ne fait pas autre chose : pour
développer sa nature, son essence, il va faire des choses que
son banquier - ou son psychologue - vont considérer comme ridicules
ou pathologiques.
Le film Le peuple migrateur, très beau par
ses images mais très peu scientifique sur le fond, a pour idée
centrale que si tous ces oiseaux volent si loin, c’est pour
aller manger. Pourtant, on voit bien que non : ces petits
oiseaux vont au pôle pour crever de froid et ne rien trouver à
manger ! La nature montre que tous les organismes vivants
ont autre chose à faire que s’assurer leur survie. Ils assurent
leur survie, aussi ! Il n’y a que l’homme occidental,
avec la technique, le consumérisme, le rationalisme, qui a cru
quelque chose d’aussi stupide - et c’est pour ça qu’il
y a l’économisme ou l’urbanisme criminel... - que
de croire que la fonction principale de l’être humain, c’est
la survie, et après seulement la vie !
En psychiatrie, on le voit tous les jours : quand une jeune
femme anorexique arrive en consultation, il y a toujours un toubib
pour dire : "Il faut d’abord qu’elle grossisse,
après on s’occupera de sa vie... " Et il se met le doigt
dans l’œil ! Il ne faut pas manger pour vivre ;
il faut vivre - dans le sens de désir - pour manger. Lorsque ces
jeunes femmes arrivent à débloquer un désir, elles se remettent
à manger : parce qu’on désire, on mange. Et c’est
pareil pour les oiseaux : parce qu’ils migrent, ils
mangent, et non l’inverse. C’est cela la confusion :
un oiseau migrateur n’est pas migrateur génétiquement ;
il faut encore qu’il migre. C’est le devenir. Autrement
dit, personne n’EST d’un point de vue de stabilité ;
il faut pouvoir le faire, il faut devenir, il faut assumer ce
que l’on est.
C’est pour cela que, dans l’amour, la déclaration
amoureuse est gravissime. Dire "Je t’aime", ça ne veut rien
dire, parce qu’il n’y a que des actes d’amour.
Tout reste à faire. C’est en cela aussi que l’amour
est subversif.
P.P. : Vous vous insurgez contre
tous les experts qui prétendent nous expliquer comment aimer...
M.B. : Dans notre société, il y a des sexologues, des
psychologues, des conseillers matrimoniaux qui sont là pour dire
comme il faut bien s’aimer... alors même que l’amour
est un pur dysfonctionnement pour la personne qui "tombe" en amour...
La seule question qui se pose est de savoir si elle aura le courage
de vivre ces dysfonctionnements. Car il n’y a aucune raison
pour que l’amour protège nos fonctions vitales. Il n’y
a aucune raison pour que l’amour nous rende heureux. Il
n’y a aucune raison pour que l’amour nous garantisse
qu’on aura une vie bien construite.
Il me semble qu’il ne faut pas trop psychologiser ces questions-là.
La psychologie est une dimension, mais elle n’est qu’une
des dimensions. Toute personne qui parle de l’amour d’un
point de vue "psy" confond les soubassements avec ce qui se passe.
C’est comme si on expliquait un tableau de Dali en décrivant
les matières et les couleurs qui le composent : on a raison,
bien sûr, sauf que le tableau lui-même est passé à l’as !
Le problème des "psys", c’est qu’ils confondent les
émotions avec les sentiments. Les émotions, c’est ce qu’on
sent d’un point de vue factuel ; mettre des sentiments
là-dessus, c’est un pas abusif. Moi, en tant que psy, je
n’ai rien à dire sur l’amour ! Sauf en tant que
clinicien : dire que c’est terrible comme les gens
confondent l’amour avec le lien. L’autre jour, dans
ma consultation, la mère adoptive de deux enfants m’a dit :
"Miguel, je ne les aime pas !" Je lui ai dit : "Bien
sûr. Je le sais depuis longtemps... Mais ça ne gomme en rien le
lien." Elle est partie libérée car elle souffrait avec cette idée
qu’il lui fallait aimer.
P.P. : Vous pensez qu’il
faut absolument distinguer l’amour et le lien ?
M.B. : Souvent, les gens pensent que, puisqu’il
n’y a plus d’amour, il n’y a plus de lien...
Alors, ils se séparent, et après ils vont très mal ! Parce
qu’ils se sont trompés : ce n’est pas parce qu’il
n’y a pas d’amour qu’il n’y a pas de lien.
L’un des problèmes graves de notre société, c’est
que nous n’osons pas aimer (parce que ça fait très peur,
cette "non-forme" créatrice de toute forme) mais que nous ne nous
sentons pas non plus responsables des liens. Dans des sociétés
comme les pays arabes, où les gens ne se marient pas par amour
mais par lien, l’amour existe toujours "de traviole", mais
on s’unit par des liens, et les gens s’en sentent
responsables.
A nous, tout cela nous semble horrible, car nous croyons que nous
sommes dans l’amour. Or, la plupart du temps, nous ne sommes
ni dans l’amour ni dans le lien. Parce que l’amour
c’est trop, et le lien ce n’est pas assez ! C’est
pour ça que 10 000 vieux peuvent mourir de la chaleur un été en
France : parce que nous ne sommes pas dans l’amour
de "mémé-pépé", mais nous n’assumons pas non plus le lien.
On voit très bien tout cela dans les films américains : ils
se disent tous "I love you", avant de raccrocher... C’est
pour faire semblant que le lien est fondé sur l’amour. Mais
plus on fait semblant, moins il y a de lien et moins il y a d’amour !
Le lien, c’est ce qui dit qu’entre toi et moi, il
y a quelque chose qui existe. C’est constater que je ne
peux pas continuer ma vie si toi, tu vas mal. Je peux tourner
le dos au lien, je peux éviter le lien, je peux créer le lien,
je peux être un salaud dans le lien... mais c’est quelque
chose qui dit que je ne finis pas dans les limites de mon corps :
c’est cela, le lien.
Heureusement qu’il peut y avoir des liens sans amour !
Sinon, vous imaginez : l’amour est quelque chose de
beaucoup trop chaud, beaucoup trop déstructurant, beaucoup trop
subversif... Tant qu’existe l’amour, le lien reste
très fragile, parce que très peu sclérosé. Si tous les liens étaient
fondés sur l’amour, ce serait un vrai désastre !
P.P. : Comment reconnaît-on
ces quatre passions porteuses de vérités qui nous dépassent ?
M.B. : Se lancer dans la passion, comme l’a expliqué
Sartre, signifie s’engager en ignorant où on va. Dans la
passion amoureuse, qu’est-ce qui fait peur, sinon une ignorance
qu’il faut assumer et qui est consubstantielle avec l’amour ?
Si on sait trop où l’on va, il y a quelque chose du côté
du lien, donc de la "visibilité" ou du "moi" ; mais plus
il y a de "moi" personnel, moins il y a de place pour la passion.
On a tendance à croire que l’état amoureux est un état dans
lequel on existe en tant que soi. Or, l’état amoureux, à
l’instar de l’art, de la politique libertaire ou de
la recherche scientifique, suppose que, plus on est vraiment dans
la chose, moins on existe soi-même. Dans l’amour, on peut
aller jusqu’à la remise en cause de sa propre survie biologique.
Voilà pourquoi on ne peut pas assimiler, comme le fait l’Occident,
amour et bonheur.
Le bonheur est quelque chose qui a à voir avec un tas de composantes,
très aléatoires, donc qui peut être là ou n’être pas là :
ça va, ça vient... On ne peut donc pas dire que le fait d’être
heureux soit une sorte de symptôme de l’état amoureux :
parfois oui, parfois non. C’est comme un peintre qui est
en train de souffrir pour réaliser un tableau. Il est écrasé par
son art, et il y a toujours quelqu’un pour lui dire :
"Mais au moins, tu es heureux". Et le peintre, il a envie de le
tuer, de lui dire : "Mais qu’est-ce que tu veux que
ça me foute, espèce de connard !". C’est une agression
de dire à un créateur qu’il est heureux... Parfois il peut
être d’un bonheur total, parfois dans un malheur absolu,
mais c’est autre chose qui oriente sa vie. Notre société
est dans l’incapacité totale de comprendre que, dans l’amour
comme dans l’art, le bonheur est de surcroît.
P.P. : Vous critiquez les illusions
de l’Occident sur l’amour. Comment se passe, de ce
point de vue, la rencontre avec les jeunes issus de l’immigration ?
M.B. : Je suis convaincu que l’érotisme est une
"boucle autonome" (d’un point de vue physiologique, cela
veut dire un élément qui - comme les cellules photosensibles d’un
papillon qui le poussent à aller vers la lumière - fonctionne
de façon autonome par rapport à l’ensemble). On passe notre
temps à chercher à théoriser pourquoi on bande, pourquoi on mouille,
pourquoi on s’excite... à vouloir expliquer cela par le
"plus" ou "moins" d’amour... alors que l’érotisme
s’explique très bien par l’observation des comportements
animaux : on se reconnaît à tous les coups quand on voit
une femelle qui bouge les fesses, ou bien un mâle dominant malheureux
s’il y en a une qui ne le regarde pas...
Les sociétés traditionnelles arrivent assez bien à "gérer" ces
boucles autonomes en les réprimant pour qu’elles ne désorganisent
pas trop la société. Gérer assez bien, attention : cela veut
dire aussi l’excision ou l’enfermement des femmes...
En Amérique latine, c’est autre chose : cette boucle
autonome est acceptée, et les gens savent quoi faire avec. A Buenos
Aires, par exemple, tous les trois pâtés de maisons, il y a un
"hôtel de passe" pour les couples illégitimes ! Il y a le
discours officiel qui dit "Nous sommes fidèles", mais tout le
monde couche avec tout le monde... Il y a une sorte d’acceptation
de la chose, qui vient du mélange entre les noirs africains, les
indiens, les européens...
L’Occident, lui, a fait le pari de l’émancipation
des femmes. C’est un pari ontologique : une société
qui a 100 % de ses corps et de ses cerveaux libérés est plus puissante
qu’une société qui n’en a que 25 % (il faut compter
qu’un homme qui soumet une femme est lui-même à moitié soumis) !
Cette déterritorialisation des boucles autonomes a produit une
puissance énorme, mais l’Occident cherche a posteriori à
se donner de bonnes raisons : c’est pour la liberté,
c’est pour l’amour. Résultat : les gens culpabilisent
tout le temps parce qu’ils s’excitent là où il ne
faudrait pas s’exciter...
On voit ainsi apparaître trois modèles de gestion de la boucle
autonome érotique : celui de la répression, dans les pays
du Maghreb ou d’Orient ; celui de la banalisation,
en Amérique latine ; et celui de l’Occident, où l’on
ne sait pas trop quoi faire avec ça... Ici, un devenir amoureux
peut coïncider avec la boucle autonome érotique, mais il peut
aussi ne pas coïncider. Or, on continue à faire comme si le pas
en avant qu’avait fait l’Occident sur cette question
était au nom de l’amour et de la liberté. Quand les gens
venus d’Orient trouvent chez nous cette déterritorialisation,
d’abord ça les excite beaucoup, ça leur plait mais ça leur
fait aussi très peur...
Nous sommes arrivés à un point où la déconstruction des liens
est beaucoup trop forte. Le fait historique majeur, aujourd’hui,
c’est que l’être humain, du fait de la puissance de
la technique et de la science, est à la veille de pouvoir modifier
son espèce... alors même que nous sommes plus enfantins que jamais,
parce que plus déboussolés que jamais !
P.P. : N’est-ce pas ce
qui explique la ré-émergence du droit ?
M.B. : Oui, mais seulement comme nécessité. Le droit
arrive comme quelqu’un d’essoufflé, quand les choses
importantes se sont déjà passées. Le droit ne peut pas créer du
lien. Le problème, aujourd’hui, c’est qu’il
n’y a plus rien de sacré. Au sein du conseil national d’éthique,
quand les représentants des religions interviennent, ils parlent
de choses qui ne renvoient à rien. Ils s’expriment "au nom
du sacré de la vie", et les scientifiques se disent : "Mais
de quoi tu me parles, à moi qui travaille sur des molécules ?"
Notre société ne sait plus au nom de quoi orienter ou limiter
ces pratiques. Notre société ne connaît plus les "au nom de quoi ?"
C’est pourquoi beaucoup de jeunes se tournent vers les intégrismes
de tous poils : ils cherchent un totem qui établisse des
tabous.
Je crois qu’il faut vraiment tout faire pour résister à
la démolition utilitariste et marchande du monde. Il faut répondre
à l’appel, ne pas dévier le regard. Il faut vraiment s’oublier,
même plus que ce que l’on souhaiterait. Non pas dans une
vision ascétique - l’ascétisme est puant parce que c’est
moral -, mais dans une recherche d’une vie qui ne soit
pas simplement cette merde ! Qui doit faire cela ? Chacun
de nous est appelé, à la façon d’un oiseau migrateur, et
doit partir. Chacun de nous, à travers une infinité d’affinités
électives, entend cet appel-là. Cet appel, on peut l’oublier,
l’écraser, ou on peut l’entendre, mais c’est
une question d’exercice quotidien. Dans son Phédre,
Platon dit : "Les hommes sont des anges déchus. Mais il y
en a parmi eux qui sentent encore la démangeaison des ailes."
A 50 ans, malheureusement (je dis malheureusement parce que toute
ma vie j’ai lutté contre cela), je suis convaincu que Platon
a raison quand il parle de "certains" seulement.
Il faut renoncer à vouloir "éveiller" les gens. Ni l’art,
ni la science, ni l’amour, ni la résistance politique n’ont
besoin d’une masse de gens pour exister. C’est pourquoi
j’adhère à l’idée de "devenirs minoritaires" chère
à Deleuze : nous n’avons pas à devenir majoritaires,
nous avons à créer de multiples devenirs minoritaires. C’est
là que réside mon optimisme, mais il est freiné par le fait que
tout le monde aujourd’hui, y compris à gauche ou à l’extrême
gauche, tente de tenir une parole majoritaire. Le devenir minoritaire
- en amour comme en politique - consiste à écarter tout modèle
global. Les devenirs minoritaires n’ont qu’à faire
l’effort d’exister. Et au milieu de la jungle, au
milieu de l’oubli, au milieu de la tristesse... des liens,
des appels, des réponses, des échos se font. Les choses se font
comme ça : tout à coup, au fond du trou, il y a comme un
appel. On peut l’entendre, ou ne pas l’entendre. Ce
qui est sûr, c’est que plus on commence à entendre, plus
on a l’oreille fine...
P.P. : Cette démangeaison des
ailes peut-elle devenir contagieuse ?
M.B. : Je ne suis pas un pédagogue mais un passeur. La
première responsabilité d’un passeur, c’est de sentir
là où il y a quelqu’un qui sent les mêmes choses que lui.
Je me promène comme un martien sur la terre, et c’est un
profond bonheur chaque fois que je trouve un autre martien !
C’est pour ça, par exemple, que je m’investis dans
le mouvement alternatif, même si j’y suis très minoritaire.
Soit on est dans les miradors, soit on est en bas : dans
les miradors, il peut y avoir des positions de gauche ou même
d’extrême gauche, mais cela reste des miradors... Et ceux
qui sont là-haut détestent ceux qui ne veulent pas monter parce
qu’ils savent très bien que ces contestataires continueront
de les emmerder... Etre un passeur, c’est n’être jamais
du côté du pouvoir, donc se moquer de la notoriété et s’installer
dans la durée.
P.P. : L’art, la recherche
scientifique ou la politique libertaire ont leurs propres finalités.
Mais l’amour ? Qu’est-ce qui fait que ça vaut
le coup d’y aller ? Qu’est-ce que ça produit
pour le genre humain ?
M.B. : Personne n’est obligé de
vivre, ne serait-ce qu’un seul jour, dans l’une de
ces quatre procédures-là. On peut vivre dans des procédures de
l’immédiat, de l’individu, sur le mode "Après moi,
le déluge !". Mais il nous est donné la possibilité de déborder
cette forme un peu fermée, qui n’est qu’une illusion.
Même sur un plan physiologique, c’est une illusion de penser
que je finis là où finit ma peau. Nous sommes dans un bouillon
d’atomes et d’énergies : il y a des singularités,
mais elles sont incompréhensibles si elles ne font pas partie
d’un tout...
Alors, qu’est-ce qu’on a à gagner ou à perdre ?
Le problème, c’est qu’il y a deux modes de pensée
concernant le "gagner" ou le "perdre". Il y a un mode individualiste,
utilitariste, qui consiste à parier sur son existence en tant
qu’individu. Mais il nous est donné la possibilité de déborder
cela en nous intéressant à des questions profondément scientifiques
pour lesquelles tout cela est un mystère total. Ces questions-là,
ça fait appel chez certains, et chez d’autres non... Personnellement,
je pourrais mourir plutôt que d’arrêter ces recherches-là.
L’amour est une autre de ces procédures à travers lesquelles
on éprouve la joie existentielle de participer à un tout. Spinoza
parle de ces expériences à travers lesquelles on éprouve cette
vérité que ce qui existe en nous a toujours existé et existera
toujours, donc on réalise qu’on est éternels. Non pas immortels,
dit Spinoza, mais éternels. C’est-à-dire qu’à travers
des questions scientifiques, à travers l’art, à travers
certains gestes libertaires et à travers l’amour, les hommes
et les femmes (et, j’en suis convaincu, les bêtes) expérimentent
cet "au-delà" de notre personne.
P.P. : Vous dites que la passion
nous tombe dessus : nous n’avons donc aucune possibilité
d’en être acteur ?
M.B. : L’Occident s’est construit
sur une culture qui croyait que, pour être libre, il fallait dominer.
Dominer la nature, ses instincts, ses passions... Les gens qui
viennent s’allonger sur le divan ne viennent pas chercher
autre chose : apprendre à maîtriser des boucles autonomes
qui échappent de tous les coins pour être libres. L’Occident
pense que tout destin est fatalité. Le grand défi de notre époque,
c’est de réarticuler l’idée de liberté, non comme
libre-arbitre mais comme assomption du destin. Car qui n’assume
pas son destin se le reçoit sur la gueule comme fatalité. Le destin,
c’est l’appel : ce n’est pas moi qui décide
de tomber amoureux, ce n’est pas moi qui décide que telle
couleur va me travailler toute ma vie ou que le théâtre me happe.
Nous sommes tous une résultante - au sens physique - de données
multiples. Parmi ces données, le "moi" n’est pas ce qui
dirige, c’est juste un élément de plus. Ce que nous nommons,
d’un point de vue scientifique, "essence" ou "destinée"
n’a rien à voir avec la transcendance. Les appels que nous
ressentons ont à voir avec une multitude de données (notre histoire,
notre peuple, les climats, l’écologie, les étoiles...).
Le problème de l’Occident, c’est qu’il croit
que la conscience devrait orienter la résultante, alors qu’elle
n’est qu’un élément de plus. Quand nous sommes happés,
nous expérimentons que nous sommes une multiplicité qui ne s’identifie
pas avec notre personne ou notre carte d’identité. Les romantiques
allemands avaient parfaitement compris cela.
Cette résultante, mouvante et changeante bien sûr, c’est
ce qu’on appelle le "destin" de quelqu’un. Alors,
plus je veux être moi, moins j’existe puisque je m’identifie
avec un seul élément de la multiplicité. Un toxicomane identifie
sa multiplicité à une seule boucle, et il en souffre. Mais l’homme
d’affaires est dans la même impasse, puisqu’il identifie
sa multiplicité à une seule boucle : gagner des sous. Et
l’homme de pouvoir, idem.
Dans l’amour, on est happé, au milieu de sa tranquillité,
par un devenir amoureux qui vient déranger l’équilibre qu’on
peut avoir. Alors qu’est-ce qu’on peut demander à
l’amour ? Rien, car ce n’est pas notre partenaire.
On peut juste essayer de l’assumer en apprenant petit à
petit - et c’est un chemin lent et infinitésimal - à ne
pas tout détruire ou à se suicider ou à casser tous les liens
parce que la passion est trop forte. C’est un apprentissage,
à l’instar du peintre : celui qui est happé au début
par deux ou trois couleurs et quelques formes, il doit apprendre
petit à petit. Si tu es happé, et bien tu dois te mettre à travailler.
Ca peut sembler aberrant, mais l’amour c’est exactement
le même devenir. Il s’agit d’explorer, comme le peintre,
les nouveaux sentiments, les nouveaux liens, les nouveaux rapports...
Si on crie "ça y ’est !", on tue l’amour. C’est
la fainéantise du monde qui refuse de passer par le chemin de
dépouillement qu’a suivi un Miles Davis, par exemple. Le
désir, ce n’est que de l’appel au travail.
Propos recueillis par Philippe Merlant
(à partir d’une intervention au Théâtre de Chelles, devant
la compagnie NAJE, le 23 novembre 2003)
(1) Citons notamment, parmi les plus récents :
- La fabrication de l’information (avec
Florence Aubenas, La Découverte, 1999) ;
- Parcours (Calmann-Lévy, 2001) ;
- Résister, c’est créer (avec Florence
Aubenas, La Découverte, 2002) ;
- Che Guevara. Du mythe à l’homme - aller-retour
(Bayard, 2003).
(2) Le pari amoureux (avec D. Scavino, La
Découverte, 1995)
Origine : http://www.place-publique.fr/article467.html
D'autres textes de Miguel Benasayag et du Collectif Malgré Tout Malgré
Tout
|