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Origine : http://www.mediationsphilosophiques.fr/article-de-journal/philosophie-de-marx-%C3%A0- deleuze-guattari-la-d%C3%A9mocratie-micropolitique-de-ranci%C3%A8re
« Il faut que chacun s'affirme dans la position singulière qu'il occupe, qu'il la fasse vivre, qu'il l'articule avec d'autres processus de singularisation, et qu'il résiste à toutes les entreprises de nivellement de la subjectivité »
F.Guattari Micropolitique p.71
« Le processus de l'égalité est celui de la différence »
J.Rancière Aux bords du politique p.90
Marx a créé le concept d'idéologie. L'idéologie est un concept qui met au jour l'intolérable dans la situation d'aliénation du prolétariat. Dans une société soumise à la lutte des classes, l'ensemble de la population croit à des valeurs (par exemple la sacralité de la propriété privé et la justice comme illusion compensatrice qui y est attachée) et cette croyance illusoire justifie un fonctionnement social concrètement intolérable. Le concept d'idéologie quand il est pensé permet de remettre le monde sur ses pieds et de voir l'intolérable là où une illusion commandait nos appréhensions du monde. Ce concept corrige notre vision des choses en tant qu'elle est pilotée par un système de valeur fausses qui nous leurre. Le concept d'idéologie permet un recul intellectuel critique qui nous fait penser la réalité en sautant par- dessus les valeurs coutumières illusoires établies. Cependant, ce concept est-il encore aujourd'hui assez actuel pour relever les défis de pensée politique contemporains? F.Guattari pensait que non, et son profond respect de Marx l'a amené à prolonger le marxisme (créer de nouveaux concepts dans un même élan créatif) et non à vouloir le répéter (ressasser les même concepts dans le respect castrateur du « Maître »). Ainsi est né le concept de subjectivation.
La subjectivation telle que l'entend F.Guattari est un concept qui permet de croiser et de prolonger le concept d'idéologie au sens de Marx et le concept de « complexe » au sens de Freud. Dans son extension même, la subjectivation porte l'idée d'un renversement idéologique dans la construction de l'inconscient lui-même. Les retombées d'une telle idée sont très fortes, car l'inconscient devient directement et fondamentalement politique (et inversement), il ne recouvre plus une simple petite affaire privée (mon rapport à papa, maman dans l'oedipe), mais une affaire collective et donc politique au sens fort. L'inconscient est une affaire commune car la société comme maillage d'interrelations proliférantes et processuelles « nous » crée un inconscient autant que c'est cette création d'inconscient qui est le politique en lui-même. Mais attention dans ce « nous » il faut entendre une part de création qui « me » revient tout autant qu'elle revient à un « nous » social et collectif ; c'est là où le sujet n'est plus un ego transcendantal isolé dans sa superbe indépendance. Le sujet c'est une création comme un air de musique. L'artiste le créé, d'accord, mais avant lui, après lui et en même temps que lui d'autres lui font créer et en un sens permettent cette création et y contribuent tout autant que l'artiste lui même. L'artiste est dans cette idée un « agencement collectif d'énonciation ». Il a l'air de parler tout seul dans son coin mais en fait dans sa bouche c'est un peuple qui s'énonce. Il n'y a pas différents niveaux hiérarchisés (individu, classe sociale, ensemble d'une population), mais des fonctionnements entre différentes pièces de machines qui vont de l'avant en créant d'un même élan le socius et les sujets. La possibilité de la création est fondamentale, car elle permet de laisser une ouverture au nouveau et donc à la résistance comme comportement déviant et vecteur de nouvelles façons (peut-être plus glorieuses et plus légères) de vivre. La subjectivation est le processus humain qui permet de laisser penser l'apparition de points de résistance (Foucault). C'est à dire de processus de création de soi (autopoïése) qui viennent transversaliser les processus d'assujettissements qui nous assignent une identité, une norme, un fonctionnement impuissanté. Hors du pouvoir qui inhibe la puissance, il y a la création qui la portée à un plus haut degré. Mais porté à un niveau de politique pratique et concrète une pensée de la subjectivation est vouée à rencontrer une antinomie : comment penser une construction politique commune si le Moi est vicié car simple porteur de normes impuissantées ? Comment se mettre d'accord et penser des institutions si ce qui doit nous mettre en harmonie est du domaine de processus inconscients machiniques? Le paradoxe est d'avoir d'un côté une pensée de la création de nouveauté (de la « singularisation » de l'« hétérogénése ») (Guattari) et de l'autre l' impératif pragmatique d'un vivre-ensemble comme seule perspective sociale tolérable. Arriver à résorber cette antinomie (d'un côté la création comme initiative singulière et de l'autre la création d'un accord commun) est la seule manière de pouvoir fonder une pensée politique véritablement actuelle et efficiente.
I La subjectivation un concept transversal et égalitaire
Rancière définit la subjectivation comme une transversalité au sein des identités policées par la politique. La police attribue des identités et des normes, elle fixe des stabilités. Ces identités nous différencient (tu es pauvre, tu es ouvrier, tu es un bobo, etc). Si la subjectivation se différencie de l'assujettissement, c'est en ce sens que se subjectiver est un processus créatif alors que être assujetti c'est être plié dans un réseau stratifié de normes et d'identités dichotomisantes (femme/homme, pauvre/riche, hétérosexuel/homosexuel, etc, et si tu n'es pas l'un alors tu es l'autre). D'un coté une échappée vers un dehors où on ne peux plus être reconnu faute de catégories et d'identité à attribuer (« devenir- imperceptible » au sens de Deleuze-Guattari) et de l'autre on est strié de part en part par des identités figées. Ainsi se subjectiver, c'est se placer « entre » des identités, c'est tracer une relation d'altérité, dessiner un champ où l'altérité peut fonctionner comme vecteur multipolaire dynamique et créatif. C'est faire l'égalité dans le sens où les gens ne sont ensemble que pour autant qu'ils se déplacent « entre » ce qui les différencie (identité). Quand je parle ici d'altérité ce n'est pas l'autre comme figure universelle d'une altérité transcendante, non, c'est tout simplement le « différend » celui qui est autre mais toujours de façon singulière. Se subjectiver, c'est se défaire de son identité qui porte en elle même la coupure définitive avec d'autres identités pour se mettre dans une dynamique de « devenir » (Deleuze-Guattari), c'est-à-dire de trouver une marge d'indiscernabilité avec un dehors (animal, minorité sociale) qui puisse permettre la création d'un fonctionnement relationnel (moi- altérité) qui dissolve les identités sclérosantes (les mêmes moi-altérité) et m'amène ailleurs, sur un autre univers de possibles (hors des moi-altérité qui ne fonctionnent que par identification et pas par subjectivation), autre univers de possible qui est l'espace propre de toute création (autant artistique, que politique ou scientifique). La relation (l' « entre » de la subjectivation) va prendre le pas sur les pôles (identification identitaire statique), elle est première en droit, car c'est en réalité elle qui est la condition d'apparition des pôles. Il reste que le concept de subjectivation, s'il tient à faire fondre les fixations identitaires, met à mal le concept de classe sociale entendue comme appartenance normée. Il devient alors impossible de continuer à penser le politique comme nous avons l'habitude de le faire.
II Actualiser la notion marxienne de prolétariat : le « devenir-femme »
Pourtant, Rancière est encore attaché à Marx quand il prend comme point d'appui de sa pensée de l'égalité la notion de prolétariat. En effet, le prolétariat c'est la classe des sansclasses, celle des outcasts. Il sont « la citoyenneté et son déni », il sont aux « bords du politique ». Par là il rejoint littéralement la position de Marx qui pose le prolétariat comme la classe qui parce qu'elle n'a rien, peut toucher à l'universalité d'une revendication politique qui dépasse la revendication identitaire et particulière de telle classe. Rancière prend l'exemple du bourgeois anarchiste Blanqui qui lors de son procès décline sa profession par le terme « prolétaire ». Pour le tribunal, prolétaire n'est pas une profession au sens juridique, car pour Blanqui prolétaire est une position politique. Se revendiquer prolétaire est un moyen de sortir du jeu de rôle identitaire juridique pour passer le seuil du politique comme lieu de la différence, de « l'entre » les identités. Se placer à la marge, se placer aux marges de toutes les identités pour les déjouer. Sortir de la politique (la police) pour entrer dans le politique (le lieu de l'égalité). La classe prolétaire est donc dans cette idée, un opérateur de déclassification.
Il me semble que ce que fait Rancière avec la notion de prolétariat, Guattari le fait avec le concept de « devenir-femme ». Et de façon peut être plus actuelle, plus féconde et efficiente.
Guattari et Deleuze créent le concept de « devenir », particulièrement connu par les célèbres « devenir-animaux », le plus souvent compris de travers. Un « devenir » c'est un processus qui m'amène dans une zone d'indiscernabilité avec autre chose, zone où je ne joue plus mon rôle identitaire mais où je crée un fonctionnement original. Par exemple un homme dans un devenir chien ne va pas faire le chien (identité) mais il va avoir quelque chose du chien qui compose avec lui (par exemple il va mettre des chaussures à ses pieds et ses mains d'où un problème pour nouer les derniers lacets). Il n'est plus homme, il n'est pas chien, il compose quelque chose d'original et de créatif, un « devenir ». « Devenir » est toujours créatif et donc toujours problématique. Guattari accorde au « devenir-femme » un rôle fondamental dans sa pensée. Il faut comprendre que la position de « femme » dans l'occident capitaliste résulte d'une alternative dichotomique. Car nous vivons l'hégémonie de l'homme blanc qui constitue l'évidence (Coluche : « c'est l'histoire d'un mec, euh, un mec normal ... blanc quoi »). Il y a donc dichotomie homme/femme, et si tu n'es pas un homme, eh bien tu es une femme. La femme se définit comme non-homme. Ainsi, l'homosexuel forcément efféminé (la tante) ou sur-viril (le baraqué en blouson noir avec des chaînes), d'où la place créative du queers qui est entre ces identités.
La femme est donc en un sens la catégorie résiduelle de ce qui ne répond pas au critère dominant homme. Bien sûr, femme est aussi une identité stratifiée mais en tant que positionnée en non- homme la catégorie femme peut ouvrir sur le minoritaire comme ce qui traverse les champs individués (identifiés), bref ce qui est « entre » les identités instituées. C'est en ce sens que Blanqui est dans un « devenir-femme » quand il répond au tribunal qu'il est un prolétaire alors qu'il est issu d'un milieu bourgeois. C'est un mouvement identique qui fait dire à Rimbaud « je suis une bête, un nègre ». Je suis dans la minorité, je suis le flux, « je est un autre ». Et alors je peux montrer l'intolérable absurdité injuste de ce monde. La subjectivation est un « devenir ». Il faut devenir autre pour atteindre à une mise en acte de l'égalité qui n'a pas de sens dans la conservation d'identité par elle-même injuste.
Ce qui devient alors problématique c'est la mise en oeuvre d'une politique concrète. Car c'est bien beau ce concept de « devenir » mais on en fait quoi au juste ? Dans le sens où Rancière garde vivante la notion de prolétariat, il actualise l'idée de lutte des classes et le programme politique reste identifiable. Mais est ce réellement un avantage ? Et si Guattari conceptualise le « devenir-femme » c'est en abandonnant la lutte des classes. Mais au profit de quoi ?
III Vers une « micropolitique » émancipatrice
La question fondamentale c'est : est-ce que le politique est toujours revendication politique ? Faire une révolution ou même aménager un mieux vivre ensemble est-ce toujours « le » gagner de haute lutte ? Et d'abord gagner quoi ? S'il y a quelque chose à gagner c'est foutu d'avance. Car ce qu'il faut comprendre c'est que le mieux vivre n'est pas combler un manque. Le « manque » si on en fait une généalogie simpliste, c'est une idée qui nous colle depuis longtemps. De l'amour comme « manque » dans le Banquet de Platon, à la castration comme « manque » du phallus dans la psychanalyse, l'idée de « manque » est toujours celle d'une absence intolérable qui amène un désir négatif de combler ce « manque ». C'est l'idée d'un moteur négatif pour un désir second et réactif. Et si le « manque » était une présence, la présence de l'absence ? Ça voudrait dire que le désir est premier, qu'il est actif et pas réactif, qu'il n'est pas là pour combler un manque mais pour être fondamentalement créatif. Il n'y a pas un vide originel à combler mais un processus créatif à épouser (appelons ça Flux, Nature, Énergie, etc de toute façon on s'en fout, ça ira jamais, et si on nous accuse d'offrir un dernier refuge aux vestiges du transcendant et bien on dira qu'on ne voulait pas parler de métaphysique mais de modèles sans réalité extérieure à leur efficience pratique en psychanalyse clinique et en politique ; l'important étant de penser pour pouvoir agir concrètement sur notre monde).
Alors ce qui devient important c'est le désir. Et ce que l'on voudrait savoir c'est comment ça se fait que Blanqui ait eu le désir de se réclamer prolétaire. Car il est indéniable que ce désir est bon en tant qu'il désamorce les stratifications identitaires et qu'il va dans le sens d'une richesse créative qui est d'une densité supérieure en terme de possibilité. Par cette action déclarative (Blanqui devant son tribunal), ce n'est plus Blanqui qu'on juge (désarroi de l'exécutif devant la mise au jour de la mascarade identitaire), c'est le politique qui déborde, c'est du collectif qui s'agence et qui pousse à la création politique. Grâce à Rancière, on comprend que c'est aussi de l'égalité que l'on met en place, que l'on fait fonctionner. C'est le monde qui veut fluidifier les fixations identitaires fascistes pour faire fondre les stratifications de l'intolérable. Dans ce cadre, il est certain que la notion de lutte des classes et même celle de revendication politique font office d'outils trop lourds et grossiers et c'est toute un micropolitique du désir qui est à penser dans ce type de phénomènes. Contre un usinage conceptuel lourd, il faudrait à présent se concentrer sur une nanotechnologie conceptuelle du désir pour une pensée politique actuelle et concrète seul frein égalitaire contre le fléau néo-libéral intolérable.
Dans cette perspective, les problèmes sont réorientés. La politique n'est plus un problème de lutte et de revendication, elle devient micropolitique car elle se concentre sur l'émergence du nouveau, sur la création. Ce qui compte c'est le désir et la joie, et comment les impulser au coeur du collectif. Car un processus de subjectivation, bien que lancé par une minorité, voire par une seule personne (« nous sommes tous des groupuscules »), concerne toujours un collectif « virtuel » qui va tendre, s'il est assez fécond, à se disséminer, à s'actualiser, à croître en tout sens tout en restant pluriel et ouvert à de nouvelles créations prolifiques. C'est ce que Guattari appel un « agencement collectif d'énonciation ». Et là, c'est toute une micropolitique du désir que la pensée de Guattari nous permet de mettre en place. Il faut avoir envie. S'investir dans le collectif c'est avoir envie de créer sa vie avec les autres, c'est avoir envie de s'organiser et de travailler ensemble à ce que sera demain: créer l'égalité et démocratiser la démocratie. Et si nous ne le prenons pas en main aujourd'hui, d'autres beaucoup plus incompétents, s'occupent déjà de nous préparer un monde irrespirable et névrotique dont nous sentons déjà pleinement la nocivité.
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