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Microphysique du pouvoir chez Michel Foucault
Clément Lefranc

Origine : N° Spécial N° 3 - Mai -Juin 2005
Foucault, Derrida, Deleuze : Pensées rebelles
http://www.scienceshumaines.com/

Le pouvoir n'est pas d'abord, aux yeux de Michel Foucault, l'attribut de l'État. Il est présent dans toutes les institutions : prison, école, usine, famille ou disciplines scientifiques. La société disciplinaire et normalisatrice transforme l'individu en matière à travailler, en courbe à redresser.

Michel Foucault propose une lecture du pouvoir en termes de rapports de force multiples, d'ampleur microsociologique et structurant les activités des hommes en société. Autrement dit, le pouvoir n'est pas décelable en un lieu précis (Assemblée nationale, conseils d'administration, grandes firmes...), mais se définit au contraire par son ubiquité. C'est une sorte de flux qui traverse et connecte l'ensemble des éléments du corps social. Certes, M. Foucault reconnaît volontiers l'importance des institutions étatiques comme outils de normalisation des conduites privées, mais il postule également que le pouvoir les déborde largement.

Sa thèse s'oppose plus explicitement aux analyses qui associent pouvoir et formes extérieures de domination. Face aux juristes, il soutient que le pouvoir ne peut être associé à un ensemble de dispositifs légaux qui ont pour but de soumettre les citoyens aux normes édictées par l'Etat. Face aux psychanalystes, il ne décrit pas seulement le pouvoir sous l'angle des figures symboliques du père, de la loi, etc. Face aux marxistes, il différencie pouvoir et système général de domination, exercé par des institutions répressives, des fameux « appareils idéologiques d'Etat » (comme l'école ou la justice) décrits par Louis Althusser. M. Foucault se distingue enfin des théoriciens de l'élite (Vilfredo Pareto, Charles W. Mills) pour qui le pouvoir est une denrée rare dont la possession permet d'opposer élite et masse. Son approche du pouvoir, conçu comme une sorte de courant électrique incapable de se focaliser dans des institutions, fait rebondir l'analyse sur un tout autre terrain. En effet, pour M. Foucault, le pouvoir agit directement sur le corps. Au coeur même de l'usine, de la famille, de la caserne, il s'exprime sous forme de règlements, disciplines, injonctions qui font du corps une matière à travailler. Il s'agit par exemple, avec le capitalisme naissant, de couler l'énergie sauvage dont disposent les hommes dans un moule disciplinaire, de la dompter afin de la transformer en force de travail.

Dans La Volonté de savoir (1976), M. Foucault précise sa pensée en attribuant quatre caractéristiques au pouvoir :

- Le pouvoir est immanent : il n'est pas unifié par le haut, mais s'exerce dans des « foyers locaux » (rapports entre pénitent et confesseur, employé et employeur, enfant et éducateur...).

- Le pouvoir varie en permanence : il y a d'incessantes modifications dans les rapports de force (entre enfant et éducateur, employé et employeur...), dont ne saurait rendre compte l'analyse traditionnelle des institutions.

- Le pouvoir s'inscrit dans un double conditionnement : en dépit de son caractère microphysique, il obéit également à une logique globale qui permet de caractériser une société à une époque donnée.

- Le pouvoir est indissociable du savoir : tout point d'exercice du pouvoir dans une société moderne est également un lieu de formation du savoir (sur le vivant, la folie, le sexe mais aussi la petite enfance ou l'art de produire...). De façon symétrique, tout savoir établi permet et assure l'exercice d'un pouvoir. Par exemple, l'extraction administrative du savoir (démographie, criminologie...) est une manière de connaître la population pour mieux la gouverner et la contrôler.
De la punition à la surveillance

Un des objets privilégiés de l'analyse de M. Foucault concerne l'histoire de l'exclusion, du contrôle et de l'enfermement. Dans Surveiller et punir (1975), il pose la question suivante : à quels impératifs répond la naissance des institutions carcérales qui se développent massivement à partir de la seconde moitié du xviiie siècle en Europe ? Pour lui, ce siècle est une charnière dans l'histoire de la punition. Jusqu'alors, la punition est mise en scène : les exécutions mêlent condamnés et population, on torture et supplicie sur la place publique. Puis, à la fin du xviiie siècle, « la sombre fête punitive est en train de s'éteindre (1) ». La punition est désormais pensée comme foyer de violence ; elle devient, de ce fait, la face cachée du processus pénal.

Avec le siècle des Lumières, au cours duquel l'on ne cesse de célébrer raison et liberté, se met en place un schéma d'humanisation des peines. La punition corporelle est progressivement remplacée par l'emprisonnement : il s'agit moins de supplicier que de corriger, grâce à un système d'« orthopédie sociale ». Cependant, cette humanisation n'est pas le produit d'une raison bienveillante, mais plutôt une réaction à l'incapacité de l'Ancien Régime à faire face aux profondes mutations qui le tenaillent. On s'aperçoit alors qu'il est plus efficace de surveiller que de punir. S'ouvre ainsi l'ère de la normalisation : en instituant des normes, en produisant la figure du délinquant et en justifiant de la sorte un contrôle serré, le xviiie siècle accouche d'une forme inédite de discipline sociale.

Le modèle le plus pur de cette approche est, pour M. Foucault, le « panopticon », construction carcérale proposée en 1791 par le philosophe utilitariste Jeremy Bentham. Il s'agit d'un bâtiment semi-circulaire divisé en cellules. Dans chacune d'elles se trouve un prisonnier visible depuis une tour centrale. Les détenus ne peuvent savoir, par contre, s'ils sont ou non observés. Expression d'une obsession de rationalisation, le panopticon n'est qu'une des formes du système d'orthopédie sociale qui se met en place.

Genèse de la société disciplinaire

En se multipliant, ces machines à contrôler et à dresser les corps que sont la prison, l'usine, l'école..., vont créer un nouvel univers, la société disciplinaire.

Celle-ci répond à diverses mutations majeures (démographique, économique, politique, technologique) auxquelles l'Ancien Régime ne pouvait faire face. Il faut notamment articuler de manière optimale la croissance démographique avec le développement du système de production (accumulation du capital). La réponse à ce double problème prend la forme d'une « microphysique du pouvoir » caractérisée par trois nouveautés. Tout d'abord, l'échelle du contrôle : il ne s'agit pas de traiter le corps globalement, comme une unité indissociable, mais d'exercer sur lui une coercition ténue au niveau des mouvements et attitudes. Ensuite, ce contrôle s'exerce non plus sur les éléments signifiants de la conduite ou sur le langage du corps, mais sur l'économie, l'efficacité des mouvements : « La seule cérémonie qui importe vraiment, c'est celle de l'exercice (2). » Enfin, la modalité du contrôle : une coercition constante veille sur les processus de l'activité plutôt que sur ses résultats et quadrille au plus près le temps, l'espace, les mouvements. On peut appeler « disciplines » ces méthodes qui autorisent le contrôle minutieux des opérations du corps. Elles deviennent, au xviiie siècle, des formules générales de domination dans les casernes, hôpitaux, écoles, usines et prisons. Le premier impératif, c'est de répartir les individus dans l'espace selon un principe de clôture : c'est le moment du grand renfermement. Il faut assigner les masses mouvantes (qu'elles soient composées de vagabonds, de militaires, d'ouvriers ou d'élèves) dans des endroits cernés en attribuant à chaque individu sa place et son rang. Il faut ensuite contrôler l'activité par la mise en place d'emplois du temps qui rationalisent l'action. Enfin, le travail rendu obligatoire donne lieu à un contrôle serré.

Par une pédagogie du mouvement, par la notation et le classement des individus, par la surveillance hiérarchique, la société disciplinaire individualise la masse anonyme. Bref, par la surveillance, la normalisation et la mise à l'écart, on traque l'enfant, le fou, le délinquant, le malade... Dès lors, « quoi d'étonnant, en conclut M. Foucault, si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui tous ressemblent aux prisons (3) ? »


NOTES

[1] M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, 1975, rééd. Gallimard, coll. « Tel », 2OO3.

[2] Ibid.

[3] Ibid.

REFERENCES
Cet article procède du texte « Microphysique du pouvoir », publié dans Sciences Humaines, n° 44, novembre 1994.