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La métropolisation. Une clé de lecture de l'organisation contemporaine des espaces géographiques
Guy Di Méo
Publié dans L'Information géographique, 2010/3 (Vol. 74) Éditeur Armand Colin Page 23-38


Origine : http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=LIG_743_0023

1 - Comment cerner la métropolisation ?

Pour l’étymologie, la métropolisation c’est le développement des « villes mères ». Historiquement, depuis les temps pré modernes, les métropoles ou plutôt leurs sociétés, leurs élites, leurs oligarchies sont les interlocutrices privilégiées de celles d’autres villes qu’elles contrôlent et qu’elles dominent, qu’elles intègrent dans leur mouvance et dans leurs réseaux d’échanges. Fortes de leur puissance économique et politique, de leur capacité permanente d’innovation, ces oligarchies métropolitaines fournissent aux populations de leurs cités vassales, depuis l’Antiquité, des services rares (monétaires, financiers, économiques, marchands, culturels...), voire stratégiques (politiques, diplomatiques, militaires), contre des prestations ou des biens plus banals (matières premières, sources d’énergie, travail peu spécialisé...), réputés de moindre valeur. Le mode de production mercantiliste, concomitant de la première modernité européenne (à partir du xvie siècle), associa cette forme d’exploitation économique à l’exercice d’une domination politique brutale, doublée d’une hégémonie que concrétisait l’exclusif colonial. La montée en puissance du mode de production capitaliste (deuxième modernité amorcée au xviiie siècle) ne ruina pas le colonialisme, bien au contraire. La colonisation fut active durant tout le xixe siècle et les métropoles (notion élargie de la ville à tout le territoire de l’État-nation colonisateur) gardèrent, jusqu’au milieu du xxe siècle, leurs aires nationales et impériales de rapports quasi exclusifs avec des villes et des territoires demeurant sous leur contrôle politique. En revanche, la forme post-fordiste (troisième modernité inaugurée avec les années 1960) de l’évolution du mode de production capitaliste, plus encore le triomphe planétaire progressif du néolibéralisme, facilité par la « chute des murs » des pays communistes, à la fin du xxe siècle, ont modifié la fonction métropolitaine. L’ère de la métropolisation universelle naquit alors. Les acteurs de ces nouvelles métropoles ménagent désormais entre eux des rapports plus souples, plus intenses et plus denses que jadis. Dans la mesure où la quasi-totalité des couches sociales des populations du monde dépendent de ces flux, les centres émetteurs des métropoles qui les diffusent s’affirment plus omnipotents que jamais. Ce sont eux qui répandent un souffle néolibéral balayant désormais toute la planète. Il n’est plus guère de lieu du monde qui échappe à l’influence et à l’autorité de ces métropoles qui vivent au rythme d’un capitalisme mondialisé. La métropolisation, c’est cette volonté et cette capacité d’intégration fonctionnelle globale, de contrôle par les mécanismes de l’urbanisation d’espaces toujours plus vastes, placés sous l’autorité de cités, de centres opérant en réseau... Jusqu’à constituer, par-delà la ville proprement dite, une sorte d’entité unique et virtuelle (toile) d’échelle mondiale.

Dans ces conditions, les métropoles, leurs réseaux assument et diffusent une série de fonctions essentielles : politiques, économiques, culturelles. Ce sont avant tout des lieux stratégiques de production, de diffusion et de captage de l’information. Elles construisent une armature mondiale, une sorte de tissu de centralités combinant logiques hiérarchique et résiliaire (Knox, Taylor, 2000 ; Taylor, 2003). Depuis quelques décennies, il s’agit en fait de « mères » toujours plus possessives, toujours plus hybrides et multiethniques, organisatrices majeures d’un espace géographique reproduisant la texture d’une toile qui génère d’énormes ressources. Ce constat pose un premier problème : si le phénomène acquiert de nos jours une ampleur universelle, matérialisée par le déferlement des nappes urbaines qu’il produit ; métropoles des pays riches et des pays pauvres, celles des puissants et celles des dominés ne logent pas à la même enseigne. Le fossé entre les différents niveaux métropolitains, à l’échelle de la planète, entre le Nord et le Sud, comme à l’échelle des territoires nationaux, entre capitales et métropoles régionales, ne tend-il pas, d’ailleurs, à s’approfondir ? On sait que x millions d’habitants, regroupés dans une agglomération urbaine des pays du Sud, ne représentent pas la valeur économique, le pouvoir politique et la capacité de communication ou de production d’information de son équivalent démographique au Nord. Dès lors, peut-on aborder de la même façon les unes et les autres ? Mexico et New York, de taille voisine, mais au PIB double pour la seconde de celui de la première, se classent-elles dans la même catégorie ? A priori non.

À l’échelle de phénomènes urbains qui tendent à se régionaliser (Scott, 2000) du fait de leur consommation croissante d’espace (régions métropolitaines), la métropolisation ne se confond pas avec l’urbanisation stricto sensu, pas plus qu’elle ne s’identifie totalement avec la globalisation (global city de Saskia Sassen, 1 996). Comme l’observe David Mangin (2009), « ce qui différencie en premier lieu une métropole d’une agglomération ordinaire, c’est un réseau supplémentaire d’infrastructures permettant des liaisons intercontinentales (hubs aériens, ferroviaires, routiers) ». De plus, la métropolisation s’esquisse, dans sa forme de contrôle régional ouvrant sur de multiples connexions d’échelles supérieures, à partir d’un seuil minimal de quelques centaines de milliers d’habitants (avoisinant le million ? soit de 400 à 500 agglomérations, environ, dans le monde) se répartissant, dans une même logique de bassin d’activités plus ou moins unifié, autour d’un ou de plusieurs centres plus citadins. Les plus peuplées constituent quant à elles des ensembles territoriaux regroupant une, deux ou trois dizaines de millions d’individus. Christian Vandermotten (2009) rappelle que les métropoles se distinguent des autres agglomérations, en général de taille plus modeste, par le « haut niveau qualitatif de leurs fonctions » et par « leur forte insertion dans des réseaux mondiaux ». Il ajoute qu’elles « concentrent les structures de commandement économique, en particulier les sièges des grandes entreprises multinationales » et qu’elles « fixent les bureaux des sociétés financières et des firmes de services aux entreprises de niveau mondial ».

Ainsi, toutes les urbanisations, toutes les excroissances périphériques des villes, tous les phénomènes observables de diffusion urbaine ne relèvent pas forcément de la métropolisation. Autour des villes petites et moyennes (jusqu’à des agglomérations de l’ordre de 200 000 ou 300 000 habitants en Europe et en Amérique, comptant de 500 000 à 1 million d’habitants de l’Inde à la Chine), l’installation récente et invasive de nouveaux résidants ne traduit pas, à première vue, un phénomène de métropolisation. Indirectement pourtant, même dans le cas de ces entités urbaines encore modestes, l’influence métropolitaine ne fait souvent guère de doute. L’étalement urbain qu’elles affichent, son intensité et ses formes, dépend de la position de ces villes (petites ou moyennes) dans l’orbite ou non d’une métropole régionale, nationale, a fortiori mondiale (Robinson, 2006). Il peut résulter de la situation de ces agglomérations au contact de plusieurs aires d’influences métropolitaines, voire de leur inscription dans un tissu métropolitain plus dense. Ce dernier type s’observe au sein des rubans et nappes de métropolisation continue des mégapoles de l’Europe rhénane et de ses marges françaises, italiennes, suisses ou germaniques et nordiques, dans celles du nord-est américain, du Japon central, de la Chine littorale du sud, du bassin élargi de Londres et de celui de la Californie méridionale, etc.

Ces phénomènes polymorphes de métropolisation participent de l’ère de la mondialisation et de la globalisation, du triomphe des techniques de l’information et de la communication (TIC), de l’emprise du secteur des services sur toute l’économie (post-fordisme), des moyens de transport rapides, de la mobilité généralisée (Jouve, Lefèvre, 1999). Ils tirent parti et profit d’un temps contemporain où les connexités topologiques, celles de flux parcourant des réseaux interurbains de systèmes de transports/communications rapides, détrônent en partie les continuités et les contiguïtés topographiques. Un auteur comme Jean-Paul Ferrier (2005) résume bien ce propos quand il affirme que le terme de « métropolisation » ne fait que désigner le stade actuel de la territorialisation des régions du monde parcourues par les logiques du capitalisme néolibéral et soumises à d’intenses mutations de tous ordres. Ceci quelle que soit leur position dans une hiérarchie désormais mondiale, ou leur disposition sur un échiquier les confrontant dans un nouvel esprit de compétition interterritoriale où les enjeux économiques sont primordiaux.

Au sein de ces nappes d’urbanisation, de nouvelles structures géographiques de vie fondées sur les déplacements entre résidence et lieu de travail, mais aussi maints autres sites (consommation, loisir, vie sociale, formation, etc.) se dessinent. C’est tout juste si chaque habitant ne construit pas à la carte son propre espace de vie dans cette mosaïque, avec ses lieux, ses rapports sociaux spécifiques et ses trajets particuliers. Ainsi, l’univers de chacun s’inscrit dans une véritable « métapole » (Ascher, 1995) dépassant les limites traditionnelles de la ville pour s’étendre, au-delà même des espaces physiquement pratiqués, jusqu’aux mondes virtuels de l’« hypertexte », des « hyperespaces » de l’Internet et des médias, cet univers des « mobilités virtuelles » dont parle Jean Viard. Un univers qui est aussi celui, bien concret, de la toile métropolitaine internationale, de ses synapses, de ses arcs de graphe, de ses mailles interstitielles. De fait, les technologies de l’information et de la communication recombinent les rapports individuels aux lieux fréquentés et vécus, dans un espace élargi jusqu’au simulacre, espace dont elles encouragent, du coup, l’infinie fragmentation.

La métropolisation qui se déroule selon les processus spatiaux de la diffusion urbaine, donne souvent des formes d’occupation du sol plus diluées et plus ruralisées que celles de la ville compacte d’antan. À ce titre, certains auteurs ne parlent-ils pas, d’ailleurs, de la fin des villes (Choay, 1994) ? Quoi qu’il en soit, ces formes, planifiées ou plus spontanées sinon chaotiques, ménagent de nouveaux types de paysages, d’équipements et d’habitats, de rapports tant sociaux que spatiaux, de déplacement des habitants, mais aussi d’activités économiques, de gestion et d’appropriation des lieux, d’espaces vacants ou en attente d’affectation, de modes de gouvernance, de nuisances également… On notera que dans cet univers changeant, en mutation constante, l’innovation sociale, territoriale, politique et économique est à l’œuvre. Elle ne naît pas forcément de l’application stricte et centralisée de règles et de normes, mais plutôt de bricolages incessants réalisés par l’ingénierie aménagiste locale, de détournements de procédures inadaptées aux conditions fluctuantes du développement, d’improvisations et de ruses innombrables suscitées par l’urgence des décisions et des mesures (sociales, urbanistiques, etc.) à prendre.

Précisons encore que les systèmes sociaux métropolitains constituent aussi d’implacables machines à trier et à canaliser les individus. Ils distribuent et répartissent hommes et femmes selon leurs moyens économiques, parfois en fonction de leurs appartenances ethniques et culturelles. Même sans qu’une coercition réelle soit exercée par des appareils ou des agents ouvertement répressifs, la métropolisation assigne (au moins économiquement) à résidence. Elle confère une ampleur accrue aux phénomènes anciens de ségrégation/segmentation sociale et spatiale (Harvey, 2009). D’une part, elle multiplie des bunkers de nantis : gated communities et autres aires d’habitat complètement fermées. D’autre part, elle isole des ghettos défavorisés, plus ou moins abandonnés, selon les pays, par la puissance publique.

2- Une tension entre processus spécifiques et génériques

Du fait de ses liens étroits avec la mondialisation, la métropolisation concerne, avec tout de même de sérieuses nuances, aussi bien les grandes agglomérations urbaines des pays du Sud que celles des pays du Nord. Elle les touche selon des modalités à la fois génériques et spécifiques. La part des unes et des autres se situe d’ailleurs au cœur des problématiques de la métropolisation. Rem Koolhaas (2001) ne se demande-t-il pas si la ville en général, la métropole en particulier « n’évacue pas, de nos jours, la notion d’identité ? ». En effet, si l’identité d’un ensemble urbain quelconque dérive de l’aspect matériel de son histoire, du contexte patrimonial spécifique qu’il décrit, on peut penser avec R. Koolhaas que cette mémoire identitaire court inéluctablement à sa perte : « Le passé finira un jour par devenir trop petit pour être partagé et habité par les vivants. » Ce sera l’ère de la Generic City.

Reste cependant que l’identité, le patrimoine, l’esprit d’une ville/métropole, d’un lieu, d’un territoire s’édifient en permanence, sans relâche, en fonction du présent, tout en puisant dans les vestiges d’un passé sélectionné. Dans ces conditions, que la « ville (métropole) générique » gagne du terrain, ce n’est pas douteux. Il n’empêche que dans l’ordre des représentations, de l’idéel et des symboles, l’originalité des lieux et des villes perdure. Mieux, l’ordre des (nouveaux) mondes métropolitains paraît avoir besoin de cette différence culturelle, d’une singularité ressentie comme une richesse territoriale, comme une ressource d’innovation et de développement durable. L’identité est devenue essentielle dans la concurrence que se livrent villes et métropoles pour attirer, par exemple, une main-d’œuvre de très haut niveau de formation (matière grise essentielle à la métropolisation). Seules, peut-être, les nouvelles métropoles d’Asie, éventuellement d’Afrique, semblent susceptibles d’admettre le principe de la tabula rasa à partir de laquelle se déchaînerait la métropolisation. Encore faudrait-il y regarder de plus près (les pays en développement ne sont pas les pays émergents ou les « dragons » asiatiques) et remarquer qu’une cité État métropolitaine comme Singapour s’efforce, à partir de son récent passé britannique, de se doter d’une dimension patrimoniale susceptible de la distinguer de ses voisins. Quant à Dar es-Salaam, située dans un pays pauvre (Tanzanie), le chaos de sa métropolisation actuelle (économiquement et politiquement modeste, mais spatialement étendue) ne la coupe pas de ses racines swahilies (Calas, 2006).

Au demeurant, qui nous dit que les identités métropolitaines continueront à se définir exclusivement à partir des signes historiques et culturels accumulés dans le centre de leurs villes anciennes ? Il y a fort à parier, et l’on en voit déjà pointer quelques prémices, que l’identité se forgera aussi en périphérie, dans les aires neuves de la métropolisation. À ce niveau, il convient de poser, à nouveau avec R. Koolhaas, le problème majeur de la contradiction des centres : à la fois condamnés à la condition d’espace « le plus ancien et le plus neuf, le plus fixé et le plus dynamique » ; donc contraints à une adaptation constante et coûteuse. Dans ces conditions, à quel avenir sont-ils promis ? Faudra-t-il, comme au cœur de l’aire métropolitaine de Zurich, que des couches successives de centralités (centres commerciaux, hôtels et restaurants, banques avec leurs chambres fortes, laboratoires et bureaux) s’entassent dans la profondeur du sous-sol urbain ? Sorte de réplique inversée de l’univers des gratte-ciel, si typique d’autres métropoles.

Déjà, de nos jours, la centralité métropolitaine, considérée dans une optique fonctionnelle, ne se confond plus nécessairement avec le centre géométrique de la ville ou de l’agglomération, ou même avec son centre d’affaires (Gaschet, Lacour, 2002). Elle prend, dans le corps métropolitain, des formes très diversifiées ; parfois elle devient virtuelle, échappe à tout lieu repérable. Certes, à New York et à Londres, la centralité métropolitaine demeure dans le centre d’affaires et autour de lui, au cœur ou à proximité raisonnable des centres historiques. Mais à Zurich et à Francfort, elle se diffuse déjà dans une zone métropolitaine plus étendue, une sorte de grille d’activités économiques intenses, composée de nœuds reliés par des réseaux numériques ; le tout conférant à la centralité métropolitaine une quasi-dimension régionale, celle de la Suisse, celle de la Rhénanie et bien plus (Scott, 2000). À un niveau géographique supérieur de la métropolisation, on peut faire l’hypothèse de l’émergence d’une nouvelle centralité métropolitaine supra territoriale et transnationale, virtuelle et géographiquement insaisissable (Castells, 1989, 1996). Il s’agit du réseau, constitué en partie d’espace numérique (cyberespace, celui surtout des marchés financiers), reliant les principales places de la mondialisation/globalisation : New York, Londres, Tokyo, mais aussi Paris, Francfort, Zurich, Amsterdam, Los Angeles, Sydney, Hongkong et, au-delà, Madrid, Barcelone, Milan… Sans omettre désormais Shanghai, Bangkok, Séoul, Taipei, São Paulo, Mexico, Bombay (Mumbai)… (Allen, Massey, Pryke, 1999 ; Robinson, 2004).

Ces rapports topologiques quasiment délocalisés entrent, ça et là, en conflit avec des logiques territoriales plus ancrées et plus assises, plus topographiques. Celles-ci n’encadrent-elles pas toujours l’architecture des pouvoirs politiques et la gestion du domaine public ? N’imprègnent-elles pas encore les représentations individuelles et sociales de l’identité et de l’appartenance ? Ne martèlent-elles pas les exigences de la vie quotidienne : économie résidentielle de proximité, consommation, services de nécessité courante, etc. ? En réalité, les logiques globales de réseau profitent, plus qu’elles ne pâtissent, des tyrannies d’une proximité nécessaire aux populations les plus fragiles (solidarité). Ces effets de proximité ne se bornent pas aux sphères de l’habiter, ils servent aussi le développement des activités les plus prestigieuses et les plus stratégiques de production, de finance et de recherche (effet dit de cluster). On sait que celles-ci exploitent les facettes de la ressource territoriale métropolitaine : paysage et cadre de vie agréables, services rares aux entreprises, proximités politiques, rapports marchands et non marchands entre acteurs économiques, image locale attractive et valorisante, moyens de communication rapides et commodes, offre culturelle et de loisirs abondante, de qualité, définissant une couleur locale, pluriethnique et originale (Fujita, Thisse, 2002)… Sans parler du « facteur assuranciel » (Veltz, 1996) ! Pour les entreprises comme pour les salariés, retrouver un marché ou un emploi dans une métropole est plus aisé que dans une agglomération de moindre taille.

Notons que les caractères uniformisateurs de la métropolisation/mondialisation se heurtent aux aspirations de libre expression et d’indépendance que manifestent des communautés (Shatkin, 2007) et des individus toujours plus rétifs à se fondre dans la masse (montée du communautarisme et de l’individualisme). Ces habitants, en quête d’une nouvelle citoyenneté/citadinité, réclament en effet des régimes de gestion plus spécifiques, plus autonomes, plus participatifs (Booth, Jouve, 2004). Dans certains cas, les solidarités sociales fléchissent. Les catégories les plus favorisées refusent parfois de contribuer au coût de l’intégration sociale et territoriale de groupes, de communautés plus modestes ou ethniquement différentes. Dans la nappe métropolitaine, ceux qui disposent des meilleurs avantages souhaitent fréquemment en jouir avec le moins de partage possible. Dans les territoires qui prennent forme, les habitants aisés recherchent des niches protégées. Des territoires de club dont les résidants se choisissent en fonction de leur âge, de leur niveau de ressources, voire de diverses données culturelles (communautaires) voient le jour. Dans certains régimes d’administration locale, aux États-Unis par exemple, la puissance publique délègue la planification et la gestion de tels territoires à leurs occupants, (auto)triés sur le volet. Ainsi se met en place une puissante machine ségrégative.

3 - Des mutations de tous ordres débordant la ville

Les effets de la métropolisation tendent à toucher, comme on l’a vu plus haut, l’ensemble des territoires de la planète. D’abord parce qu’elle provoque un changement radical (quantitatif et qualitatif) de tous les processus (en chaîne) d’urbanisation ; ensuite parce qu’elle joue (quoique de façon plus indirecte) sur toutes les procédures de déconstruction et de recomposition ou de requalification territoriales qui se produisent dans son ombre portée.

Dans le mot « métropole », on sait qu’il y a « pole » certes, polis, la ville, mais le « pôle », c’est aussi un point qui attire dans un champ magnétique, métaphore possible d’un espace géographique et social obéissant à des lois relationnelles. S’il attire, c’est que le pôle rayonne, qu’il exerce une influence sur son environnement. Cette attraction décrit dans l’espace un gradient ; elle s’atténue avec la distance si elle n’est pas réactivée par des polarisations secondaires, si elle n’est pas réamorcée par des relais de la métropole. Au fur et à mesure que l’influence du pôle s’épuise ou se ranime (grâce aux relais) avec la distance, elle engendre des jeux d’échelles qui fondent de nouvelles unités géographiques. Certaines s’identifient à des formes spatiales plus ou moins territorialisées. Il en est ainsi des aires d’agglomération, des espaces de « métapolisation » de François Ascher (1995), mais également des régions métropolitaines intégrées aux systèmes centraux à différents degrés ou, au contraire, non polarisées, délaissées et isolées d’Alain Reynaud (1981). Ces ensembles géographiques s’affichent parfois comme de nouvelles productions de territoires intermédiaires, ou de systèmes interterritoriaux plus ou moins lâches (Vanier, 2008), luttant contre le chaos des espaces mondialisés et la déterritorialisation croissante de leurs résidants mobiles.

A contrario, des formes géographiques plus fluides se dessinent aussi. Elles épousent une structure de réseau à l’intérieur de laquelle les flux circulent du global vers le local, au rythme des grands mouvements internationaux de capitaux, de pouvoirs et d’influences, d’informations et d’innovations. À petite échelle, un système monde s’amorce de la sorte, omniprésent dans certains domaines comme celui de la finance. Des concrétions d’organisations et de territoires supra nationaux le renforcent, à l’image de l’ALENA nordaméricaine ou de l’Union Européenne, véritable fer de lance, sur le vieux continent, de la diffusion du néolibéralisme à l’anglo-saxonne. À ce jeu, la métropole risque de perdre son lieu, elle devient envahissante et néanmoins introuvable, quasiment virtuelle. Ce sont les villes globales (New York, Londres, Tokyo…) qui mènent le bal.

On constate que le double mouvement de polarisation/diffusion des flux s’ancre dans un scénario dual de territorialisation de proximité et de connexion à distance. Ces contradictions stimulent et décrivent une interaction de la quasi-totalité des lieux terrestres que la métropolisation articule selon leurs dotations différentielles de facteurs de production. Ce mode de production (post) ou (néo)fordiste, piloté par les flux financiers, se caractérise aussi par la montée en puissance d’une économie des services qui écrase, sans la supprimer pour autant, celle de la production des biens. Celle-ci a par ailleurs toujours besoin de bassins de main-d’œuvre bon marché, médiocrement qualifiée, qui s’éloignent des pays du Nord.

Redistribuant les cartes de la production à partir de ces constats, les pouvoirs d’entreprises et publics des grandes métropoles interviennent sur l’échiquier mondial de manière rationnelle. Ils installent la recherche, les phases productives et les services les plus exigeants de savoirs dans les clusters des espaces métropolitains centraux et de certains pays émergents : Bangalore, Hyderabad en Inde, par exemple. Dans ces derniers pays ou dans les espaces en transition de l’ancien monde communiste, les entreprises localisent ou délocalisent les séquences plus banales de la production des biens et des services, recherchant des coûts allégés de main-d’œuvre. À vrai dire, les grandes firmes ne se livrent pas seules à ces pratiques. Tous leurs sous-traitants de moindre taille, y compris les petites et moyennes entreprises, procèdent, à des degrés divers, de la même façon… Quand elles le peuvent.

Cette logique économique majeure accorde donc une place de choix aux économies d’échelles et de réseaux, sans mépriser pour autant les économies plus sédentaires de proximité. La notion de cluster ou de « pôle de compétitivité » (Porter, 1998), à la fois exigeante en externalités situées (entreprises, centres de formation et de recherche, etc.), mais aussi en insertion au sein de réseaux diversifiés et mondialisés, fournit une bonne synthèse des processus de métropolisation. Ainsi faudrait-il nuancer le point de vue de Manuel Castells pour qui les villes d’aujourd’hui tendraient à devenir les interfaces d’un « espace des flux », se substituant à un « espace des lieux » (Castells, 1998). Le succès dans la compétition économique internationale ne tient-il pas, justement, à la préservation d’un équilibre harmonieux entre connexion au réseau mondial des flux et génie des lieux ?

Dominées par celles du Nord, les métropoles qui se dessinent en Amérique latine, en Asie et en Afrique paraissent aussi plus mouvantes. Leurs populations pauvres et instables, leurs infrastructures inexistantes ou menacées, leur urbanisme et planification spatiale bien timides… Tous ces traits semblent révéler les contours d’une crise permanente. Elles développent néanmoins des lieux et des territoires de proximité débordant de vitalité et d’innovation. Les carences des systèmes urbains traditionnels (transports, eau, assainissement, traitement moderne des déchets, sanitaire, urbanisme et planification spatiale, etc.) n’entravent en rien leur croissance. Bien au contraire, elles ont donné naissance à des systèmes alternatifs souvent ingénieux qui imposent une redéfinition des notions d’infrastructure de transport, de stabilité et d’ordre urbain. Comme le remarque un groupe de chercheurs de Harvard, cité par R. Koolhaas (2001), le fonctionnement de ces mégalopoles (plus sans doute que métropoles), « illustre l’efficacité de systèmes et d’agents considérés (par ailleurs) comme marginaux, liminaires, informels ou illégaux par rapport au concept traditionnel de ville ». Pour nombre d’urbanistes, les mégalopoles du Sud, y compris d’Afrique, proposeraient rien moins que des manières inusitées d’envisager la ville (métropole) moderne. Selon ces mêmes auteurs, les grosses agglomérations africaines représenteraient « un cas d’école, extrême et paradigmatique de villes à l’avant-garde de la modernité globalisante ». Elles nous obligeraient à repenser la métropole elle-même et son futur (Soja, 1996).

En attendant, elles s’inscrivent déjà dans des réseaux mondialisés originaux, parfois distincts de ceux du Nord, bien que reliés à ceux-ci. C’est peut-être dans ces deux domaines de l’innovation marginale et de la formation de réseaux de l’informel, du traitement des restes (voire des déchets) des nations riches que se situent les ressorts les plus spécifiques et les perspectives les plus futuristes de cette métropolisation paradoxale des pays du Sud. Pourtant, notamment dans les économies émergentes d’Asie, cette métropolisation des pauvres s’arrime aussi au réseau des riches et pas seulement pour ce qui concerne l’art d’accommoder leurs restes. En Chine du Sud, la métropolisation des rives du delta de la Rivière des Perles en porte témoignage. Là, sur 400 kilomètres, cinq agglomérations se rejoignent pour former, de Hong Kong à Macao en passant par Shenzhen, Guangzhou (l’ancienne Canton) et Zhuhai, une aire métropolitaine en pleine croissance, forte de plus de 12 millions d’habitants. Ses zones économiques spéciales constituent un banc d’essai du libéralisme livrant à bas prix, dans des conditions d’exploitation extrême de la main-d’œuvre, des produits pour les marchés du Nord. L’urbanisme et la construction d’équipements (surtout autoroutiers) s’y révèlent tout aussi expérimentaux et aléatoires, offrant d’incroyables distorsions entre projets et résultats bâtis, structures conçues et appropriées. On pourrait également parler, dans ce cas, d’une métropolisation entre port et ville, vivant au rythme d’une conteneurisation massive des échanges. Shenzen figure d’ailleurs parmi les premiers ports de commerce du monde. Elle construit un corridor métropolitain de flux, au moins jusqu’à Guangzhou, située au fond de la Rivière des Perles. Ce modèle se vérifierait dans nombre de nouveaux sites métropolitains de l’Extrême-Orient asiatique : corridor Shanghai/Nanjing ou, en Corée, Pusan/Séoul, etc. Ces ensembles territoriaux métropolitains asiatiques s’installent, sans conteste et de plain-pied, dans le réseau mondial de la globalisation.

Différent est le cas du quartier d’Alaba, situé à l’ouest de Lagos, au Nigeria, au cœur d’un espace métropolitain accueillant, elle aussi, une quinzaine de millions d’habitants. C’est par ce quartier que passent les trois quarts du commerce des matériels électroniques de l’Afrique de l’Ouest. Il s’agit, en majorité, de produits d’occasion et de biens recyclés, matériaux venus du Nord, transformés au prix d’énormes risques sanitaires encourus par les travailleurs qui manipulent leurs dangereux composants. Fondé sur la proximité et l’entassement d’innombrables ateliers et commerces, Alaba trouve place au cœur d’un vaste réseau d’échanges, lié pour ses approvisionnements aux métropoles du Nord. Outre Lagos, ses nœuds importants s’appellent Cotonou, Lomé, Accra, Abidjan, Niamey et Conakry, mais aussi Moscou, Mumbai (Bombay), São Paulo, Taipei, Singapour, Séoul et surtout Dubaï. Ainsi, ce quartier de Lagos, participant à un vaste marché mondial des biens électroniques de seconde main, ne prospère qu’en fonction des liens noués par des acteurs locaux qui savent allier le commerce international à la production locale d’hybrides électroniques, l’esprit de réseau et l’esprit de lieu.

À la lumière de ces exemples, on admettra que la métropolisation tend à nuancer le sens d’expressions dichotomiques qui présidaient habituellement aux analyses géographiques : centre et périphérie, espace public et espace privé, rural et urbain, etc. Ces binômes et ces partages posent aujourd’hui question et invitent à discussion. C’est dans ce but que les « Atlas éclectiques » (Stefano Boeri, 2006) se proposent de rechercher de nouvelles correspondances entre les éléments spatiaux métropolitains, les mots que nous utilisons pour les nommer et les images mentales que nous projetons sur eux. D’un point de vue méthodologique, les angles de vue ouverts sur les espaces métropolitains méritent en effet d’être élargis. Aux approches privilégiant le texte, le plan, la carte, la photographie, tous prétendument objectifs, doivent s’ajouter celles des vécus de sujets innombrables, exprimés à partir de leurs sens, de leurs pratiques et des langages qui les traduisent. Ces dimensions novatrices du vocabulaire et du récit, du ressenti de la « métropolité » (soit les formes neuves de sociabilité et de spatialité en milieu métropolitain, caractérisées par l’aspiration à l’autonomie individuelle) participent des nouvelles représentations métropolitaines (Mongin, 2005).

4 - Une nouvelle économie politique des territoires

La métropolisation contemporaine peut être lue comme un nouveau mode de gestion spatiale des masses humaines désormais urbanisées. Du desakota (Mac Gee, 1991) et des corridors de métropolisation et d’industrialisation asiatiques, jusqu’aux franges d’habitats isolés et parfois marginalisés des métropoles occidentales, en passant par les différents types de ghettos sociaux et ethniques de l’inner-city ou de ses marges, n’est-il pas question, avec la métropolisation, de canalisation, de contrôle, de domination et d’exploitation des humanités contemporaines ? En particulier des plus modestes, de celles qui empruntent les chemins des migrations internationales de la pauvreté, orientées du sud vers le nord et, en Europe, de l’est vers l’ouest. Inversement, des quartiers fermés (gated communities) d’innombrables métropoles du nord et du sud, jusqu’aux edges-cities (Garreau, 1991) qui construisent la métropole émergente américaine ou arabe (à Dubaï par exemple), n’est-il pas question de bâtir à part et de protéger les espaces de minorités sociales nanties ?

De manière plus générale, on pourrait affirmer que la métropolisation, au nord comme au sud, constitue une méthode spatiale de gestion des mobilités humaines. Rappelons que, chaque année, 3 millions de personnes au moins migrent dans le monde, d’un pays à un autre. Or ce chiffre ne comptabilise pas tous les effectifs d’une mobilité encore plus considérables quand on compte les mouvements nationaux, de longue durée mais aussi plus éphémères, quotidiens notamment, au rythme desquels se déplacent les populations, au sein même des espaces métropolitains.

Au Nord, on remarquera que la métropolisation fournit le seul mode concret et pratique de traitement de l’immigration. Les métropoles en sont souvent les destinations ultimes. Les migrants y sont acceptés ou refoulés, éventuellement reconduits aux frontières ou assignés à résidence dans des camps de rétention frontaliers. Autorisés à s’aventurer dans l’espace métropolitain, ils y rejoignent des lieux communautaires (Petsimeris, Ball, 1998) situés à l’intérieur de niches métropolitaines particulières : quartiers anciens transformés en ghetto, noyaux de cités d’habitat social dispersées dans le tissu métropolitain, anciennes demeures rurales et habitats précaires des franges métropolitaines externes, etc. L’espace métropolitain est donc système de tri, d’aiguillage, de classement, de distribution/répartition, de relégation ou d’enfermement des groupes humains affectés par les jeux de qualification/ disqualification économique et sociale que la mondialisation accélère. À ce titre, l’espace métropolitain traduit très concrètement des inégalités sociales et des formes de ségrégation spatiale d’essence globale, reflétant pourtant des choix politiques locaux ou nationaux. Dans ce contexte, la métropolisation, plus encore que la simple urbanisation, crée et préserve des ghettos, mais aussi des nodosités géographiques qualifiées, distinguées, valorisées (Chalas, 2000).

L’idéal des sociétés métropolitaines contemporaines paraît se construire, particulièrement en Amérique du Nord, autour du concept de l’enclave urbaine ou suburbaine. Cela peut aller des « immeubles furtifs » de l’architecte californien Frank Gehry, luxe camouflé au milieu de quartiers dégradés de Los Angeles, jusqu’à ces forteresses immobilières planifiées, détenues, gouvernées et surveillées par le secteur privé dans certaines aires suburbaines (Blakly, Snyder, 1997). De tels lieux protégés deviennent des territoires où l’accumulation de richesses s’effectue en toute sécurité, sous l’œil électronique de la vidéosurveillance, avec l’appui de services de gardiennage. L’apparition et la constitution de ces îlots vont de pair avec le succès d’une nouvelle classe sociale issue des technologies de l’information. Paradoxalement, le néo-libéralisme qui contribue à produire la métropolisation et ses formes résidentielles, engendre avec elles des systèmes réglementaires coercitifs, assez peu libéraux.

Loin d’être uniformes et homogènes, ces complexes résidentiels fermés et surveillés, devenus à peu près universels (Billard, Chevalier, Madoré, 2005) au même titre que la métropolisation, se distinguent d’abord par leur taille. Rien de commun, entre ces gated communities qui rassemblent plusieurs milliers de logements dans l’aire métropolitaine de Los Angeles (comté d’Orange) et ces complexes résidentiels fermés, repérés en France (12 % environ des promotions immobilières actuelles), à Toulouse, Dijon, Bordeaux, Montpellier, Aix-en-Provence, voire dans les départements de la petite couronne parisienne. Parmi ces derniers, la plupart ne regroupent pas plus d’une centaine de résidences. Ces ensembles résidentiels fermés se concentrent surtout dans des régions métropolitaines d’urbanisation récente. C’est le cas des agglomérations toulousaine et dijonnaise en France, c’est celui des grandes régions métropolitaines du sud-est et du sud-ouest des États-Unis où plus de 8 millions de personnes vivraient dans de tels espaces résidentiels surveillés. Le facteur promotionnel (présence d’entreprises immobilières pionnières), le rassemblement de personnes âgées (plus craintives) paraissent expliquer ces localisations. De fait, trois logiques contribuent de nos jours à la diffusion de ce modèle d’urbanisation fermée : le souci sécuritaire ; la quête de l’entre-soi ; le goût de la gouvernance privée et le refus de solidarité ; le désir de préserver les valeurs foncières.

Ces enclaves homogènes forment une mosaïque aux éléments atomisés. Dans les aires métropolitaines, des espaces abandonnés où se côtoient zones développées et délaissées, souvent sous-administrées, tendent à les séparer. L’agglomération de Houston constitue le prototype d’un tel univers de déshérence. Frappée par les effets de la dérégulation territoriale métropolitaine, elle a connu la dissémination incertaine de centres de profits industriels et tertiaires, ainsi que de réduits d’habitat protégé et privé se partageant un réseau d’infrastructures édifiées sans le moindre plan directeur. La logique de défiscalisation et de laisser-faire qui règne dans l’agglomération conduit à la proportion d’espaces verts la plus basse de toutes les grandes conurbations américaines, ainsi qu’aux conditions environnementales les plus médiocres. En revanche, le développement des activités et des profits y bat son plein, offrant, ça et là, des diversifications économiques qui ne manquent pas d’intérêt, par exemple dans les domaines des soins médicaux (réservés cependant aux plus nantis) et de l’électronique.

Dans le cadre de cette métropolisation, l’initiative d’acteurs économiques investissant des aires vacantes, recyclées ou réappropriées, produit sans doute des inégalités, des injustices, mais aussi de l’auto-organisation. Il n’empêche que ces processus assignent chacun, sédentaire ou mobile, à sa place, imposée par l’ordre économique et politique. Cette gigantesque lutte de placement (Lussault, 2007) mobilise les capitaux économiques, sociaux et spatiaux des individus en cause pour créer des espaces iniques. D’ailleurs, depuis le début des années 1980, les écarts moyens de revenus n’ont cessé de se creuser entre unités administratives élémentaires, riches et pauvres, au sein des agglomérations métropolitaines du monde.

Outre les enjeux éthiques liés à l’équité sociale et spatiale, le traitement souvent discriminatoire (de fait sinon de droit) des minorités pose aussi le problème de la citoyenneté, dans ces aires métropolitaines de brassage ethnique et social. Figurant parmi les droits à la ville moderne, la possibilité de flâner librement, dans tous les quartiers, sans risque ni sentiment d’insécurité, quel que soit son sexe, son âge, son appartenance sociale ou ethnique, peut-être considérée comme un bon indicateur du libre exercice de la citoyenneté métropolitaine (Harvey, 2008).

Conclusion

Au total, les espaces de la métropolisation enregistrent, dans leur étalement, les répercussions multiples d’ondes de choc diverses, aux amplitudes variées : économiques et sociales en particulier, mais aussi plus strictement techniques et technologiques ; générées à toutes les échelles, du local au mondial. Cela donne des fragmentations spatiales très subtiles, de nouvelles formes et de nouveaux paysages urbains ou assimilés, des rapports à l’environnement qui réinventent l’idée de nature tout en suscitant le besoin et le concept, pour le moins ambigu, de la ville durable, soutenable. Cela crée des pouvoirs et des systèmes de gouvernance neufs, frappés du sceau des exigences participatives ou, à l’inverse, du détachement le plus complet vis-à-vis du politique. Ces mutations s’accompagnent d’une production de valeurs, de fonctions et de combinaisons territoriales jusqu’alors inconnues. Tous ces traits façonnent des rapports sociaux et des cultures d’hybridation. Sur le plan opérationnel, celui de l’aménagement et de l’urbanisme par exemple, ils donnent lieu à des improvisations de tous ordres qui naissent dans l’urgence de l’action (individuelle et publique) située, avant de s’infiltrer dans toutes les sphères du social et du spatial. Ces nouveaux espaces et leur fonctionnement en réseaux engendrent aussi des systèmes de communication et de transport qui focalisent et absorbent une part importante de la vie quotidienne des métropolitains : univers de « non-lieux » qui s’apprivoisent et s’approprient (Augé, 1992).

Au total, le vaste thème de la métropolisation ouvre un immense chantier de recherche pour les sciences sociales de l’espace géographique. Sans aborder toutes les facettes d’un domaine multiforme qui rassemble quelques-uns des principaux enjeux de notre temps, on retiendra ici quelques questions cruciales, constituant autant d’entrées privilégiées pour la recherche. Elles gravitent, d’une part, autour de l’environnement et du développement durable, autour des cadres de vie et du bien-être (ensemble ?), de la qualité de la vie. Elles portent, d’autre part, sur une meilleure connaissance des formes émergentes de territorialisation et de reterritorialisation en rapport avec les mobilités. Elles concernent, enfin, la gouvernance et l’articulation des territoires métropolitains. Il s’agit, au bout du compte et dans les trois cas, d’ouvrir le débat sur le thème des inégalités sociales et spatiales (l’un des obstacles au développement durable) que, pour l’heure, les territoires de la métropolisation produisent. Il s’agit aussi de traiter d’un nouveau droit à la ville, à la métropole transnationale ; d’un droit du lieu concernant aussi les immigrants, cette donnée humaine et sociale essentielle de la métropolisation globale. Les nouvelles formes de démocratie participative (Booth, Jouve, 2004) devront, à ce titre, tenir compte de la « triple figure de l’habitant/usager/ citoyen ». Cette formule permet de comprendre les enjeux actuels de la gouvernance territoriale. La figure de l’habitant pose le problème de l’identité territoriale des métropolitains, de leur appropriation matérielle et idéelle des lieux comme des conflits qu’elle peut engendrer. La figure de l’usager renvoie à la production des services, mais aussi à la question de leur accessibilité spatiale, économique et sociale. Quant à la figure du citoyen, elle se réfère à l’instauration d’une démocratie participative qui fait encore, dans les métropoles, cruellement défaut.

C’est sans doute par cette entrée politique et sociale que passe l’approche des autres thématiques de la durabilité : l’efficacité d’une économie enfin sociale et la construction d’un environnement vivable, porteur d’avenir. Reste une interrogation essentielle : ces objectifs sont-ils compatibles avec les orientations du néolibéralisme mondialisé et globalisant, lequel engendre pourtant la métropolisation sous ses formes actuelles ?

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Résumé
Français

La métropolisation est un phénomène universel caractérisé par la concentration, dans des aires urbaines désormais fluides et ouvertes, d’un nombre croissant d’habitants vivant au rythme de mobilités incessantes, utilisant les TIC et se consacrant de plus en plus à la production de services (surtout dans les métropoles des pays riches du Nord). L’interconnexion de ces métropoles très hiérarchisées, au sein d’un réseau mondialisé de flux et d’informations variés, constitue l’une de leurs originalités majeures. À la fois système productif globalisé très efficace et processus nouveau de valorisation/occupation des espaces effaçant les anciennes divisions ville – campagne, la métropolisation est aussi un instrument difficilement gouvernable de tri et de classement des groupes sociaux produisant des espaces toujours plus fragmentés où la démocratie fait question.

http://www.cairn.info/zen.php?ID_ARTICLE=LIG_743_0023

http://www.paris-valdeseine.archi.fr/taiga_ftp/cours/2012/3409/Di_Meo_%281%29.pdf