|
Origine : http://humanite.presse.fr/journal/2002-02-13/2002-02-13-28820
Caroline Eliachef, psychanalyste, et Nathalie Heinich, sociologue,
dans leur ouvrage Mères-filles, une relation à trois
(1) inventorient les relations " problématiques "
qui peuvent s’instaurer entre mère et fille. Ce sujet,
qui touche aussi à la construction de l’identité
féminine, n’avait suscité jusqu’ici que
peu de réflexions. S’identifier à sa mère
et s’en différencier, en étant du même sexe,
voilà le problème complexe auquel s’affronte la
fille pour devenir " soi ". Ni statistiques, ni cas cliniques,
c’est à travers des fictions (films, romans) et en se
référant (y compris pour les questionner) à un
large éventail de chercheurs, psychanalystes ou sociologues,
qu’elles démontrent la spécificité - souvent
" ravageuse " - du lien mère-fille. Pour Caroline
Eliachef et Nathalie Heinich, c’est l’évolution
de la condition féminine - la contraception, les techniques
de procréation assistée (la mère pouvant devenir
mère sans connaître le géniteur), l’indépendance
économique des femmes, leur investissement professionnel -
qui a favorisé, avec le déclin de l’autorité
paternelle, le sentiment de toute-puissance chez les mères.
Aussi plaident-elles pour " quelque chose " entre "
l’obéissance aveugle à un père tout puissant
" (... ) et la " toute puissance des mères en l’absence
d’un tiers ".
Leur étude est menée autour de trois axes. Le premier
axe décrit les deux principales " positions " adoptées
par les mères. Dans un cas, la mère est centrée
sur sa fille, à l’exclusion du reste, pas de place pour
le père (tiers), elle apparaît comme une " bonne
mère ", la culpabilité est du côté
de la fille. Dans l’autre cas, la mère est centrée
sur un objet extérieur à la maternité (époux,
amant ou travail), la fille est exclue et n’a pas de place,
elle apparaît comme une " mauvaise mère ",
la culpabilité est de son côté. Ces positions
peuvent coexister ou alterner en fonction des âges de la vie.
Le deuxième axe examine " l’objectivité du
comportement de la mère et la subjectivité du vécu
de la fille " du point de vue des sentiments de supériorité
ou infériorité, jalousie, défaillance (mère
injuste, mère dépressive, mère " fille de
leur fille "...), absence ou encore maltraitance. Le troisième
axe enfin étudie les étapes de la vie d’une fille
dans sa relation à sa mère : devenir femme (le choix
de l’objet d’amour), devenir mère (la question
de la transmission)... Les filles, comme les mères, "
sont traversées par des forces inconscientes, qui rendent leur
marge de manouvre étroite - bien que pas inexistante "
et pour elles, la question du comment importe plus que celle du pourquoi.
Caroline Eliachef et Nathalie Heinich sont ainsi amenées à
revenir sur les définitions de l’inceste. • l’inceste
" classique " (abus sexuel du père vis-à-vis
de sa fille) et à " l’inceste du deuxième
type " (l’amant de la mère étant également
l’amant de la fille) défini par Françoise Héritier,
elles ajoutent un " inceste platonique ", entre
apparentés, sans passage à l’acte, résultat
d’une relation fusionnelle entre mère-fille, par l’exclusion
du tiers (le père) et confondant les places généalogiques.
Leur point commun, c’est celui de l’espace : il y a toujours
" trois personnes mais seulement deux places ". Les auteurs
remarquent que si la fonction indispensable du tiers peut " s’incarner
dans d’autres instances " que celles du père et
ne pas être confondue avec " ses incarnations circonstancielles
" (père autoritaire), la question se pose aujourd’hui
de savoir si le tiers peut être du même sexe. Certains
lecteurs regretteront que l’évolution de la fonction
du père soit peu ou pas questionnée par les auteurs
alors qu’elles insistent tout au long de leur ouvrage sur l’inéluctabilité
d’une relation à trois. Un tiers " séparateur,
différentiateur, évitant la confusion des identités,
médiateur et empêchant l’emprise de la mère
sur la fille et inversement ", c’est le jeu " du semblable
et de l’autre " qui est ici mis en évidence.
Louise Cimolai
(1) Mères-filles, une relation à trois, par Caroline
Eliacheff et Nathalie Heinich. Albin Michel. 420 pages, 21,90 euros.
|
|