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Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich
Mères-filles, une relation à trois par Pascale Frey
Note de lecture

Origine : http://www.lire.fr/entretien.asp/idC=39445&idTC=4&idR=201&idG=

Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich Mères-filles, une relation à trois par Pascale Frey

Lire, février 2002

De quoi parlent les femmes lorsqu'elles se retrouvent entre elles? De leurs maris, de leurs amants, de leurs enfants, de leur travail? Pas du tout. Leur sujet de prédilection, ce sont leurs mères! C'est à partir de cette constatation et parce qu'elles ne trouvaient que peu d'analyses sur ce thème que Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich se sont lancées dans cette vaste entreprise. Caroline Eliacheff est psychanalyste. Nathalie Heinich, sociologue. La première a quatre garçons, la seconde n'a pas d'enfants. Mais toutes deux ont des mères!

Comment aborder cette question sans tomber dans le livre de psychanalyse pur ou l'ouvrage de sociologie type? Elles ont eu l'idée de la traiter à travers la fiction. Elles ne se sont pas souciées de l'aspect esthétique ou artistique, seul les intéressait le contenu. Après tout, personne ne doute que Madame Bovary soit un chef-d'œuvre de la littérature française. Mais qui se souvient qu'Emma avait une fille? Les deux complices signent un ouvrage passionnant, d'une grande limpidité. Le tableau qu'elles brossent de la maternité peut sembler sombre, mais à qui la faute? Aux écrivains et aux cinéastes bien sûr, qui préfèrent les mères et les filles se crêpant le chignon à celles qui s'aiment sans vague.

Caroline Eliacheff et Nathalie Heinich ont écrit un livre à deux mains. Elles nous ont donné un entretien à deux voix, chacune souscrivant aux explications de l'autre. Nous avons donc choisi de regrouper dans une seule réponse leurs propos respectifs.

Pourquoi avez-vous eu envie d'écrire un livre sur les relations entre mères et filles?

Caroline ELIACHEFF et Nathalie HEINICH. Nous nous intéressions au sujet, comme toutes les femmes, et nous n'avions trouvé que très peu de livres sur ce thème. Un jour, en déjeunant ensemble, nous avons décidé d'écrire l'ouvrage que nous désirions lire.

Comment expliquez-vous que la littérature psychanalytique sur les relations entre mères et filles soit si pauvre?

C.E. et N.H. Ce fut notre première découverte. Nous avons trouvé des témoignages bruts, sans aucune élaboration. Il existe Ma mère, mon miroir (Robert Laffont), le livre de la journaliste Nancy Friday qui pose des questions aux unes et aux autres. Et puis Les filles et leurs mères (Odile Jacob) d'Aldo Naouri. Et aussi Entre mère et fille: un ravage (Le Livre de poche) de Marie-Magdeleine Lessana, mais qui porte sur un très petit nombre de cas. Et c'est à peu près tout. Cette pauvreté tient des débuts de la psychanalyse. A l'époque, les relations mères-filles ont été déduites des relations mères-fils et n'ont pas été d'emblée traitées spécifiquement. Le complexe d'Œdipe en particulier fut d'abord élaboré par Freud à propos des garçons.

Mais, depuis Freud, la psychanalyse a évolué.

C.E. et N.H. Aujourd'hui encore, il n'est pas tellement courant d'affirmer qu'il existe une spécificité mère-fille que l'on peut traiter indépendamment de la relation mère-fils. Une grande partie de la théorie psychanalytique est fondée sur la sexualité œdipienne. Mais ce qui fait la particularité des relations mères-filles, c'est qu'elles ne tournent pas autour d'un problème de sexualité mais d'un problème d'identité. Pour une fille, s'identifier à sa mère semble de prime abord facile puisque c'est une personne du même sexe. Mais c'est plus complexe que cela. Car il faut qu'elle s'identifie à sa mère pour se construire des repères, puis qu'elle s'en différencie pour devenir elle-même et acquérir sa propre personnalité.

Vous avez intitulé votre livre Mères-filles, une relation à trois. Et vous affirmez que sans cette troisième personne, la relation est ratée. Ne peut-on dire cela de toutes les combinaisons parentales?

C.E. et N.H. Oui, mais c'est particulièrement important pour les mères et les filles, compte tenu de leur proximité. Puisqu'elles sont du même sexe, il faut vraiment qu'une tierce personne incarne la différence. L'ignorance ou la dénégation de ce tiers peut provoquer de gros ravages.

Chaque fois qu'un homme se trouve en panne en tant que père, écrivez-vous, il y a une femme qui ne veut pas le laisser passer. N'est-ce pas un peu réducteur?

C.E. et N.H. C'est Christiane Olivier qui l'écrit, mais nous y souscrivons. Il faut certes qu'il y ait une certaine complicité entre eux. C'est-à-dire une femme qui empêche et un homme qui accepte d'être empêché. Il existe depuis le XIXe siècle un véritable mouvement de dépaternalisation. On peut se réjouir du partage de l'autorité parentale dont les mères étaient jusqu'alors privées. Mais on peut aussi regretter la «démission» de bien des pères, leur incapacité à assumer une relation de couple et de parentalité. Il faut souligner les effets destructeurs sur le psychisme individuel et sur les chances de socialisation des jeunes trop souvent privés de la dimension masculine de leur univers de référence.

Caroline Eliacheff, vous êtes psychanalyste, et vous, Nathalie Heinich, sociologue. Que vous êtes-vous apporté l'une à l'autre dans cette démarche?

C.E. et N.H. Nos professions sont un élément de nos personnalités respectives. Mais nous voulions un livre qui ne soit ni un ouvrage de psychanalyse ni un ouvrage de sociologie. Il nous a semblé que ces relations mères-filles méritaient un traitement transversal. En choisissant des fictions, et non pas des cas cliniques pour illustrer nos propos, nous pourrions dire que ce livre est psychanalytique par son thème et sociologique par son traitement.

En quoi la fiction a-t-elle enrichi vos recherches?

C.E. et N.H. Parler des cas que nous avons en consultation pose de plus en plus de problèmes. Nous pensons même que c'est tout simplement devenu impossible. Nous avons pu mesurer, depuis Freud, les éventuels dégâts que cela a causés chez les patients dont il est question et qui se reconnaissent dans ces livres. Nous ne pouvons plus nous servir de ce que la clinique nous apprend pour venir conforter une théorie préalable. D'emblée, nous avons éliminé cette possibilité. D'ailleurs, nous n'avions pas de théorie en commençant. Juste des hypothèses, des pistes, et la certitude qu'il existait bien une spécificité des rapports entre mères et filles. C'est ce qui a rendu notre travail passionnant.

Comment avez-vous procédé?

C.E. et N.H. Nous avons mis très longtemps a élaborer le plan. Il a d'ailleurs continué à évoluer au fil de nos lectures. Nous nous sommes souvenues des livres qui nous avaient marquées, on a beaucoup sollicité nos amis, nous avons revu de nombreux films. Bref, nous avons bricolé!

De Delly à Balzac, vous ne vous êtes pas souciées de la qualité artistique des œuvres que vous avez choisies.

C.E. et N.H. Nous nous sommes attachées au seul contenu. Avec des préoccupations esthétiques, nous aurions perdu de vue ce qui pour nous est fort: la fiction en tant que véhicule d'idées de référence. La fiction est une mise en scène du réel qui permet le transfert, l'identification du spectateur ou du lecteur à une expérience qui n'est pas la sienne. D'ailleurs, la lecture de romans comme la vision de films constituent pour le psychologue et pour le sociologue une sorte de formation permanente.

Vous divisez les femmes en trois grandes catégories avec d'abord ce que vous appelez les femmes «plus mères que femmes». Comment se comportent-elles?

C.E. et N.H. C'est la figure type de la mamma très maternelle, très présente. Nous avons une petite série de fictions que nous avons organisées selon les âges de la fille. L'enfant avec Bellissima de Visconti où une mère veut absolument que sa fille devienne une actrice de cinéma pour réaliser son propre rêve. Quant à la place du père auprès de sa fille, elle est inexistante, tant la mère a accaparé l'enfant. A l'abri des vertus de la maternité et une fois le père évincé, la mère peut utiliser l'enfant pour projeter sur elle ses propres fantasmes de réussite. Le film Circuit Carole d'Emmanuelle Cuau raconte la difficulté de ce type de mère «plus mère que femme» à accepter que sa fille adolescente puisse vivre sa vie. Là aussi le père est absent. Et cette situation pèse à la fille, d'autant plus qu'elle ne peut reprocher grand-chose à sa mère, douce et disponible. Nous évoquons enfin les cas beaucoup plus graves de ces filles devenues adultes et que leurs mères maintiennent sous leur coupe. Deux magnifiques fictions symbolisent cela: La pianiste qui fut d'abord un roman d'Elfriede Jelinek avant de devenir un film. Et une pièce de théâtre de Thomas Bernhard, Au but, qui met en scène un véritable assassinat psychique. En ne reconnaissant jamais la moindre qualité à sa fille, la mère s'assure que la rivalité entre elles deux ne pourra jamais affleurer, tant la fille est réduite à néant.

Quelles sont les conséquences d'un tel comportement?

C.E. et N.H. Des situations qui pouvaient paraître normales lorsque la fille était enfant laissent éclater leur caractère pathologique quand celle-ci est adulte. Car elle est alors incapable de devenir une femme et d'avoir sa propre vie. Traditionnellement, cette mère trop maternante est plutôt considérée comme une bonne mère. Or, à travers les exemples que nous avons choisis, nous montrons bien que le trop de mère n'est pas mieux que le peu de mère. Et que ce comportement induit une forme de perversion qui s'appelle l'inceste platonique. La mère exclut le père de la relation avec sa fille. Il peut y avoir des situations incestueuses sans passage à l'acte sexuel. Mais elles sont incestueuses quand même justement parce qu'elles excluent le tiers.

A l'autre bout de la chaîne se trouvent les mères «plus femmes que mères». Cela ne semble pas plus réjouissant!

C.E. et N.H. Ici, le tiers exclu c'est l'enfant, fille ou garçon d'ailleurs, au profit d'une passion. Cette passion peut être l'homme, une profession ou le statut social. Cela ne signifie évidemment pas que toute femme qui aime son mari ou son métier ne peut pas aimer sa fille. Mais certaines font passer avant tout leur passion, quelle qu'elle soit. Cette mère est capable de s'épanouir, d'être à l'aise en société alors que dans sa vie personnelle, elle en est empêchée. Et ces deux existences sont séparées.

Comme exemple de ces mères «plus femmes que mères», vous avez choisi Madame Bovary. Qui effectivement avait une fille, Berthe, dont elle se soucie peu puisque nous l'avons oubliée!

C.E. et N.H. Flaubert a consacré trente superbes pages à Berthe et à la fin de ces trente pages, nous ne pouvons que nous dire «pauvre Berthe». Les lecteurs oublient qu'Emma avait une fille comme Emma l'avait oublié elle-même. Emma est une mère que nous considérerions aujourd'hui comme quasi maltraitante, dans la mesure où son enfant n'est là que pour boucher des trous. La petite Berthe a un statut d'objet. Sa mère la prend et la rejette au gré de ses passions amoureuses. Cette enfant n'a pas eu la capacité de se faire aimer de sa mère. Et il est fascinant de constater qu'après la mort d'Emma, elle ne saura pas plus se faire aimer d'autres femmes. Ni les bonnes ni sa grand-mère ne réussiront à investir cette petite fille. Il semble que le désintérêt que lui témoignait sa mère ait empêché Berthe de développer la moindre séduction à l'égard de femmes qui auraient pu être des mères de substitution. Les questions que soulève Flaubert sont les suivantes: peut-on aimer une fille quand on ne s'aime pas comme femme et qu'on n'aime pas l'homme avec qui l'enfant a été conçue? Peut-on être aimée comme femme quand on demande à cet amour de combler un gouffre insondable?

Il y a enfin les femmes qui n'appartiennent pas aux catégories précédentes. Elles sont soit «ni femmes ni mères», soit «ou femmes ou mères». Expliquez-nous ça.

C.E. et N.H. Une même femme peut n'avoir vraiment accompli ni sa féminité ni sa maternité. Nous avons choisi comme exemple le film de Hitchcock, Pas de printemps pour Marnie, cette atroce image d'une femme totalement déféminisée et incapable du moindre geste de tendresse envers sa fille. Fille qui est gravement névrosée. Il existe enfin le cas des mères qui sont à la fois mères et femmes dans leur relation avec leur fille. Toutes deux, en se partageant le même amant, se retrouvent en situation de rivalité sexuelle alors qu'elles devraient jouer la solidarité. Là aussi, c'est ravageur. Dans Ce qui ne meurt pas de Barbey d'Aurevilly par exemple, une mère a une liaison avec son fils adoptif dont sa fille tombe à son tour amoureuse. Et la mère et la fille sont enceintes en même temps du même homme. La totale! Ce qui est troublant, c'est que ce livre a paru sans provoquer de vagues, alors qu'une génération avant, Flaubert avait eu un procès pour Madame Bovary. A l'époque, une femme adultère semblait plus attentatoire à la morale qu'une mère et une fille se partageant le même homme.

A vous lire, nous avons l'impression qu'il est préférable finalement d'avoir une mère «plus femme que mère», car au moins on a le droit de se plaindre.

C.E. et N.H. C'est effectivement plus facile de se plaindre d'une mère comme Electre, qui avait un amant et a «zigouillé» son mari! Alors que la fille victime d'une mère trop aimante aura simplement de la peine à comprendre ce qui lui arrive. Car comment se plaindre d'être aimée? En cessant d'accoler à l' «amour» une connotation obligatoirement positive, nous pouvons commencer à admettre que les formes des relations réunies sous ce terme peuvent être aussi destructrices que constructrices.

En quoi ces différentes mères influencent-elles l'avenir de leurs filles?

C.E. et N.H. Traditionnellement, une fille s'éprend d'un partenaire en fonction de l'image qu'elle a de son père. Mais on oublie de préciser qu'elle le choisit aussi en fonction de la mère qu'elle a eue. Quant au rapport à la maternité, il ne sera pas dissociable des liens entretenus avec la mère. Car si la maternité est une affaire de transmission, ce n'est pas seulement sur le plan biologique de la transmission de la vie. Elle est aussi transmission de l'identité de mère. Et comme toute transmission, elle a ses réussites et ses ratés.

Poursuivons votre promenade dans la fiction. Le Petit Chaperon rouge ne symboliserait pas la peur de l'homme mais celle de la grand-mère. Pourquoi?

C.E. et N.H. C'est Yvonne Verdier, une anthropologue, qui a effectué un travail très simple mais très positif en répertoriant les versions orales populaires des contes. Nous nous apercevons que l'histoire du Petit Chaperon rouge ne réfère plus tant le problème de l'initiation sexuelle de la petite fille au risque du viol, le loup symbolisant la sexualité masculine. A la lumière de cette nouvelle interprétation, la question posée est: «Comment faire en sorte que les rôles d'une femme s'enchaînent sans heurt?» Lorsqu'une petite fille devient pubère, elle fait basculer sa mère du côté de celle qui bientôt sera grand-mère et sa grand-mère du côté de celle qui bientôt sera morte. Il y a une sorte de tension dans les positions liées à l'évolution des âges de la vie, tension qui montre bien comment les femmes se trouvent dans une position de rivalité les unes par rapport aux autres. Il y a danger de mort pour la grand-mère que sa petite-fille accède à la puberté.

La jalousie est un autre sentiment que vous explorez. Elle est clairement représentée dans Blanche-Neige.

C.E. et N.H. La jalousie des enfants entre eux ou envers leurs parents est abondamment traitée. Alors que la jalousie des parents envers leurs enfants est passée sous silence. Est-ce que cela signifie qu'elle n'existe pas? Non bien sûr, et nous le voyons dans les contes de fées. Vous remarquerez cependant que Blanche-Neige ne met pas en scène directement la mère, mais la belle-mère. Cela garde la mère à l'abri, tout en permettant quand même d'exprimer la jalousie littéralement mortifère de la mère envers la fille. Le passage de la belle-mère est une façon de pouvoir exprimer des sentiments sans trop culpabiliser l'enfant.

Jusqu'à une période récente, les parents n'étaient jamais mis en cause.

C.E. et N.H. Regardez la maltraitance et la pédophilie. Pendant longtemps, les enfants étaient censés ne pas dire la vérité, on ne les croyait pas. Cela a duré et n'a changé que jusqu'à un certain point. Nous observons ce double mouvement: les enfants sont plus écoutés qu'avant, mais dans la pratique, ce n'est pas aussi merveilleux qu'on le dit. Nous sommes à un moment charnière où le tabou des parents toujours bons et jamais malfaisants a sauté. Mais il n'empêche que la parole des enfants n'est pas autant prise en compte qu'on peut l'imaginer.

Tout cela dresse un tableau plutôt noir de ces relations entre les mères et les filles. Les seules qui s'en sortent bien, ce sont Colette et Sido.

C.E. et N.H. Colette a fait ce qu'il fallait pour bien s'en sortir! Car il ne s'agit pas de la réalité de la vie de Colette, mais de la façon dont elle a traité le problème. Il est intéressant d'observer comment elle a littérairement construit les rapports avec sa mère. Elle a enjolivé, elle a bâti une sorte de relation mère-fille idéalisée.

Y a-t-il des sentiments qui sont complètement négligés par la fiction?

C.E. et N.H. La fin, c'est-à-dire la mort. Nous avons eu beaucoup de mal à trouver des romans sur la mort de la mère ou sur celle de la fille. Lorsqu'il s'agit de la perte de l'une ou de l'autre, la fiction bascule du côté du document. Et aussi, alors que devenir femme est abondamment traité dans la fiction, devenir une mère ne l'est pour ainsi dire pas du tout.

Pensez-vous comme Elisabeth Badinter qu'une bonne mère est aussi rare qu'un Mozart?

C.E. et N.H. Nous ne nous sommes pas posé la question comme ça. Pourquoi faudrait-il qu'il y ait de bonnes mères? Et surtout un seul modèle de bonne mère? Il existe une multiplicité de relations. Cette notion de bonne mère est très coinçante, car c'est un idéal inatteignable. Ce que nous avons montré en revanche, c'est qu'il y a beaucoup de façons d'être une mauvaise mère! Mais rien n'est jamais perdu. La relation mère-fille est dynamique, évolutive et se poursuit tout au long de la vie. Cela commence à la naissance, cela finit à la mort. Et entre les deux, tout peut se passer.