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Origine : http://www.cybersolidaires.org/histoire/docs/1981.html
Dans ce texte, publié en 1981 dans la revue Des luttes
et des rires de femmes, Rachel Bélisle questionne le lien
"naturel" entre menstruations et ovulation. Le collectif
publie des textes qui ouvrent des pistes de réflexion sur
des thèmes qui ne sont abordés ni par les scientifiques
ni par les journalistes. Ainsi en est-il des menstruations qui ont
toujours été analysées uniquement en fonction
de la maternité. L'ensemble du cycle féminin - les
"événements du corps" - n'a jamais été
pensé en soi, mais toujours en fonction de la reproduction.
Rachel Bélisle pose la question : "Jusqu'où l'environnement
a-t-il un rôle dans notre vécu menstruel?" Elle
en vient à soutenir que la menstruation n'est peut-être
pas un phénomène aussi strictement biologique qu'on
le pense; elle pourrait bien être aussi un phénomène
culturel. "Il n'est pas impossible qu'au cours des siècles,
le cycle féminin ait changé ses "règles"."
Ce qui la conduit à une réflexion des plus pénétrantes
sur la dissimulation obligatoire des menstruations à la vue
collective.
Reproduction et menstruation
Les féministes ont démontré clairement la
différence entre reproduction et sexualité, mais c'est
de façon plus épisodique qu'a été questionnée
la hiérarchie, établie par le patriarcat, entre les
différentes phases du cycle féminin, entre les fonctions
biologiques du corps des femmes. Ainsi, la menstruation est réputée
être à la remorque de l'ovulation, alors qu'il n'y
a aucun consensus dans l'explication détaillée du
cycle, appelé à tort cycle reproducteur, et que les
cycles anovulatoires, fréquents à l'adolescence, existent
de façon plus ou moins régulière. La sur-valorisation
de l'ovulation n'est pas sans fondement politique. Un exemple :
dans les années 1930, la recherche de Benedek et Rubenstein,
aujourd'hui classique, releva chez 15 femmes les détails
d'ordre physiologique et psychologique; on fit l'analyse des rêves
en rapport avec l'évolution du cycle menstruel. La chercheuse
(Benedek), par son analyse des rêves et des fantaisies, révéla
que les femmes étudiées étaient beaucoup plus
"tendres et réceptives" durant la période
d'ovulation. Même si ces femmes affirmaient sentir plus de
désir sexuel avant ou pendant la menstruation, Benedek conclut
que c'était à l'ovulation que le désir était
au plus fort. Elle ajouta que l'expression sexuelle durant la menstruation
avait une valeur moindre parce qu'elle correspondait à un
désir de donner et avait un caractère d'urgence et
de passion.
Cette recherche, et principalement ses conclusions, nous rappellent
les valeurs alliées à la reproduction et la bataille
toujours actuelle sur les stéréotypes sexistes : activité
masculine, passivité féminine.
Une égalité frauduleuse
C'est d'ailleurs par crainte de donner de nouveaux éléments
de débats à tous ceux et celles qui sont à
l'affût d'arguments sexistes que de nombreuses femmes ont
tu l'importance de leur cycle. Pourtant, accorder une place aux
menstruations dans le discours et l'expérience féministes
ne veut pas dire cesser de nous battre contre les tactiques misogynes
qui veulent nous maintenir impuissantes devant le supposé
destin de nos ventres. C'est au contraire questionner ce destin
et, encore mieux, faire rupture avec les définitions mâles.
"La conception de la femme asservie à son corps n'est
compréhensible que dans une perspective sociale qui fait
de la femme un être asservi. Il faut que la femme récupère
son corps et réapprenne à en vivre les événements
comme l'évidence de sa condition sexuée et non comme
la malédiction qu'y a projetée le regard masculin1."
Ces "événements du corps" doivent être
présents dans une société ou dans un projet
de société égalitaire, sans tomber dans le
piège de la hiérarchisation des différences
entre les sexes. Parler des menstruations uniquement en réponse
aux préjugés ressemble au silence, et accepter de
taire la menstruation, c'est devenir complices de l'éternelle
maternelle.
La maternité n'est pas la spécificité
On considère souvent la maternité comme la seule
fonction spécifiquement féminine, alors qu'il n'y
a aucun doute que la menstruation a un rôle important à
jouer dans l'équilibre biologique, émotif et intellectuel
des femmes menstruées. Dans une société où
la femme, sa sexualité, son rythme corporel, sa vie entière,
sont évalués à partir de paramètres
masculins, il n'est pas surprenant que tout ce qui n'est pas re-production
soit passé sous silence. C'est donc dire qu'une femme qui
veut vivre d'autres expériences que la maternité doit
accepter de mimer le comportement des hommes. Entre la mère
et l'homme, la femme n'existe toujours pas!
Si, encore aujourd'hui, la majorité des travailleuses subit
des préjudices à cause d'un manque de politiques concernant
la maternité, combien sommes-nous à subir le même
préjudice, et de façon régulière, à
cause d'un manque de politiques concernant l'ensemble du cycle féminin?
Et, questions fondamentales, est-ce que ce cycle se concilie à
la routine de la majorité des emplois occupés par
les femmes? Est-ce que la structure du monde du travail, bâti
sur un mode hiérarchique et phallocratique, offre véritablement
une possibilité de libération ou n'est-elle pas un
risque d'un redoublement d'aliénation (est-ce cela l'émancipation?)?
"La femme serait l'égale de l'homme. Elle jouirait,
dans un avenir plus ou moins proche, des mêmes droits économiques,
sociaux, politiques que les hommes. Elle serait un homme en devenir.
Mais la femme devrait, aussi, sur le marché des échanges
- notamment, ou exemplairement sexuels - garder et entretenir ce
qu'on appelle la féminité. La valeur de la femme lui
viendrait de son rôle maternel2... "
On peut se demander si les femmes ont une place à part
entière dans la sphère publique...
Bidonville du corps des femmes
La menstruation est une expérience souterraine, cachée.
"De mauvais caractère, irritable, imprévisible",
la femme menstruée questionne rarement ses sentiments et
le contexte social où elle évolue. Dans une forme
de marchandage-mascarade, les femmes apprennent vite à retenir
les émotions rattachées au cycle menstruel.
Gêne du corps.
La menstruation est sale ou tout du moins inesthétique. Qu'on
en parle en disant qu'elle est agréable, belle, chavirante,
semble ridicule.
En fait (du moins c'est mon avis), la menstruation est le bidonville
du corps des femmes. Le pouvoir a intérêt à
ce qu'elle reste dans le silence de la parole et du geste. Si, à
notre tour, nous évitons de reconnaître notre cycle
et la possibilité qu'il ait des effets sur nos vies, si nous
continuons à nous éloigner du sang grâce aux
tampons-bouchons-ni-vu-ni-connu, de l'odeur grâce aux parfums-sent-bon-pour-toutes-les-occasions,
nous nous empêchons d'aller voir jusqu'où l'environnement
a un rôle dans notre vécu menstruel.
La menstrue est politique
Il reste encore un lot d'imprécisions dans l'explication
de la menstruation mais, de plus en plus, on admet que l'hypophyse,
qui émet les différentes hormones tout au long du
cycle, est sous la dépendance de l'hypothalamus, partie du
cerveau reliée au système nerveux autonome directement
influencé par l'environnement de l'individue et les stimulations
de l'inconscient. (Voilà pour celles qui cherchent des preuves!!)
Donc, il n'est pas impossible qu'au cours des siècles,
le cycle féminin ait changé ses "règles".
Et, si la menstruation est influencée par les émotions
et par les réactions d'une femme - réactions conscientes
et inconscientes - à son environnement, on peut se demander
à quel point la menstruation peut être un phénomène
culturel?
La menstruation peut être le lieu de résistance des
femmes au pouvoir patriarcal. Elle n'a dans l'ordre social aucune
réelle valeur d'échange en dehors de la reproduction,
car elle a toujours su s'effacer dans le marchandage des femmes.
LA femme - vierge, mère ou putain - n'est pas véritablement
menstruée. Elle est immaculée, enceinte ou absente...
La femme qui saigne sans avoir été pénétrée,
sans qu'un pénis ait cassé l'hymen ou défoncé
les veinures des parois, la femme qui saigne sans qu'on lui fasse
mal, celle qui saigne publiquement sans avoir honte, cette femme
est scandaleuse! "Le scandale pour le scandale est peut-être
une affaire d'hommes; pour nous les femmes, c'est une question de
vie ou de mort 3."
[Source : Des luttes et des rires de femmes. Tribune d'échange
et de liaison des femmes, vol. 4, no 4, avril-mai 1981, p. 15-16.]
1. Marguerite van der Keilen-Herman, "Évaluation critique
de quelques orientations de la recherche en psychologie de la femme"
dans Documentation sur la recherche féministe, vol. IX, no
2, juillet 1980, p. 13.
2. Luce Irigaray, Ce sexe qui n'en est pas un, éd. de Minuit,
1977, p. 80.
3. Geneviève Pastre, De l'amour lesbien, éd. Pierre
Horay, 1980, p. 26.
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Éditions du remue-ménage, 2003
Mis en ligne le 8 janvier 2005 par Nicole Nepton
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