LES DEUX NATURES, LA POLITIQUE ET LES VALEURS
Nous voudrions terminer cet Essai par quelques considérations
de Politique générale, de politique au sens étymologique
définissant. la place de l'individu dans la cité, les
rapports de l'homme avec la société. Cette politique,
qui en l'état d'analphabétisme où le citoyen est
tenu par l'État apparaît à l'heure actuelle soit
comme le lieu où exercer les tendances subjectives les plus irrationnelles,
soit comme l'occasion de réflexe de défense afin de protéger
des intérêts à court terme... A entendre discuter
de politique, il semble au psychologue qu'il se trouve devant une sorte
de vaste test projectif, d'une grande tache d'encre de Rorscharch, et
qu'à propos des mêmes formes les fantasmes inconscients
les plus différents se trouvent projetés sans guère
de contrôle de la raison.
On peut admirer la prodigieuse vitalité qui se manifeste dans
la nature - la Nature « naturelle ». Profitant de la moindre
circonstance favorable, la vie - qu'il s'agisse d'un brin d'herbe ou
d'une espèce animale - se propage, colonise, lutte et jusqu'à
la limite s'essaiera à durer opiniâtrement. Les lois «
naturelles » qui président à son développement
sont fort simples : le seul absolu c'est la vie, il n'existe de droit
que celui du plus fort et seule la survie de l'espèce est importante,
l'individu n'existant que comme moyen pour cette fin.
Telles sont ce que l'on pourrait nommer les « valeurs de nature
».
On peut également admirer le prodigieux développement
de la technologie qui va, le mois prochain, connaître un spectaculaire
aboutissement, tout provisoire et vite dépassé, avec les
premiers pas que l'homme fera sur la lune. Les lois qui président
le développement de cette nouvelle nature sont connues : le principe
d'efficacité et de rendement est la seule « valeur technologique
», l'homme, entant qu'individu aussi bien qu'en tant qu'espèce,
étant un moyen au service de cette fin.
Il convient encore de noter que, comme nous en avons défendu
la thèse dans le présent Essai, l'homme vit inconsciemment
de, la même manière la puissance de la nature « naturelle
» et celle de la nouvelle nature technologique. Dans la mesure
où il est moyen et non pas fin, où il est soumis à
une toute-puissance s'exerçant arbitrairement envers lui, dans
la mesure où il se sent impuissant, dépossédé
d'une possibilité de contrôle et de maîtrise, il
éprouve les puissances naturelles comme la répétition
de la puissance absolue de la Mère de sa toute-première
enfance, telle que l'image en est restée inscrite dans son Inconscient.
Ce n'est pas l'un des moindres paradoxes de la situation présente
que la Science, née avec l'intériorisation de l'image
paternelle, ait abouti à une pouvoir quasi-autonome de la technologie
travaillant à détruire l'image paternelle, c'est-à-dire
travaillant à détruire le médiateur néo-formé
à partir du Néolithique et interposé entre le Moi
et les imagos maternelles archaïques.
Ainsi les « valeurs de nature », qu'elles soient celles
de la nature « naturelle » ou de la nouvelle nature technologique,
s'opposent-elles en leur essence aux Valeurs, c'est-à-dire au
développement: de l'humain dans l'espèce animale humaine
: au droit, à la Justice, à la raison, à la vérité,
à la beauté. Quand nous aurons ajouté que nous
avons conclu dans le présent Essai la présence en l'homme,
à côté d'une nature biologique et d’une culture
néo-formée, d'une « nature humaine ), spécifique,
invariable, autonome, indépendante, en son essence, de tout élément
socio-historique, on comprendra que pour nous l'homme se définit
au mieux par le jeu antagoniste de ces « valeurs de nature »
et des Valeurs. Et quand nous aurons encore dit que c'est dans l'accomplissement
des Valeurs que l'homme peut réparer efficacement les effets
des blessures narcissiques fondamentales humaines car c'est seulement
dans cet accomplissement, conforme à ]'Idéal du Moi et
dont il tire fierté, que son Moi suffisamment renforcé
pourra résister à l'arbitraire et à la toute-puissance
des imagos maternelles archaïques, parvenir à corriger activement
les effets des frustrations et se révèle être donc
le moins agressif, nous aurons résumé notre pensée.
Ajoutons encore, pour bien montrer comment les « valeurs de nature
» s'opposent aux Valeurs et, laissées libres d'agir, tendent
à les détruire, que le nazisme peut au mieux se définir,
ainsi que nous l'avons montré dans La Révolte contre le
Père, comme le triomphe de ces « valeurs de nature ».
Mais aussi l'homme nazi est-il un être narcissiquement frustré
- quant aux formes de maturation les plus élaborées du
Narcissisme : Idéal du Moi et Valeurs - et, par là, un
être au plus haut point agressif.
Le problème à l'heure actuelle, devant l'accroissement
de la force technologique qui tend à utiliser l'homme et à
lui imposer son idéal technologique, est de tendre à renforcer
en en l'homme, au niveau collectif des Institutions socio-culturelles,
une contre-force capable de résister et de lutter, non pas afin
de détruire la technique, mais afin de la mettre au service de
l'homme, comme autrefois la nature « naturelle » fut utilisée
par l'homme.
Pour résoudre ce problème, il n'est pas d'autre moyen
que de s'adresser au vieil allié de l'homme et qui ne l'a jamais
trahi - à la Science. Qui ne l'a jamais trahi, car c'est la science
appliquée et non pas la recherche fondamentale qui est cause
de l'asservissement et du conditionnement progressif de l'homme. C'est
parce que l'homme n'a pas su mieux poser les options et les choix importants,
qu'il n'a pas su diriger la puissance de la science, c'est parce qu'il
laisse l'Outil lui échapper des mains, que le problème
existe de manière si aiguë à l'heure actuelle. La
science appliquée peut aussi bien être dirigée vers
la lutte contre la faim et la surpopulation dans le monde, vers une
information libre largement répandue, vers la recherche des causes
du cancer ou des maladies vasculaires - ou bien se développer
d'elle-même, par le jeu des concurrences entre grands États
vers le surarmement atomique ou la course à l'espace. Encore
une fois, il n'est pas exact de prétendre qu'il suffit de laisser
la technique se développer librement pour que, parallèlement,
la libération de l’homme progresse.
La contre-force dont nous venons de parler à l'instant est précisément
celle qui permettrait à l'homme de reprendre, tant qu'il en est
encore temps, le contrôle de la force technologique (1).
Donc, un seul moyen reste utilisable pour aider cette contre-force
à se développer : la science, qui seule permet de définir
chacun des éléments intervenant dans ce problème,
et de préciser les facteurs d'aliénation à l'intérieur
et à l'extérieur de l'homme. Notre Essai se veut, autant
qu'il est possible dans un domaine encore en friche, dans un voyage
d'exploration sur des terrae incognitae, comme fidèle à
la démarche de la méthode scientifique.
Nous avons vu que le recours aux solutions traditionnelles était
inefficace. Vouloir recourir à un Père social équivaut
à donner le pouvoir politique aux « valeurs de nature »
: le nazisme, c'est sous l'apparence d'un Führer, liberté
pleine laissée aux forces asservissant ou détruisant l'humain,
c'est, sous l’apparence d'un Père les traits d'une Mère
archaïque. Pourquoi cela ? C'est que le Père social est
mort ou à l'agonie, et que les valeurs ayant cours dans les sociétés
modernes sont celles de « nature », de la nouvelle nature
technologique.
Que le Père social soit mort - ou soit en train de mourir de
sa belle mort, alors que le père familial de par l'éclatement
de la famille, du fait des conditions de vie au sein de la société
technologique, est lui aussi bien mal en point - les déclarations
des hommes politiques contemporains nous en persuaderaient s'il en était
encore besoin.
Précisons d'abord par une image quelle est la figure actuelle
du Père social. On sait que dans certaines classes d'avant-garde,
aux États-Unis en particulier, les enfants, des écouteurs
aux oreilles, dialoguent avec un ordinateur qui corrige leurs réponses.
Ce robot-ordinateur est pour l'Inconscient une imago parentale peu différenciée
et par là avant tout maternelle dans la mesure où la première
imago est maternelle et dans la mesure où c'est d'elle que l'image
paternelle doit se différencier. Bien des caractéristiques
de l'ordinateur évoquent la relation maternelle archaïque
(l’absence de forme précise, etc.). Disons pour fixer les
choses que le Père social actuel, c'est-à-dire l'esprit
de la société, l'esprit des Institutions socio-culturelles,
l'idéal social, le Pouvoir social seraient au mieux figurés
par un ordinateur poursuivant ses propres fins et sur lequel on aurait
dessiné les traits d'un homme. Parler de Père social actuellement
est un leurre, alors que le Pouvoir est vécu comme le fantasme
d'une Mère archaïque toute-puissante qui a châtré
le Père, c'est-à-dire qui a mutilé les Valeurs.
Le Père social est un Père châtré, impuissant.
On comprend dès lors que tout personnage paternel qui se présente
comme voulant incarner le Pouvoir social tend nécessairement
à faire évoluer les Institutions vers des formes d'autoritarisme
et de fascisme. Il ne peut qu'incarner l'esprit de la société,
lequel tend à perpétuer un idéal technologique
a-humain et à instaurer la règle de la nouvelle nature
technologique. Sous l'apparence des structures patriarcales, et cela
à tous les niveaux, c'est la Mère archaïque qui tire
les fils. Que l'on comprenne bien notre pensée: ce n'est évidemment
pas la Mère archaïque, c'est la puissance technologique.
Mais cette dernière est vécue inconsciemment comme une
Mère archaïque (société de consommation :
Mère « bonne », société aliénante:
Mère « Mauvaise ». En tous cas, le sujet est et doit
rester un enfant). Et c'est par rapport à ce vécu inconscient
de la Mère archaïque que l'homme, individuellement et collectivement,
réagira. Mais prêtons l'oreille aux déclarations
des hommes politiques contemporains.
Ce qu'on appelle la Droite met en avant : la défense de la monnaie,
la nécessité d'économies, d'investissements productifs,
de modernisations, de rentabilité, d'expansion, la stabilité
politique, un pouvoir fort.
Ce qu'on appelle la Gauche met en avant: la nécessité
d'industrialisation et de nationalisation. Nationaliser, c'est confier
à l'État le soin de gérer un certain nombre d'entreprises
privées, c'est donc fortifier le pouvoir de l'État.
Dans les deux cas, l'idéal politique est celui d'un pouvoir
fort à visée technologique.
Dans la mesure où le problème est placé uniquement
sur le plan technologique, il va de soi que, par le jeu de la concurrence
internationale, la course en avant vers une technicité de plus
en plus développée ne pourra que se développer.
Mais elle nécessite que soient sacrifiés non pas le pain
- les machines doivent bien être entretenues - mais les loisirs,
les investissements non orientés vers la modernisation de l'Outil
(espaces verts, hôpitaux, habitations agréables, etc.).
C'est en raison de cet horizon mécaniquement technique, de cette
mobilisation permanente de toute l'énergie dans un travail dont
la rentabilité concurrentielle est le seul critère, de
cet idéal d'un homme qui ne serait que machine: efficace, travailleur,
respectueux - en raison, en somme, de l'écrasement de l'humain
sous la Machine et de l’infantilisation politique obligatoire
(2), que les sociétés modernes, incomparablement plus
« vivables » à de nombreux points de vue que toutes
celles qui les ont précédées, sont si foncièrement
insatisfaisantes pour les individus qui les composent. La publicité
joue là un rôle mystifiant néfaste: elle prend appui
sur la frustration narcissique et politique ambiante pour chercher à
persuader les citoyens réduits à la fonction de simples
consommateurs que s'ils ne sont pas contents et heureux c'est parce
qu'ils n'ont pas encore telle voiture ou telle marque de rasoir électrique
et qu'ils cesseront de se sentir frustrés une fois qu'ils les
posséderont. Alors que s'ils se sentent frustrés, c'est
parce qu'on ne les laisse pas devenir des adultes sociaux. Il y a beaucoup
de vrai dans le slogan : « Dodo-Métro-Boulot ». La
Mère sociale toute-puissante vous endort sous ses dons et ses
techniques tranquillisantes (la T. V. française est une nourrice
qui chante des berceuses), dans les instants où elle ne vous
impose pas de travailler comme une machine. Mais si la réussite
humaine consistait à devenir un adulte et non pas à rester
un petit enfant impuissant devant sa Mère ?
Autrement dit, toutes les déclarations des hommes politiques,
à quelque bord qu'ils appartiennent, sauf rares exceptions, vont
dans le même sens d'un renforcement du pouvoir politique de l'État
et d'un développement technologique. C'est là ce que nous
voulons dire quand nous parlons de « puissance autonome de la
technologie » : les politiciens ne font que prêter leur
voix et leurs concours au développement de cette puissance. Dans
ce sens, il n'est plus guère possible de parler de « gauche
» ou de « droite » : ce clivage ne correspond plus
à grand chose de précis et devrait être remplacé
par une distinction entre « technocrates étatiques »
et « défenseurs de l'humain » (3).
Et l'on peut penser que c'est par l'effet d'une sorte de tragique ironie
que l'on a pu voir les forces libérales ou de gauche préconiser
depuis quelques décennies des mesures qui tendent toutes au renforcement
de l'État: les nationalisations, par exemple, ou le monopole
de l'État sur l'information. Alors qu'elles auraient dû
multiplier leurs efforts pour renforcer, préalablement ou à
tout le moins en même temps, les libertés dites «
formelles » et le pouvoir politique des individus face à
cet État qui, dans toute société moderne, est devenu
une force en soi, l'expression même de l'Idéal technologique.
Que l'industrie automobile reste une entreprise privée fonctionnant
politiquement à titre de lobby est de bien moindre importance
que la main-mise sur la Télévision par l'État,
anesthésiant et paralysant toute possibilité de prise
de conscience par les individus. Un homme privé de l'information
est comparable à un système nerveux dans lequel on aurait
anesthésié l'appareil sensitif et conservé l'appareil
moteur: à l'aide de stimulations appropriées, on peut
lui faire accomplir à peu près tous les actes que l'on
veut. Et l'échec sur le plan humain de tous les régimes
socialistes vient sans doute de la disparition face à cet État
de toute force antagoniste. Aussi bien sur le plan physiologique que
sur le plan psychique il convient de rappeler que le modèle de
tout fonctionnement viable est celui d'un jeu de forces antagonistes.
« Tout pouvoir est mauvais si on le laisse faire », écrivait
déjà Alain.
Ne donner comme seul but à la société que l'élévation
du niveau de vie - c'est là le maître-mot des hommes politiques
qu'ils soient « de gauche » ou de «droite »
- ne peut que mener à la réduction de l'homme à
l'état de Robot, couvert de prothèses artificielles, mais
frustré quant à l'essentiel, donc mécontent, donc
agressif, destructeur et asocial.
Il est absurde de prétendre qu'il suffit de laisser la technique
se développer pour que l'homme devienne plus libre. Si on laisse
la technique se développer sans lui fixer des objectifs humains,
la Terre deviendra une planète de sous-hommes conditionnés,
d'esclaves aux frustrations endormies par de super-tranquillisants et
stupéfiants, travaillant à fabriquer de colossales fusées
qui, emplies d'ordinateurs, voyageront dans l'espace. Alors l'espèce
humaine que la Nature « Naturelle» n'avait pas pu contraindre
à garder sa place au sein des autres espèces aura enfin
été réduite à l'état animal - une
termitière - par une nouvelle nature, la technologie, née
précisément des mains de l'homme. L'aventure humaine avec
ses particularités se sera alors achevée.
Les deux objectifs souhaitables pour une société ne peuvent
être, inséparablement, que le bien-être de ses membres
et l'accession de ceux-ci à un statut d'adultes sociaux, de citoyens.
Bien-être qui conjugue l'élévation du niveau de
vie, la préservation de l'environnement naturel, le développement
des équipements collectifs (hôpitaux, espaces verts, écoles,
transports, etc.) (4), et la volonté de favoriser la mise en
forme de modes de vie adaptés aux besoins humains (5).
Accession des individus à l'état d'adultes sociaux, les
deux catalyseurs de cette libération et de cette maturation étant
la co-éducation au sein de l'institution scolaire (prolongée
par des possibilités d'éducation permanente), et une information
libre, c'est-à-dire aujourd'hui une Télévision
libre.
Alors seulement, une nouvelle fois, à partir de difficultés
dramatiques - et la crise des générations est l'une d'entre
elles - un élan conduirait l'homme à avancer un peu plus
loin encore sur le chemin du plus humain. L'homme, cet animal différent
de tous les autres parce qu'il est inévitablement en état
de conflit permanent avec lui-même ; l'homme, cet animal qui a
dû s'inventer homme pour survivre.
L'homme en tant qu'être humain ne durera qu'autant que cette
invention se poursuivra. Ce que nous croyons deviner à présent
c'est qu'il deviendra peut-être inutile de réprimer son
besoin de liberté (répression qui jusqu'à présent
s'est toujours révélée partiellement inefficace
puisqu'en dépit de tant d'horreurs (6) et au travers de tant
de luttes à peu près oubliées ont été
arrachées à l'oppression, à l'ignorance et au sadisme
les quelques libertés politiques que nous avons reçues
en héritage) dans la mesure où l'on saura endormir artificiellement
les éléments de conflit humain spécifique et geler
à leur source l'angoisse et l'agressivité spécifiques
de l'animal-homme (7). Par là, annulant ce qui a rendu nécessaire
l'invention de l'humain et des Valeurs, l'homme serait devenu capable
de rendre l'espèce humaine à l'animalité dont elle
était sortie voici quelques dizaines de milliers d'années.
Ce serait bien alors cette fin de l'homme que nous annoncent les nihilistes
contemporains. Elle n'est peut-être pas inéluctable. Mais
elle semble être devenue possible, grâce aux progrès
de la science appliquée.
Si nous avons semblé critiquer bien des aspects de la révolte
adolescente, c'est en raison du rôle irremplaçable qu'elle
devrait être amenée à jouer. Et nous voudrions ainsi
conclure cet Essai: l'énergie, l'élan, le dynamisme, la
générosité nécessaires pour alimenter la
seule contre-force capable de s'opposer à la technocratie, résident
dans la jeunesse. Mais, aussi, il dépend des adultes que cette
contre-force, capable du meilleur ou bien du pire, ce sera selon, soit
dirigée vers le progrès et non vers la destruction.
Rappelons notre classification des « contestataires » en
trois grands groupes. Tout d'abord, les « novateurs », les
« révoltés au nom du père », qui désirent
travailler à une modification de la société en
préservant les Valeurs et en gardant ce qui peut et doit être
conservé de l'héritage socio-culturel. Ensuite les «
archaïsants » - tels les hippies - profondément régressés
et utopistes, croyant à la bonté originelle de l'homme
et que seule la société est « une fleur carnivore
». Et, enfin, les fascistes, qu'il s'agisse de totalitarisme étatique,
de technocratie ou de nihilisme idéologique.
Mais bien souvent, sinon le plus souvent, les eaux de ces trois courants
- le désir de novation, la tentation archaïsante et le vertige
nihiliste - se mêlent chez le même adolescent. Le véritable
problème de notre époque, c'est d'éviter que les
adolescents déçus, trompés, glissent vers le fascisme
vers lequel, en l'absence de contre-force, tend tout naturellement la
société technologique.
Vouloir condamner, réprimer systématiquement la révolte
étudiante, vouloir la faire passer sous les fourches caudines
d'une autorité qui aujourd'hui ne repose plus ou très
peu, sauf exceptions, sur les Valeurs, d'une Autorité qui en
de nombreux domaines ne peut plus apparaître comme respectable,
d'une Autorité fondée sur la force seule, se poser en
juge et en mentor de la seule jeunesse, alors que le monde adulte autour
de nous offre le spectacle de la progressive dégradation des
valeurs et des libertés politiques et la perspective d'un suicide
atomique - c'est jouer le jeu de la technocratie et du nihilisme contre
l'humain. Ce ne sont quand même pas les adolescents d'aujourd'hui
qui sont responsables de Katyn, d'Auschwitz, ou d'Hiroshima!
A l'opposé, chercher à flatter ou à séduire
les adolescents, leur laisser supposer qu'il leur suffira d'obéir
à leur seule inspiration, fût-elle généreuse,
pour construire un monde un peu meilleur, c'est vouloir leur échec
et l'échec tout court.
L'appui des adultes aux adolescents (et, par eux, à la société
future) ne peut s'exercer, répétons-le encore une fois,
que dans le cadre de la co-éducation et par la revendication
d'une information libre. Ceux qui refuseront l'une et l'autre sont ceux
qui hier refusaient la liberté de la Presse, le droit syndical
d'association et le suffrage universel.
Juin 1969
(et, pour la 2e édition, pâques 1970.)
(1) Elle se trouve donc à l'opposé des tentatives faites,
et justement dénoncées par Marcuse, pour adapter l'homme
à l'univers technologique. Cette contre-force tend au contraire
à limiter la puissance des forces technologiques et à
les adapter à des fins qui sont celles du développement
de l’humain, des Valeurs, au sein de l'espèce animale humaine.
A l’heure actuelle, l'Idéal technologique mobilise des
êtres humains dans une véritable guerre économique.
La concurrence - qui joue au sein de cette « Nouvelle Nature »
le rôle d'une sélection naturelle - indéfiniment
prolongée oblige à des investissements de plus en plus
coûteux dans des Machines dites compétitives. La seule
limite est celle de la frustration humaine, de la frustration de l'humain
en l'homme, source d’explosions d'agressivité collective
que le Fascisme, quelle qu'en soit la forme a pour fonction de canaliser
et d'orienter.
(2) Nous voulons dire par là que l'esprit de la société
exige que les individus restent politiquement des enfants. Les sociétés
néo-technologiques à moins que préexiste une solide
tradition démocratique, ne peuvent accepter une information libre.
La Russie a occupé la Tchécoslovaquie essentiellement
parce qu'elle ne pouvait pas y tolérer la liberté de l'information.
Le Gaullisme lui aussi a été intransigeant sur ce point.
Mais la question se posera de plus en plus de savoir si une élection
peut être dite libre dans un pays où l'information télévisée
ne serait pas libre depuis au moins plusieurs mois, et si en cas de
conditionnement psychologique par la T. V. le résultat d'une
élection doit être considérée comme juridiquement
légal ou non.
(3) Appartiennent à la première catégorie ceux
qui pensent que la fonction de l'école étant seulement
l'acquisition de connaissances, veulent une école mieux organisée,
plus efficace, et rien de plus que ce progrès technique. Appartiennent
à la seconde catégorie ceux qui pensent que la fonction
de l'école est l'apprentissage de la liberté plus l'acquisition
des connaissances, et qui exigent donc que progrès de l'humain
et progrès technique aillent de pair.
(4) Préservation de l'environnement naturel et développement
des équipement collectifs : c'est-à-dire la mise au service
des hommes et de la nature et de la nouvelle nature technologique. Il
ne s'agit ni d'adapter l'homme à la nature on à la technique,
mais de chercher à adapter la nature et la technique à
l'homme.
(5) Bien des questions restent en suspens. Et par exemple: la démocratie
économique passe-t-elle obligatoirement par le socialisme ou
bien celui-ci n'est-il qu'une mystification, une illusion néo-scientiste
masquant cette réalité que serait l'imposition de la puissance
technologique à l'homme, et le fameux sens de l'histoire n'étant
alors que la réussite progressive de cette imposition. De toutes
manières le point capital actuellement, c'est le développement
de la démocratie politique (en régression partout). L'expérience
des diverses formes de socialisme depuis quelques décennies montre
que si celui-ci veut échapper à la fatalité qui
veut que là où il s'installe la démocratie politique
meurt, il doit s'accompagner d'un renforcement de la démocratie
politique dès le début. Mais peut-être la fatalité
que nous venons d'évoquer est-elle inhérente au socialisme
dans la mesure où celui-ci renforçant l'État ne
renforce pas pour autant une contre-force capable d'équilibrer
la puissance de l'État. La liberté ne peut survivre sans
doute que grâce au jeu des antagonismes. A propos de l'U.R.S.S.
: « Non seulement ils [les bureaucrates] ne peuvent rien inventer
de neuf, mais ils considèrent en général toute
idée nouvelle comme une atteinte à leurs droits ( ...
) Naturellement le seul but d'un tel régime, tout au moins dans
sa politique intérieure, doit être l'auto-conservation
( ... ) Il [le régime] veut seulement que tout soit comme avant:
que les autorités soient reconnues, que l'intelligentsia se taise,
que le système ne soit pas ébranlé par des réformes
dangereuses et inattendues (...) Son but : que les choses restent comme
elles étaient. » Andrei Amalrik, L'Union soviétique
survivra-t-elle en 1984 (Fayard). Il est peut-être inévitable
que dans tout régime socialiste le mouvement dialectique évolutif
se trouve bloqué, même si - ô paradoxe ! - ce régime
se recommande du matérialisme historique (Marx) et du matérialisme
dialectique (Engels). Disons, sans pouvoir y insister ici, que la pensée
de Proudhon, plus que celle de Marx, nous paraîtrait en accord
avec les thèses freudiennes de conflit irréductible qui,
dans la Métapsychologie, s'expriment par le point de vue dynamique.
A propos de Proudhon, cf. le travail fondamental de Jean Bancal :
« Proudhon : une pratique de l'autogestion, les apports critiques
». Autogestion, no 7, pp. 143-160.
(6)[La note 6 a disparue lors des diverses manipulations techniques
de ce texte ]
(7) Dont deux livres récents, Le Premier Cercle de Soljenytsine
et L'OEuvre au Noir de Marguerite Yourcenar, nous font partager la réalité
vécue ou retrouvée.
(8) Les médications psychotropes et peut-être les interventions
biologiques devenant les alliées de la puissance technologique.
Le lien d'origine : http://perso.guetali.fr/castjpau/Resscom/Mendel.htm